Le regard d’Ondine

La légende veut qu’Ondine trahie tue son amant. Est-ce là une fatalité ou un malheureux parti pris à l’encontre de celle qui n’eut de tort que de rêver d’une vie terrestre ? Dans son nouveau long métrage, Christian Petzold donne la parole au mythe en le confrontant au présent de la capitale allemande.

Mais moi je vous ai apporté la connaissance d’un regard, quand tout était parfait, clair et rapide comme l’éclair — je vous ai dit : la mort est là. Et : voilà le temps. Et simultanément : Mort, va-t’en ! Et : Temps, arrête-toi ! Voilà ce que je vous ai dit. Et, ô mon aimé, tu as parlé à voix plus lente, tu as parlé parfaitement vrai, et, sauvé, libéré de tout ce qui pouvait faire obstacle, tu as dévoilé ton esprit triste, triste et grand, semblable à l’esprit de tous les hommes et d’une espèce qui n’est destinée à aucun usage. Parce que je ne suis destinée à aucun usage et que vous vous saviez destinés à aucun usage, tout allait bien entre nous. Nous nous aimions. Nous étions d’un esprit semblable. — Ingeborg Bachmann, « Ondine s’en va ».

Quel esprit des eaux n’aspirerait pas à fouler la terre ? Son prénom, dérivé du latin vague, flots, l’enferme dans un destin d’aquarium. C’est que, frêle créature, la légende germanique n’offre pas grand-chose à Ondine, laquelle a peu de points communs avec le puissant monstre mi-poisson mi-oiseau doté d’une voix enchanteresse que les Grecs anciens nomment sirène. Depuis Andersen, les mythes se confondent, atténuant un imaginaire désespéré. Ainsi, raconte la tradition, pour devenir humaine, Ondine doit se faire aimer. Or, ce que des qualités hors du commun devraient lui octroyer tout naturellement s’avère irréalisable. Jamais Ondine ne parvient à garder auprès d’elle l’homme qui lui a juré un amour éternel. Pris dans les rets du sortilège, le traitre doit être tué. L’histoire, selon les versions, se conclut alternativement par un meurtre ou un suicide, ce qui, au regard de l’amour déçu, revient bien entendu au même.

Optique de l’eau

Venu au cinéma dans les années 1990, Christian Petzold est connu du public comme chef de file de la nouvelle vague allemande, dite École de Berlin. Élève et ami d’Harun Farocki, réalisateur expérimental déconstructiviste très inspiré par les travaux de Walter Benjamin, ils ont en commun un solide bagage littéraire. En 2017, trois ans après le décès de Farocki, tous deux furent à l’affiche d’une rétrospective au Centre Pompidou. Ancré dans le contemporain d’une l’Allemagne réunifiée subissant la double emprise de son histoire et du capitalisme mondialisé, le cinéma de Petzold se distingue par la rigueur et la sobriété d’une mise en scène calée sur le tranchant du quotidien. Le thriller et le mélodrame féminin sont les genres de prédilection de cet amateur de Claude Chabrol et de Douglas Sirk, écart qui définit presque à lui seul le caractère désemparé, presque dérangeant, d’un romanesque qui ne cède en rien à sa propre émotion. La fécondité d’un tel contraste se démontre encore dans la diversité esthétique des sources qui ont inspiré Ondine, projet pour lequel le cinéaste-cinéphile cite trois références : un film de série B, L’Étrange créature du lac noir de Jack Arnold, La Nuit du chasseur de Charles Laughton et 20 000 Lieues sous les mers de Richard Fleischer. Le résultat, les immersions sous-marines et les rares plans urbains qui accueillent la relecture de la légende germanique, représente, tout naturellement et sans avoir recours aux images de synthèse, une poétique du décor très aboutie.

Je l’ai noyé dans mes larmes

Lorsque Petzold repense à Ondine, il entend la complainte d’une meurtrière. Puis il lit Ondine s’en va d’Ingeborg Bachmann, voix intense dont toute amertume semble s’être écoulée. Ondine dit je, et par cette adresse directe s’annonce un propos visionnaire. Petzold veut aller encore plus loin, il imagine alors que l’héroïne va se libérer de la malédiction qui l’accable. Le cinéaste raconte que l’idée de cette reprise, reprise au sens fort du terme, lui est venue pendant le tournage de Transit, à la faveur de ce qui fut la première rencontre entre Paula Beer et Frank Rogowski. Dans cette précédente fiction, les futurs interprètes d’Ondine s’aiment déjà, et déjà leur amour est impossible. Tout ce qui, dans cette impossibilité, existe malgré tout, et peut se vivre, le cinéaste veut l’interroger, persuadé que cette dimension inconnue creuse en retour un espace insondé dans le monde. Y a-t-il un amour au-delà de l’impossible, demande-t-il à ses personnages ? Y a-t-il un monde dans cet impossible ?

Le mythe revient à son point de basculement, c’est-à-dire à la rupture. Ondine vit à Berlin. Historienne de l’urbanisme, elle travaille comme guide au musée de la ville. La première séquence montre qu’un homme la quitte. Lui rappelant sa promesse de l’aimer toujours, elle dit aussi qu’elle va devoir le tuer. La croit-on seulement ? À peine quelques heures plus tard, elle-même a déjà oublié sa menace. Cherchant l’homme qui la fuyait, elle en a croisé un autre, et dans cette rencontre, le hasard est venu la surprendre, ou peut-être simplement mettre à l’épreuve son aptitude à mener une vie heureuse.

Amphibies

Premier pas de côté par rapport au mythe, Petzold dédouble Ondine en la personne de ce nouvel amant. Christoph est scaphandrier, autrement dit un être amphibie. Des profondeurs de l’eau il connaît la science aussi bien que les enchantements. Doté des mêmes traits de caractère qu’Ondine, et de la même sensibilité extrême, sans le savoir il présente les dehors d’un équivalent humain de la sirène. D’un esprit semblable, selon les mots d’Ingeborg Bachmann, l’amour est partagé, fusionnel, on ne sait comment, par contagion, par prédestination, qu’importe, pendant quelques jours, quelques mois, Ondine et Christoph vivent dans l’absolu de la passion. Ainsi peuvent-ils ignorer les signes inquiétants que leur enverrait un destin jaloux de les voir trahir leurs mondes respectifs, l’eau pour Ondine, la terre pour Christoph, l’état de grâce dans lequel ils se trouvent l’un avec l’autre étant la négation même d’un souci quant à l’avenir.

Sous l’eau, il y a une vie mystérieuse et cachée, les vieilles histoires ; au-dessus il y a la modernité, l’acier, et tout cela dans le même espace.

— Christian Petzold

La dimension fantastique d’un récit n’est jamais aussi pénétrante que lorsqu’elle se met elle-même en doute. Dans l’imaginaire d’Ondine réécrit par Petzold, rien ne déroge à un ancrage réaliste de l’action. Narré du point de vue d’une subjectivité, celle d’Ondine, le récit avance sur un fil tendu entre deux mondes qu’on opposerait à tort. Il n’y a pas le merveilleux d’un côté, et le réel de l’autre. La rencontre, l’amour fou et tout ce qui s’ensuit sont des événements à double face qui réconcilient ces deux vues de l’esprit : une face ordinaire, fortuite, rejouable à l’infini ; et l’autre face, nécessaire, énigmatique, c’est le versant exalté de l’amour qui suppose un acte de foi, une adhésion. Ce double point de vue rapporté à une même réalité, la bonne mesure – c’est-à-dire la plus intense – est de parvenir à le « tenir » sans le précipiter dans l’abime de l’imaginaire, ou dans cet autre abime qu’est pour la pensée le réel.

Une ville de marais asséchés

Suivant cette oscillation, la géographie du film se concentre sur un petit nombre d’endroits significatifs. À Berlin même, il y a le Stadtmuseum, Ondine y donne ses conférences sur base des maquettes qui y sont exposées, il y a aussi le café attenant au musée et enfin, l’appartement de la jeune femme, un deux-pièces dans une tour moderne. Dans la région de Wuppertal, le récit nous conduit aux rives puis dans les profondeurs d’un lac de barrage, et une chambre d’hôtel. De la métropole au lac, à l’image de ce qui relie Christoph à Ondine, la distance n’est pas une antinomie. La jonction entre les deux zones est effectuée par un train que les amants empruntent à tour de rôle, se surprenant parfois d’une visite imprévue.

Berlin est une ville construite sur des marais, elle a pour ainsi dire asséché un monde pour devenir une grande ville. Et elle n’a pas de mythes propres, c’est une ville moderne, elle est le résultat d’une conception. En tant qu’ancienne ville de marchands, elle a toujours importé ses mythes. Et dans mon imagination, tous ces mythes, toutes ces histoires que les marchands voyageurs ont apportées ici se sont retrouvés, avec l’assèchement des marais, comme échoués sur un estran, et se sont lentement desséchés. En même temps, Berlin est une ville qui efface de plus en plus son histoire. Le Mur, qui donnait une identité à Berlin, a été démoli en un rien de temps. Ici, nous avons un rapport au passé et à l’histoire extrêmement brutal.

— Christian Petzold

L’eau qui recèle les mystères du passé d’Ondine matérialise un refoulé où l’Histoire rejoint le mythe. Berlin revêt le statut d’une création hors-sol devenant l’emblème d’une modernité coupée du sensible. Par contraste, le couple formé par Ondine et Christoph réconcilie l’absolu du présent et intemporalité de l’amour. Leur inattention à l’égard de tout ce qui n’est pas eux, les dégâts matériels qu’occasionne une telle ivresse, c’est-à-dire, au final, cette liberté qu’ils prennent ensemble sur les impératifs de leurs existences respectives, tout cela constitue depuis l’aube de l‘humanité la matière première des tragédies et porte le nom d’hubris, l’excès qui voit l’homme outrepasser sa chance et défier les dieux. Il n’y a pas donc pas tant de failles potentielles dans leur entente qu’un écart entre l’exubérance dont cette entente témoigne et l’empire d’une rationalité sans débordement.

Dans la persistance d’un tel désaccord, on ne peut pas dire que Petzold parvienne entièrement à nous laisser entrevoir ce monde où l’intensité de l’imaginaire trouve à se déployer dans un temps humain. La ligne d’horizon trahit une béance tandis qu’Ondine retourne à son eau originelle. Mais par la survivance de son regard vainqueur de ses profondeurs muettes, tout n’est cependant pas perdu. Ce regard désormais rivé à la surface des flots atteste l’entêtement d’une Histoire, d’une mythologie ou, plus simplement, d’un passé, avec lequel le dialogue attend d’être repris.

« Cunningham », une expérience visuelle totale.

Ce portrait 3D du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2009) plonge dans le vif de la création. Preuve que la cinégénie de la danse n’occulte pas nécessairement la pensée qui l’anime.

Summerspace (1958)

Je ne considère pas que la danse renvoie à une humeur ou à un sentiment, pas plus, en un sens, qu’elle n’exprimerait la musique. La danse ne se rapporte à rien, elle est ce qu’elle est : une expérience visuelle totale.

— Merce Cunningham

L’espace est action

D’origine russe, Alla Kovgan a fait de la représentation de la danse à l’écran sa spécialité. Une pratique volontiers itinérante montre qu’il ne s’agit pas pour elle de créer des images secondaires mais que le film recèle une densité équivalente à ce qui se passe sur scène. Considérés sous l’angle de leur potentiel d’actions, les lieux font de l’espace la dimension où un tel transfert peut advenir. Une chaise, une ville ou un écran présument le fait de s’asseoir, de se lever, de tomber, d’apparaître… Suivant cette théorie d’un espace activé et signifiant, la réalisatrice parvient à ressusciter des pans entiers de l’art scénique de Cunningham en produisant des performances au travers desquelles le travail du chorégraphe transparaît comme en temps réel.

Le Wesbeth Center, building new-yorkais qui abritait le studio de la Compagnie fondée par le chorégraphe (MCC) devient le plateau d’une pièce centrée sur un mouvement de chute (Winterbranch, 1964).

Un tunnel en Allemagne, un parking à Cologne, une salle de bal dans un palais… exécutées par les danseurs historiques de la compagnie, ce sont en tout 14 extraits que choisit et remonte Alla Kovgan, accompagnée dans cette tâche par Jennifer Goggans (ancienne interprète de la MCC et coordinatrice à la Cunningham Trust) et Robert Swinston (actuellement directeur du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers).

L’œil chorégraphié

Une opinion courante veut que la danse contemporaine ne raconte pas d’histoires. Sans se montrer aussi catégorique, on constate que ce que la danse exprime par le mouvement ne rencontre pas nécessairement son équivalent dans la narration. Qu’un enchaînement d’actions soit traversé par une pensée n’implique pas que la pensée y soit attachée par un lien d’appartenance. Libre au spectateur d’y placer la sienne. Gestes cueillis au vol, costumes décrochés du vestiaire, sons organiques, événements imprévus : le matériau qui intéresse Merce Cunningham n’a jamais été aussi proche de l’ordinaire. On se déplace pour une rencontre, l’accident n’effraie pas. Les danseurs sont des individus qui se croisent sur un plateau. Temps et espace n’encadrent pas l’histoire qu’on se raconte, on ne se raconte pas d’histoires. Et le mouvement, cette reconfiguration anatomique qui va jusqu’à dématérialiser le corps, corps devenu signe, le mouvement ne réécrit pas le réel, il le désarticule.

Verdoyantes colonnades : Runes (1959)

Pour trouver son analogue en langage cinématographique, ce trouble de l’espace requiert que le lieu de captation, en tant que gisement sémantique, soit à même de conjurer les qualités de stabilité inhérentes à la photographie ou à la vidéo. Cette question de l’art vivant envisagé dans son éventuelle ouverture au monde virtuel fut un objet d’études pour Cunningham lui-même qui, aux abords des années 1980, s’appropria une caméra et se mit à filmer ses propres créations. À cette époque, il noua de précieuses collaborations dans les sphères de la haute technologie, recevant à cet endroit toute l’assistance numérique qu’il souhaitait pour mener un peu plus loin l’expérimentation sur un espace pensé dans ses mutations. En connaissance de cause, Alla Kovgan laisse de côté cette période, préférant concentrer son attention sur un segment temporel antérieur compris entre 1942 et 1972. Un relai satisfaisant l’attend dans l’usage de la 3D. Il faut dire qu’appliquée au champ de la danse, cette technologie connaît un antécédent célèbre dans le portrait que Wim Wenders consacra à Pina Bausch en 2011, Pina. Toutefois, cette luxueuse hagiographie ne pourrait différer davantage de l’actuel Cunningham. En dépit de son statut de pionnier, le désir de Wenders n’est pas de scruter avec la distance qui s’impose ce qui fit la singularité du Tanztheater de Wuppertal. Préférant adopter le point de vue du spectateur transi, hommage à l’amitié qui le lia à la chorégraphe, il renonce à mettre au jour les ambivalences qui fondent pourtant l’intérêt de tout héritage.

Le peu d’enthousiasme d’Alla Kovgan pour le genre commémoratif ne l’empêche pas de s’être constitué un important fonds d’archives, photos, lettres, enregistrements vidéos et sonores, coupures de presse… Ayant fait l’objet de longues recherches, la manière dont ce contenu se présente dans le film indique que le passé n’est pas là pour éteindre le feu de la danse mais bien plus pour l’alimenter.

« La 3D privilégie les longs plans ininterrompus qui révèlent une action dans l’espace. » Alla Kovgan

La fluidité du montage témoigne de la cohérence et du naturel de la 3D quand elle se trouve entre de bonnes mains. Ainsi, par un système d’incrustation consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, des images de différents types se superposent, procédé qui permet de faire glisser des photographies au-devant d’archives vidéo, de les empiler comme sur une table, d’en agrandir certains détails, comme, par exemple, ce zoom de toute beauté sur les pieds de Cunningham. Il en résulte un portrait dynamique de l’artiste au travail avec, en guise de commentaire, la voix du maître en personne. Détestant les interviews et ne goûtant guère le fait de parler en son nom propre, celui-ci avait en revanche pour habitude de s’enregistrer sur un dictaphone. On pourrait ne rien entendre à la danse et néanmoins goûter l’intelligence de ces notes recueillies dans la solitude du studio, celle d’une réflexion dont la portée, esthétique et philosophique, dépasse de loin le cadre défini par sa discipline.

Sur ses propres jambes

La danse doit reposer sur ses propres jambes plutôt que sur la musique.

— Merce Cunningham

Tout au long d’une carrière qui dura près de 70 ans, Cunningham signa près de 180 pièces. En se concentrant sur la période de 1942-1972, le film met la focale sur les débuts impécunieux et méritoires du danseur-chorégraphe fauché comme on peut l’être quand on se refuse à faire des compromis. C’est l’époque où la troupe en quête de reconnaissance sillonnait les routes américaines dans un minibus Volkswagen. Cette mise en avant des aspects économiques qui affectent le travail des artistes renvoie nécessairement au coût considérable que représente un documentaire 3D. Que cela soit dit, Cunningham n’aurait jamais pu voir le jour sans un système de financement international.

Figure incontournable dans l’histoire du XXème siècle, John Cage illumine le documentaire en proportion de la place qu’il occupa dans la vie de Cunningham. Présent dès les débuts, le compositeur signa un grand nombre des musiques de ses spectacles. Bien que proches collaborateurs, l’un et l’autre tenait à travailler dans la solitude. En effet, l’autonomie de la danse à l’égard des autres disciplines est une des caractéristiques les plus notables de l’écriture scénique de Cunningham. Le travail préparatoire, physique et spatial, se déroule au son du chronomètre. Cette méthode valut à l’artiste une tenace réputation d’insensibilité. En aucun cas la danse ne doit reposer sur un fond sonore ni rester tributaire d’une humeur ou d’un sens conditionnés par la vitesse ou le rythme d’exécution d’un morceau. La réciproque est également valable : musique et chorégraphie mûrissent séparément avant de se rencontrer dans un espace qui est celui de la scène. Bien sûr la rencontre peut se solder par un échec. Mais ce risque est le prix d’un ravissement, « moment où toutes choses, grandes et petites, coïncident. »

John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg (le peintre fut resident designer pour la Compagnie de 1953 à 1964)

Par-delà l’évidence d’un lien affectif et intellectuel rare, qualité de relation propre à mettre un peu vite sous silence à quelle discrétion Cunningham et Cage durent s’astreindre pour être toujours ensemble sans le paraître, l’introduction parallèle et commune de facteurs aléatoires dans le champ de la musique et de la danse demeure la trace la plus tangible et mémorable d’une collaboration aussi féconde que paradoxale entre deux esprits indépendants.

Il m’a semblé que dans notre société où tant d’idées scientifiques émergent, on ne doit plus penser en termes d’ordre de déroulement, d’actions qui s’enchaînent et se suivent. Considérons que l’espace est une dimension d’ouverture. C’est ainsi que je me suis représenté les choses lorsque j’ai commencé à créer des pièces. Ma méthode de composition utilise le hasard et l’aléatoire.

— Merce Cunningham

Une manière d’y arriver consiste pour le chorégraphe à établir un répertoire de mouvements, puis d’en déterminer l’ordre d’exécution sur un coup de dés. En éloignant le travail de composition du territoire de l’intentionnalité, il ne s’agit pas de se dépenser en un jeu absurde et vain. De telles expérimentations visent au contraire à s’approcher du vivant tel qu’il se donne préalablement à toute rationalité. La survenue d’un hasard peut être un moyen efficace de s’extraire des schémas narratifs conventionnels, quand bien même le hasard serait provoqué, attendu, sollicité, exploité. La danse se définit comme une mise en scène du déséquilibre. L’espace qui s’ouvre sous elle est en suspens, compris dans l’imminence de la chute. Au-dessus, c’est l’envol. Il est vrai que devant la splendeur visuelle que nous livre le film d’Alla Kovgan, on se représente mal les résistances du public de l’époque. L’absence d’histoire qu’aggrave le caractère indéterminé de l’œuvre empêche le spectateur d’accéder au courant d’oubli qui est le confort de l’art. D’un lien insaisissable entre des éléments étrangers découle un sentiment de joie ou d’extrême détresse, écart qui n’est pas sans rapport avec une conscience accrue – potentiellement douloureuse – de soi-même.

Mes danseurs et moi formons un groupe d’individus. C’est donc que nous sommes, sur scène comme dans la vie, des gens qui vont et viennent en tous sens. Mais nous n’interprétons rien. Nous sommes dans l’action. Toute interprétation appartient à celui qui regarde. — Merce Cunningham

Les citations sont extraites du film.

Illustrations ©Sophie Dullac Distribution

« Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait », un film d’Emmanuel Mouret

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« Plutôt que d’amour, parlons de sentiments. » En portant ce point de vue à la connaissance de Daphné, la compagne de son cousin venue l’accueillir en l’absence de ce dernier, Maxime ne songe qu’à sa propre vie affective et à celle de ses amis. Il est loin, alors, de se douter que cet aveu parviendra à l’oreille de la jeune femme sous la forme d’une tendre prédiction. L’amante qui se pensait fidèle ira donc elle aussi rejoindre la cohorte des polyamoureux qui s’ignorent. De cette prévalence du pluriel dans les affaires de cœur, Emmanuel Mouret nous dresse un Banquet de son cru dans un savoureux chassé-croisé où – belle ironie – le désir a rarement le dernier mot.

L’amour s’arrête au bord des lèvres. Passé le seuil du premier baiser, le désir manque soudain d’imagination.

À peine se sont-ils rencontrés que Daphné et Maxime n’ont eu qu’un seul désir, celui de se raconter leurs déboires amoureux. Enceinte de trois mois, la jeune femme se morfond à la campagne. En l’absence du père de son futur enfant, elle ne se fait pas prier pour servir de guide au cousin de ce dernier, aiguillonnée qu’elle est par la double réputation qui précède le jeune homme, d’aspirant écrivain et d’amoureux éconduit .

Du temps devant soi mais pas trop, des jolies personnes dans des jolis décors, un doux soleil de printemps : il n’est pas de situation plus propice aux confidences ni de terrain plus favorable à l’aventure. Car s’il se trame bien des choses dans une conversation que les interlocuteurs eux-mêmes ignorent, ou feignent d’ignorer (par politesse, par intérêt ou par esprit de réserve), il s’agit d’un principe fécond dont Emmanuel Mouret se fait un plaisir d’user comme d’un ferment pour une trame d’actions presque purement verbales. Ce regard plein de malice dédié au langage dans son rapport à la chose amoureuse, on dit à juste titre qu’il doit beaucoup à Rohmer. Reconduit à une certaine forme de théâtralité consciente, le cinéma peut s’exprimer avec sérieux sous une verve ludique qui relativise la gravité éventuelle de ses sujets. Une telle tactique produit des films dont le charme semble émaner tant du jeu des acteurs que d’un montage de scènes vif et rythmé.

Long de quatre jours, le tête-à-tête bucolique, au terme duquel Daphné et Maxime n’auront plus de secrets l’un pour l’autre, advient dans le plus strict respect de la tradition du récit à tiroirs. Par l’entremise de ce couple qui n’en est pas un, une aimable causerie se mue en bal d’intrigues. Celui-ci embrasse une bonne dizaine de personnages.

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Niels Schneider, Jenna Thiam et Guillaume Gouix

Les ritournelles de l’amour

Ils ont beau faire, tous autant qu’ils sont, les Louise, Sandra, Victoire, François, Gaspard, Stéphane et les autres, la carte du tendre ne cesse de leur tomber des mains. Mains qu’ils ont, de toute évidence, plus émues que baladeuses. En guise de consolation, et comme pour nous assurer que personne n’est dupe de la banalité de ce que vivent ces personnages, un piano espiègle s’emploie à rejouer dans leur dos les airs les plus connus du répertoire romantique, Chopin, Tchaïkovski, Schubert, Puccini, mais aussi Debussy et Satie. Est-il seulement possible d’innover lorsqu’on obéit aux lois de l’attraction ?

Innover, de toute façon Emmanuel Mouret ne prétend pas le faire, lui qui rechigne à se montrer le contemporain de son époque. En cela, malgré des préoccupations communes, il prend résolument ses distances vis-à-vis d’un cinéma sensible aux tendances actuelles et à ce qui, dans notre quotidien, constitue des micro-révolutions ou des remises en cause des normes du passé. Pour prendre un exemple récent, le film Chambre 212 de Christophe Honoré se révèle assez proche des Choses qu’on dit sur un plan thématique, confrontant la notion de fidélité à la multiplicité des liens qui se tissent au cours d’une existence. Pour en délibérer, le cinéaste convoque une galerie de caractères à la fois tragiques et drôles, dotés d’une force dionysiaque où s’exprime un optimisme cru, un entêtement joyeux jusque dans la honte et la souffrance. Sans sacrifier à la complexité des relations humaines, Emmanuel Mouret ne parvient toutefois pas à arracher ses personnages d’un schéma hétérosexuel centré sur le couple, défini de préférence par les liens du mariage ou de la cohabitation.

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Niels Schneider et Camélia Jordana

Passé ce constat, Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait peut bien être porteur d’un fatalisme moral un peu triste, sur un mode plus intellectuel, le film n’en est pas moins exempt de joie et d’invention. Ainsi, le divorce entre les actes et le discours, sur lequel insiste le titre, loin de diviser le plaisir, le double en séparant ses sources. Cette jouissance par la parole compte bien quelques adeptes dans le cinéma actuel, Desplechin et Honoré en tête, nous venons de le voir. Mais les maîtres de Mouret appartiennent résolument au passé : Diderot (convoqué dans Mademoiselle de Joncquières), et Rohmer encore, dont le dispositif conversationnel se voit ici démultiplié en une polyphonie plus joueuse que philosophique. Si peu moderne qu’il paraisse (ou intemporel, c’est comme on veut), détaché des questions matérielles, le cinéma de Mouret ne se fait pas pour autant l’écho d’un jugement social tel qu’il s’illustre avec une cruauté sournoise dans les Liaisons dangereuses. D’une éventuelle affinité avec un Choderlos de Laclos ne subsiste dès lors que l’attrait pour une langue toute puissante, un verbe capable de faire et de se faire jouir, quand bien même il rencontrerait là sa limite – et sa triste fin. L’amour dirait-on, chez les uns comme les autres, s’arrête au bord des lèvres. Passé le seuil du baiser, le désir manque soudain d’imagination. Personne n’ira jusqu’à se l’avouer, mais c’est là chez Mouret le début de l’ennui, quand la relation bascule dans le charnel. Le désir de l’autre se tend de fils narratifs disséminés dans un être qui n’en a pas toujours conscience, et lorsque ceux-ci deviennent inactifs, qu’ils radotent ou déçoivent, le désir se trouve un nouvel objet. Vieille histoire.

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La sobriété des décors, intérieurs comme extérieurs, déterminés par des tons crème sur lesquels la couleur ne se pose jamais au hasard (une ceinture d’un rouge indiscret pour Louise / Émilie Dequenne) et le jeu en demi-teinte des acteurs (magnifique Camélia Jordana, dans un contre-emploi qui lui va bien) soulignent cette recherche d’un classicisme où tout peut se dire avec mesure et délicatesse. Sans doute le drame n’a-t-il pas lieu d’être lorsqu’on pense que rien jamais ne changera. Le réalisateur préfère s’attarder sur les raisons et les contradictions de chacun, épousant tour à tour les revirements de ses protagonistes comme si à chaque fois c’était pour de bon. Certes, l’Amour ne résiste pas aux «choses » (qu’on dit, qu’on fait), mais pourquoi faudrait-il leur en sacrifier la délicieuse illusion ? Dans ce film, la voie du libertinage demeure invisible, et s’il elle devait apparaître, elle ferait probablement horreur à ceux qui, pour l’emprunter, ne devraient toutefois pas trop modifier leur manière d’être. Ce cynisme-là n’est pas du ressort des protagonistes de Mouret. C’est donc au prix d’une grande peine, qui est de se décevoir sans cesse, qu’ils restent fidèles à leurs chemins de désir. « En amour, nous dit-on, il n’y a pas de règle ». Et cette sagesse est bien la seule que délivre un film pourtant moins enclin à l’insouciance qu’à la mélancolie.


États de corps : « Si c’était de l’amour » de Patric Chiha

Les corps qui intègrent la distorsion des images souffrent et se confondent.

Il existe bien des manières d’enregistrer un travail de création. Dans leur tentative d’approche, les points de vue les plus aventureux se passent de documenter ce mystère. De fait, pénétrer la scène jusqu’au souffle, jusqu’à la peau, jusqu’à la pensée que sous-tend chaque geste est moins le fait d’une caméra que celui d’un regard. Et d’ailleurs, qu’est-ce que le cinéma aurait à offrir au spectacle vivant ? Rien sans doute, du moins en retour, puisque le spectacle vivant donne beaucoup lui, au cinéma. Dès lors pour Patric Chiha, filmer « Crowd », pièce de son amie chorégraphe Gisèle Vienne, revient à faire œuvre de spectateur. C’est-à-dire : rêver.

Si c'était de l'amour1

Le cinéma a le pouvoir de desserrer tout ce que l’image fige. Ce qui rend la danse réfractaire à toute tentative de capture découle autant de son intensité persuasive que de ce que s’y dérobe toujours dans la fugacité d’un instant, le sens fortuit d’un geste ou l’inconséquence d’une rencontre. Ces dimensions de fuite qui en sont l’ouverture fondent l’argument de Crowd, pièce à la fois très située et très allégorique évoquant une fête improvisée, une rave comme il s’en produisait un peu partout dans les années 1990. En ce lieu comme en représentation, la danse concentre la totalité de l’être dans un corps, corps qui n’est pas moins individuel que collectif. Sous l’ardeur brutale des musiques électro et des flashes, la nuit dont procède l’événement lève un territoire où la violence se veut cathartique et où l’extase, enchaînée au sida, conduit à la mort.

Dans une chorégraphie de Gisèle Vienne, l’énergie tient à ce riche paradoxe que déploie un montage d’improvisations dans une dramaturgie élaborée sur la texture même du réel. C’était déjà ainsi que procédait Pina Bausch. Pas à pas, le spectacle se construit par prélèvements subtils de gestes. Les personnages sont écrits, ils existent en biographie, pour Crowd ce sont des textes imaginés par Denis Cooper et Gisèle Vienne. Aux danseurs ensuite de prêter chair et mouvement à ces lignes de vie, que la rave se chargera d’entrechoquer. Les corps se cherchent, des attitudes émergent, matériau dont se saisit un imaginaire plus enclin aux distorsions qu’à la poursuite du naturel. Il en résulte une création trouble, à la fois très maîtrisée et très aléatoire dans son principe.

D’où vient la danse

Le trouble, c’est ce qui conduit Patric Chiha dans son propre geste de cinéaste. Sa filmographie borderline en témoigne avec force. Désireux de le maintenir, voire de l’accentuer, il accorde, à ceux qui le projettent, ces corps de fiction que sont les danseurs, une chance de s’en emparer à leur tour, de le retourner sur (ou contre ?) eux-mêmes. Si c’était de l’amour devient alors à Crowd ce qu’une surface liquide est au paysage : une imprégnation ivre.

Complices dans leurs démarches respectives, le film et la pièce se jouent de la réciprocité des rapports entre l’art et la vie, la fiction et le réel, dès lors qu’ils s’inspirent mutuellement et s’augmentent de leur contiguïté. Cette idée d’une scénographie réceptive, qui, plutôt que de donner de la vraisemblance à une fiction, se propose d’accueillir ce qui, dans le réel, s’en émancipe, s’imagine et se fantasme, c’est, semble-t-il, Toute une nuit, un film de Chantal Akerman, qui l’aurait inspiré tant à Gisèle Vienne qu’à Patric Chiha. Le titre est explicite : Si c’était de l’amour ne s’arrête sur la forme théâtrale que pour sonder ce qui se trame à l’intérieur du temps que la représentation condense. Il s’agit de sentir de quelle émotion, de quel état de corps provient la danse, et avant elle la musique, et de laisser infuser cet ailleurs dont elles sont toutes deux dépositaires.

La tristesse, les frissons la peur, le rire la joie.

Malgré une structure limpide, le film présente des contours mouvants qui ne trahissent pas immédiatement leur jeu. En apparence, il s’agit d’une alternance assez classique d’extraits de spectacles (filmés tout au long de la tournée, dans diverses salles) que viennent interrompre des interventions de la chorégraphe. À ces travaux physiques menés à la rondeur du souffle et au rythme inflexible de la musique électro sont suspendus, comme du linge mis à sécher sur une corde, la parole des danseurs. C’est à cet endroit précisément que le trait se brouille. Serait-ce la trivialité de ce type de discours dont le caractère intime n’a rien qui ne déroge à la plus ordinaire des litanies amoureuses ? Le fait est qu’on ne sait jamais, du personnage ou de son interprète, qui parle. Il pourrait donc ne s’agir que d’un prologue à la danse, un aperçu de ce que le danseur imagine dans la peau de son rôle.

Ces apartés, même feints, même constitutifs du spectacle, font retomber la danse, l’effilochent, la dé-posent. De ce détour par les coulisses, les corps ressortent comme froissés. Par un effet de mise en abîme, l’approfondissement ou l’invention d’un tel espace intermédiaire mettent également en évidence ce qui s’opère au cœur de la forme dansée, au prix de quoi la prose affective se métamorphose en poème gestuel. A moins que, en inversant la proposition, l’émotion ne soit pas un état d’âme mais un état du corps. Selon William James – cité par le cinéaste avec un demi-sourire –, le geste est déterminant. Ce sont les larmes qui fondent la tristesse, les frissons la peur, le rire la joie. Les changements corporels suivent immédiatement la perception du fait excitant, et le sentiment que nous avons de ces changements à mesure qu’ils se produisent, c’est l’émotion. Quelle émotion, se demande-t-on alors, peut-il bien naître d’un geste empêché ?

Impossible baiser

Dans la pièce, un dispositif imaginaire s’impose aux corps pour les transformer en substrats involontaires d’effets cinématographiques. Les mouvements sont ralentis, saccadés, altérés, répondant à un mimétisme technologique cruel et désespérant. Il y a une vérité connue dans ce procédé, celle que les corps ayant intégré la distorsion des images souffrent et se ressemblent. Un baiser impossible, retenu à la dernière seconde, se confond dans sa manifestation contrariée à l’esquive d’une offense. Ce stratagème féroce n’est pas sans nous rappeler que Gisèle Vienne a débuté comme marionnettiste. Et si ce traitement – très spectaculaire, il faut le dire – donne raison au « sentiment physique » que postule William James, c’est que, dans le naturel dénaturé des danseurs, dans leurs gestes entravés, étirés, rompus, soumis à une grâce esseulée, nous mesurons sans peine à quelle famine émotionnelle se plient quotidiennement nos propres corps contraints.

Intensité de la main, « J’ai perdu mon corps » de Jérémy Clapin

La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense. — Henri Focillon, « Éloge de la main » dans « Vie des formes ».

En quête de son propriétaire, une main plonge dans ses souvenirs. Des émerveillements de l’enfance aux sourdes âpretés de la vie d’adulte, c’est une traversée mémorielle qui revisite les genres et les techniques du cinéma d’animation. Paris regardée à hauteur de main recèle une énigme tenace : que faire de ses déceptions quand ce qui a été perdu demeure obstinément présent – à portée de main ?

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Une impensable araignée

Les occurrences d’une main détachée de son corps ne sont pas si nombreuses dans la fiction qu’on ne puisse toutes les citer. Sur le socle du genre fantastique, deux écrivains et un cinéaste, Maupassant, de Nerval et Tourneur, forment une triade unie dans la croyance, ou la superstition, d’une main nécessairement coupable. N’est-ce pas d’ailleurs dans l’idée de soigner un mal autant que pour le punir que se décide une amputation ? À cet égard, le titre du film de Tourneur, La Main du diable, illustre assez bien la métonymie selon laquelle le membre incriminé cristallise tout ce qui dysfonctionne chez un individu, qu’il soit intrinsèquement mauvais ou possédé.

S’il reste quelque chose de cet imaginaire édifiant dans le film de Jérémy Clapin, c’est sous une forme infiniment plus nuancée. D’un supposé maléfice, la main qu’on y voit détaler dans Paris telle une impensable araignée figure déjà le dépassement. Sa volonté de rejoindre son corps perdu, trajectoire opiniâtre et sophistiquée, semée d’obstacles, met en scène l’activité souterraine d’une mémoire affective. Par un coulissement du fantastique vers le psychosomatique, ce que son émancipation objective n’est pas emprise mais reprise, ressaisissement.

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Faste délirant

La maladie comme métaphore, pour reprendre le titre d’un essai virulent de Susan Sontag, offre un terreau graphique dans lequel Jérémy Clapin puise la matière de sa dense filmographie. Des trois courts-métrages qui ont précédé J’ai perdu mon corps, deux d’entre eux développent explicitement l’hypothèse d’une conversion corporelle de désordres psychiques. Skhizein (2008) dépeint le quotidien infernal d’un être subissant un décalage de 91 cm par rapport à lui-même, tandis qu’Une histoire vertébrale décrit le vécu d’un handicap du point de vue d’un homme et d’une femme que leur scoliose orientée à l’inverse empêche de s’étreindre. Quant au canard présenté dans Palmipédarium (2012), troisième opus de l’auteur, sa physionomie, d’une taille et d’un aspect ridicules, trahit une même inaptitude à se comporter selon les normes de sa propre espèce.

Skhizein (short film) from Jeremy Clapin on Vimeo.

Au fond, du fait de leur encombrante subjectivité, toutes les créatures nées dans l’imagination de Jérémy Clapin jettent un doute sur le monde, sur son injustice foncière, sa cruauté mesurable et effective. Comment savoir si ce corps impropre à l’action n’a pas été façonné selon le désir refoulé de se nuire, de prendre forme et parti pour l’amertume ? Cette question tout empreinte de malaise ne trouve pas de réponse dans les aventures de Naoufel, personnage central de J’ai perdu mon corps et propriétaire de la main volage. Irrésolu parce qu’insoluble, le film a l’élégance de laisser s’exprimer un doute, de le laisser se déployer, d’en assumer le trouble mais aussi le faste délirant. La main prend donc les rênes du récit en redoublant Naoufel ; en tant qu’instance de remémoration, elle se révèle à la fois indépendante et fidèle, mutique et éloquente, chétive et débrouillarde, délicate et féroce. Pour qu’elle exprime toutes ces qualités et d’autres encore (on appelle cela, je crois, la résilience), il fallait qu’elle connaisse cette séparation d’avec son corps. Faut-il en arriver à une telle extrémité de la violence envers soi-même, fût-elle involontaire et accidentelle, pour se départir de la pesanteur, des angoisses, des peurs ? Il y a un endroit où, par décence, la métaphore cesse d’opérer, moyennant quoi le fantastique devient méthode, voie d’élucidation.

Chiromancie

Ce qui distingue la mémoire affective de toute autre manière de se souvenir, c’est qu’elle perçoit le passé au présent. En suivant en parallèle le parcours de la main et celui de Naoufel, la narration du film repose sur ce même principe : ce dont la main se souvient a lieu ici même et maintenant. Une chronologie légèrement bousculée raconte l’histoire du jeune homme. La main invite à la lecture de sensations sous l’apostrophe desquelles le révolu s’amalgame au récent, l’embrasse, le déchiffre.

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Contre toute attente, les premières images que lui renvoie sa main sont pour Naoufel celles d’une enfance comblée. Dans un appartement rempli de livres, de journaux et de partitions musicales, le garçon apprend à jouer au piano tout en se rêvant astronaute. Un magnétophone reçu en cadeau pour un anniversaire devient le plus précieux auxiliaire de cet enfant décidément singulier, curieux de tout et plus encore, avide de sons. Insatiable, il se met à enregistrer tout ce qui lui tombe dans l’oreille, l’activité de ses proches et la sienne, les bruits de l’ordinaire, la rumeur du dehors et quand la nature respire, les animaux lorsqu’ils parlent et les rires de ses parents, leurs voix aimantes.

Les années passent, le drame fait son entrée dans la vie de Naoufel et le voici devenu livreur de pizza, un travail de misère pour lequel il ne se montre pas très doué. Affecté d’une grande maladresse, le peu d’assurance de ses gestes et cette impression qu’il n’adhère pas aux choses le désignent comme un petit frère des créatures esseulées qui peuplent les films précédents de Jérémy Clapin, un corps qui trébuche, privé de la grâce du burlesque, juste une peau qui dérange, un mécanisme qui déraille.

Un soir de pluie, coincé avec sa commande de pizza refroidie dans le hall d’un immeuble, il rencontre Gabrielle. La circonstance donne lieu à une de ces conversations improbables, immédiatement intime, d’une intimité que seuls des inconnus peuvent établir car, ne se connaissant pas, ils n’ont encore rien à se cacher. C’est aussi qu’ils se parlent sans s’être jamais vus, à l’aveugle, elle tout en haut, lui tout en bas et l’interphone au milieu, canal auditif assez vaste pour recueillir le non-dit brûlant de l’intérieur.

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Devant la justesse de cette rencontre, comment ne pas songer à La Voix humaine ? Dans cette pièce écrite pour le théâtre, Jean Cocteau met en scène la situation inverse : une femme seule, suspendue au téléphone, vit ses derniers instants d’amour avec l’homme qui vient de la quitter. D’un côté, un fil sonore sur le point de se rompre ; de l’autre, l’ébauche d’une relation. De son enfance éblouie, Naoufel a conservé une préférence pour l’écoute (l’entente ?), cette récolte respectueuse – presque détachée – d’un impondérable, car les sons, mélodieux ou non, n’en imposent pas, ou en imposent moins que les objets regardés. La voix demeure, rescapée de ce qui persuade et leurre : le visible.

La mouche

J’aime bien quand le fantastique s’insinue dans le réalisme, sans être provocant. Les deux cohabitent et donnent naissance à un autre monde. — Jérémy Clapin (extrait d’un entretien sur le site Bande à part).

Naoufel est un être pétri de déceptions. Le sentiment de la perte l’occupe tout entier. La reprise va consister pour lui à comprendre qu’il n’est pas tenu de devenir quelqu’un ni de construire quelque chose, qu’au lieu de cela il peut, simplement, créer. Construire / créer : une différence infime, qui ne se voit pas – mais elle s’entend. Construire exige d’avoir en sa possession des matériaux, un savoir, une énergie, un projet ; créer s’entreprend à partir de rien… voire de moins que rien : avec le manque et la déception.

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« Pour attraper une mouche, il faut viser à côté », enseigne le père de Naoufel. Images en noir et blanc, couleurs, 2D, 3D, rotoscopie, dessin manuel, action, épouvante, romance, poème, récit d’initiation, chronique sociale, rêverie : l’animation qui entrelace autant de registres et de techniques reconnaît que le réel n’est que la matière première d’un monde dans lequel il s’agit moins de s’insérer, de trouver sa place, que de saisir et recréer, autour de soi, à côté de soi. Jérémy Clapin évoque ce mélange intime de fantastique et de réel comme une façon de « donner naissance à un autre monde ».

La main est cette puissance de l’imaginaire, cette liberté qu’un être se donne de se soustraire aux lois sociales pour retrouver son corps, un monde à sa mesure. Et comme le résume très bien Naoufel : « C’est juste une histoire toute simple que j’ai un peu compliquée, c’est tout ». Les longs détours semés d’imprévus n’en demeurent pas moins des chemins révélateurs et accueillants.

 

Approcher l’espace, « High Life » de Claire Denis

Dans l’espoir d’échapper à la peine de mort, un groupe de condamnés accepte de s’envoler dans l’espace. L’ordre de mission parle de récupérer l’énergie rotationnelle d’un trou noir. C’est sans compter que le contrat comporte une clause cachée. De cette hypothèse de science-fiction, Claire Denis ne garde à l’image que ce qui intéresse les prémisses d’une expérience humaine à la fois singulière et éclairante.

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L’espace, si c’est cela que promet l’aventure, ne s’atteint jamais, le seuil, sans cesse reporté, est celui du dehors ; le voyageur, lui, reste à l’intérieur, toujours enfermé, que ce soit dans son vaisseau ou dans son scaphandre.

Tendre, vorace et ardent

Étranges et accueillants, les premiers plans du film décrivent un jardin. On y voit s’alanguir des citrons mûrs et des tomates d’un rouge épanoui dans une abondance humide et verte où se distinguent aussi quelques salades reposant mollement sur un sol gras. Décor familier s’il en est, à ceci près qu’il semble faux. Il manque, en effet, à ce tableau d’une pénombre paisible, comme une profondeur de champ, un ciel, ne serait-ce qu’une brise légère – quelque chose, somme toute, de vivant et d’intrépide qui en ferait le vrai jumeau d’un potager terrestre. Car ce bout de terrain ne surgit pas seulement hors-sol, il voyage dans l’espace. Pour l’équipage du vaisseau qui l’abrite, le bénéfice concret de ce petit miracle technologique est l’autonomie alimentaire, la garantie de ne jamais connaître la faim quelle que soit la durée de la traversée.

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Au cœur de la nuit stellaire, ce qui ressemble à une irruption édénique offre un indice du sentiment incertain qui relie les voyageurs à leur lointain passé sur Terre. L’au-delà, l’idée d’un autre monde, est un argument aussi bien qu’un état de fait : la profusion nourricière et la possibilité de la reconduire à l’infini signalent aux condamnés le caractère ambigu de leur sursis. Toutefois, à l’inverse de ce que raconte Tarkovski, cinéaste dont Claire Denis convoque ici les ambiances (Stalker, Solaris), il y a très peu de nostalgie dans High Life, très peu d’envie de revenir à la vie d’avant. La Terre, dans le souvenir qu’en garde le « héros » du film, Monte (Robert Pattinson), suinte la mort, la tristesse et l’abandon. Un passé qui se donne dans des teintes aussi blafardes rend l’éclairage artificiel presque excitant. Bleues, rouges, blanches ou vertes, les lumières captieuses du vaisseau semblent répondre à un code pulsionnel inédit qui lui-même relativise l’idée que, dans un environnement synthétique, la vie s’éteint et le corps ne s’exprime pas.

Passée la porte du jardin, ce que transportent les couloirs est d’un contenu vorace et ardent. C’est qu’en effet, la mission possède une clause cachée que les prisonniers ne vont pas tarder à découvrir. Sous le commandement du Dr Dibs (Juliette Binoche, blouse blanche, longue crinière charbonneuse), l’équipage composé pour moitié de jeunes femmes belles, et pour l’autre de jeunes hommes beaux, doit se soumettre à un protocole expérimental de reproduction en captivité. A priori, les essais menés in vitro ne requièrent pas d’autre rapport sexuel que celui qui doit conduire ces messieurs à déposer leur semence dans des tubes dédiés à l’insémination.

High Life Juliette Binoche

High Life contact entre prisonniers

Quelle sorte de vie est-ce offrir à des personnes que définissent des désirs violents ? Qu’ils n’aient été que de simples délinquants ou de redoutables sociopathes, à tout prendre peut-être auraient-ils préféré la chaise électrique à une vie en semi-liberté, conditionnée à de constantes stimulations hormonales sans issue charnelle. Il faudra tout de même quelques années de galère collective avant que n’éclate la mutinerie mettant un terme au supplice de ces corps en pleine santé. De ce purgatoire proche de l’enfer, Monte et sa fille Willow (Jessie Ross) sont les seuls à ressortir vivants et intègres.

Le film commence à peine que déjà retentissent les pleurs de l’enfant. Willow a été laissée seule dans une pièce équipée de deux écrans. Sur le premier, elle peut suivre les gestes de son père qui, revêtu d’un scaphandre, tente une réparation à l’extérieur du vaisseau. Sur l’autre défilent les images en noir et blanc de rites funéraires d’un peuple disparu*. Mais bientôt, Monte est de retour auprès de la petite, et pendant une demi-heure, soit un quart de la durée du film, on assiste au quotidien, tour à tour enchanteur et désespérant, d’un homme isolé avec son bébé. Repas, sommeil, jeux, câlins, moments de détresse, apprentissages, premiers pas… tout se rejoue là comme à l’aube de l’humanité, dans la grâce insensée que répand autour de lui le regard d’un très jeune enfant.

Ne serait-ce le contexte improbable dans lequel il s’inscrit, ce tableau d’une intimité paternelle paraîtrait presque documentaire dans son absence d’événement. Et c’est sur cette toile tendre et peu spectaculaire que s’épanouit, d’abord de façon charmante, puis, progressivement, avec une monstruosité plus séduisante encore, une forme de conte, ce qui, chez Claire Denis, n’est rien d’autre qu’une façon de faire parler la forme.

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Palingénésie

Un conte est un itinéraire de pensée qui libère les êtres de leurs nuances. De même qu’une personne nous affecte par son rôle dans notre vie davantage que pour ce qu’elle est, le conte ne cherche pas à se confronter au réel, sa vérité lui suffit. Cette vérité, dans High Life, murmure qu’il y a des anges et des sorcières, des chevaliers sans armure et des vierges fécondes. Selon cette alchimie émotionnelle, nulle puissance ne s’oppose à une autre, il y a plutôt des fonctions qui s’échangent, composent, dérivent.

High Life lait

Le conte dit aussi que l’exil est une sorte d’emprisonnement. L’infini du dehors et l’exiguïté du dedans s’agencent en une trajectoire commune de possibles que le film égrène doucement : mort, folie, régénération. L’enfant et le jardin sont les deux termes qui dénouent la dialectique du désespoir.

On en revient ici à l’hypothèse selon laquelle un trou noir possède une énergie propre, dite rotationnelle (processus de Penrose). Serait-il réducteur de considérer que l’argument scientifique du film pourrait n’être qu’une métaphore un peu élaborée de la « lumière au bout du tunnel » ? Et quand cela serait, l’aura du règne cosmique alliée à la celle du règne végétal sous la forme à peine domestiquée du jardin, se dépose comme un halo sur le récit qui n’est pas celui d’un au-delà réconfortant. De même, le couple père-fille, quoique pas forcément incestueux, transgressif selon une morale terrestre, bouscule l’imaginaire pourtant sombre et suffocant des scènes antérieures. Lorsque toute l’horreur humaine a été consommée, que peut-on ressentir ? Que reste-t-il à faire ?

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Contour du vertige

J’ai approché High Life avec une idée simple : créer une sorte de musique hasardeuse, qui peut exister dans le vide, à l’image des constellations, autour d’une structure toujours cachée des musiciens, qui du coup n’avaient qu’un minimum d’informations, voire aucune, sur ce qui était enregistré. — Stuart Staples

« Parasites » : tel est le terme employé par Monte pour nommer les images qui lui reviennent encore de la Terre. Ce n’est plus dans cette direction-là qu’il regarde désormais, depuis que Willow est à ses côtés. Théoriquement il y a un au-delà dans High Life, représenté comme un point d’embrasement du corps et de l’esprit. Ce que cet horizon n’est pas, nous le comprenons bien : il n’est ni religieux ni réparateur, un retour sur Terre n’étant assurément ni envisageable ni souhaité. Positivement, l’au-delà s’apparente à une musique. Souvenons-nous que Claire Denis a passé son enfance en Afrique : « High Life, ainsi désigne-t-on la musique de la côte Ouest du Nigeria, du Ghana, du Cameroun anglophone, une musique issue du jazz. Ça colle bien avec l’idée d’un là-haut, d’un au-delà des étoiles. » Et pour, non pas contredire, mais ouvrir un peu plus encore la poésie du paradigme, la bande-son du film, signée Stuart Staples, collaborateur fidèle de la réalisatrice depuis des années, offre l’exemple d’un de ces agencements sonores dont la nature exacte échappe à l’oreille de l’auditeur. Comme la lumière offusquant l’intérieur du trou noir, une inversion opère au sein de l’espace acoustique, amenant une structure complexe à représenter le vide. Et c’est la voix de Robert Pattinson qui nous accompagne dans le générique de fin. Le morceau intitulé Willow rêve, tout éveillé, à la Terre, lui adressant un adieu de la part d’une personne qui n’y a jamais séjourné.

 

Le trop-plein d’attentes et de souvenirs

Sous un vernis de science et de technologie, les questions que posent les récits de l’espace se recentrent le plus souvent autour de la psyché. Poussant la logique un cran plus loin, Claire Denis use du geste de science-fiction comme d’une mythologie pour atteindre ce qui l’intéresse: l’aventure intérieure.

Ce que la science-fiction ne dit généralement pas, c’est que le quotidien du voyageur de l’espace n’a pas grand-chose à voir avec la grande aventure promise. Celle-ci n’est que le fruit intéressant d’un imaginaire qui s’est forgé loin des étoiles.

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L’espace, si c’est cela que promet l’aventure, ne s’atteint jamais, le seuil, sans cesse reporté, est celui du dehors ; le voyageur, lui, reste à l’intérieur, toujours enfermé, que ce soit à dans son vaisseau ou dans son scaphandre. La vitesse phénoménale à laquelle il se déplace, il ne la sent pas. Plutôt, il a l’impression de reculer. Le cosmos n’est pas avare en illusions trompeuses. Exonéré du poids de son corps, le voyageur se sent néanmoins lourd d’une langueur inconnue, rien ne va de soi dans cet au-delà du ciel, ni respirer ni se mouvoir, manger, dormir, le moindre besoin physiologique nécessite d’avoir recours à des artifices. L’organisme affolé, ne sachant plus remplir ses fonctions naturelles, penche vers l’excès tandis que le guette le risque de la dépense furieuse.

Si le voyageur a de la compagnie, il se sent seul ; s’il n’en a pas, le trop plein d’attentes et de souvenirs le déborde. Et cela, parce que la répétition de journées toutes semblables les unes aux autres annule la sensation du temps, faisant se rejoindre dans un même présent passé et avenir, réel et fantasme. Le goutte-à-goutte des humeurs, larmes, sang, sperme, lait, réinscrit l’écoulement des jours sur une partition organique. Par cet effritement progressif des repères anciens, l’esprit qui peu à peu s’acquitte de sa dette terrestre, charnelle et morale, n’est-ce pas finalement le seul événement qui concerne le voyageur : un abîme, un autre départ ?

 

 

 

And your dreams, they stretch beyond the clouds / And past the moon, into the stars / Do you feel the rushing forward / Though you’re standing still? Willow, are we rushing forward, are we standing still? Willow, does this love hold a destination? Willow, do you feel the wind run through your hair? Willow, do you feel the sun upon your back? A lover’s hand? Breath . An abyss.
[Et tes rêves se déploient, au-delà des nuages, de la lune, ils vont jusqu’aux étoiles. Immobile, tu sens ce mouvement Willow ? Ce mouvement, est-ce nous, immobiles ? Willow, cet amour, où va-t-il ? Willow, le vent dans tes cheveux, tu le sens, Willow ? Tu sens le soleil, sa caresse dans ton dos ? La main de l’amant, son haleine ? Un abime.] Stuart Staples, Willow

 

* Il s’agit d’un film d’Edward Sheriff Curtis (1868-1952), photographe ethnologue américain qui, un peu à la manière de Flaherty, s’acharna, par de soigneuses reconstitutions, à conserver des traces de vies condamnées à disparaître. Ici en l’occurrence, des Amérindiens.

** on doit la représentation graphique du trou noir au plasticien islandais Olafur Eliasson, connu pour son travail sur la lumière et ses mises en scènes spectaculaires de phénomènes naturels (cf The Weather Project, Tate Modern, 2003)

« The Handmaid’s Tale », fiction biopolitique

Tableau des États-Unis mués en dictature théocratique, cette série adaptée d’un roman de la canadienne Margaret Atwood, décrit de l’intérieur la vie sous un gouvernement qui, sans considération pour les sujets, s’exerce sur les corps. Les enjeux de la religion, du genre et de l’écologie y sont appréhendés par le biais d’une société où les femmes encore fécondes occupent l’emploi de servantes sexuelles dans des familles riches en mal d’enfants.

The_Handmaid_s_tale Elisabeth Moss.docxNote préliminaire : À l’exception des données initiales du récit détaillées dès les premiers épisodes de la première saison, aucun élément d’intrigue n’est révélé dans ce texte. Son objet est de proposer un commentaire libre et volontairement flottant de la série créée par Bruce Miller en 2017 et dont les trois premières saisons ont été originellement diffusées sur la plateforme Hulu.

Gilead dans l’œil de la servante

Is there, is there balm in Gilead ? Tell me, tell me, I implore! » Quoth the Raven, « Nevermore. [Existe-t-il, existe-t-il seulement un baume à Gilead ? Dis-le moi, dis-le moi je t’en conjure ! Le Corbeau répondit Jamais plus.]

E. A. Poe, The Raven

L’ironie veut que la distorsion du contemporain qui façonne la dystopie suscite l’effroi autant que la jouissance. L’effroi parce que, devant l’imminence de la catastrophe, l’imaginaire, happé par l’angoisse, prend soudain conscience que, pour organiser son salut, il est déjà trop tard. Et la jouissance parce que les horreurs décrites se déroulent à huis-clos. C’est ce que veut la règle du genre, ou plutôt, de l’étymologie. La linguistique nous informe en effet que c’est à la faveur du lieu que l’utopie, ou sa variante sombre, la dystopie, doivent leur hypothétique existence. Dans The Handmaid’s Tale, un théâtre de la cruauté reçoit les contours d’un pays portant le nom de Gilead, et comme la cage protège des griffes du fauve, Gilead enferme son propre cauchemar à triple tour. On peut le regarder droit dans les yeux, il ne nous dépècera pas. L’effroi contenu, savouré, c’est de la jouissance.

Un monde totalitaire doit, pour assurer sa longévité, admettre en son sein des corps séditieux, des éléments récalcitrants. Offred – June dans sa vie antérieure – est de ceux-là, le grain de sable dans l’engrenage, le facteur de trouble, le point d’incandescence par lequel l’édifice tout à la fois se régénère et menace de s’incendier. Avant le sanglant coup d’état qui, à la faveur d’une crise écologique et démographique grave, précipita l’accession au pouvoir d’une secte d’intégristes, la jeune femme, comme la plupart, menait une vie affairée, partagée qu’elle était entre les sollicitations professionnelles et le soin affectueux dévolu à son enfant.

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Dans sa nouvelle vie de servante, son propre statut n’est d’abord qu’un objet d’étude pour June. Le visage ceint d’une coiffe conçue de façon à restreindre le champ de vision latérale de la porteuse, les usages vicieux de Gilead se présentent à elle au travers de la nécessité dans laquelle elle se trouve, pour s’en sortir, de prendre la pleine mesure du désastre. Sa condition d’esclave, pour ne pas dire plus, définie par un dénuement juridique absolu, rentre dans la logique d’un monde austère, où la violence est une chose banale et toujours juste.

L’effroi que suscite cette fiction n’est pas de se dire que la société qui s’y trouve dépeinte sous le sceau de l’anticipation se base sur l’observation d’un présent dans lequel nous manquons de voir d’inquiétantes prémisses qui, en dernière analyse, rendront cette projection plausible, non, l’horreur est d’apprendre que tout ce que dépeint ce récit prétendument de fiction a déjà eu lieu.

Ainsi, en plus d’une épouse légitime, chaque Commandant (ainsi désigne-t-on les cadres du régime), se voit attribuer une servante (handmaid) qui, tous les mois, au moment de l’ovulation, prend place sur le lit conjugal. Tandis que l’épouse, avec autant de grâce que de fermeté, tient les poignets de son employée, l’homme, sans s’être le moins du monde dévêtu, pénètre sèchement le corps de la servante. À un acte accompli dans le strict respect d’un cérémonial calqué sur un épisode de l’Ancien Testament (le remplacement de l’épouse Rachel par la servante Bilha, fut à l’origine de la nombreuse descendance du patriarche), la lecture conjointe d’extraits de la Bible achève d’ôter toute dimension de volupté.

Officiellement, le plaisir n’est pas de mise à Gilead, ainsi ne peut-il se mêler à un rituel dont la seule satisfaction doit être, pour les exécutants, d’accomplir religieusement leur devoir. Officieusement, des jezabels, recluses dans de luxueux hôtels, reçoivent avec les honneurs dus à leur rang des Commandants que le puritanisme a rendus furieux. Quant aux épouses, quelque gloire professionnelle qu’elles aient pu connaître auparavant, leur seule passion les porte désormais à attendre, en rage et en silence, l’enfant qui sortira du ventre d’une autre, miracle pour l’accomplissement duquel la cohabitation avec une servante ne devrait pas sembler un tribut trop lourd à payer. Toutefois, celles qui se prévaudraient encore de régner sur l’intimité de leur conjoint, n’auraient qu’à ravaler la souffrance que ne manqueraient pas de leur causer les rapports plus secrets, cette fois, non dénués d’émotion charnelle, que ce dernier pourrait entretenir en coulisses avec la servante. Car l’institution a beau jouer en leur faveur, sur l’échiquier conjugal ce sont encore les hommes les moins satisfaits. Une conclusion s’impose : le déni de la sexualité conduit tout droit à la catastrophe.

La mise en scène s’attache à relayer le regard de June. Les actes de violence, qu’ils soient infligés ou subis, le plaisir, les rares moments de joie, le regret, le remords, la culpabilité, l’insouciance, mais aussi le cheminement de la pensée, la colère, l’espoir, la haine et le désir entremêlés sont des états d’âme conflictuels qui font de chaque protagoniste une moire émotionnelle indéchiffrable. Tout ce matériau de malaise et de folie nous est livré de son point de vue à elle. Seulement, pas plus que quiconque, la servante n’est de bonne foi. Il est des circonstances où la duplicité devient une marque d’intelligence et de combativité.

Gilead is within you / Gilead est en toi, nous confie-t-elle, et elle ne saurait mieux célébrer ce que le fait de ressentir plutôt que seulement voir tout ce qu’elle traverse provoque comme engagement de la part d’un spectateur, captivé mais jamais voyeur, dans un monde dont chaque plan s’éprouve dans l’intensité.

Souveraineté de la ligne, limpidité de la couleur.

L’œil de June, sous lequel Gilead est amenée à comparaitre, n’est pas souverain. L’image souveraine est celle que la Rébublique se donne d’elle-même, celle d’une harmonie altière, propre et sans défaut. Obéissant à des rituels stricts et à un ordre de lois visant à supprimer toute initiative personnelle en même temps que, sous le contrôle d’un contingent de police appelé les « Yeux » (Eyes), à anticiper le moindre signe de dissentiment, la République de Gilead tient dans ses routines oppressives à démontrer l’efficacité supérieure d’un cérémonial sévère sur le désordre des comportements d’une humanité libre.

Ce qui, de près, révulse par son obscénité et son abjection, n’entame pas la splendeur graphique de Gilead. Les apparences donnent raison à l’ordre maniaque qui préside aux conduites. Le point de vue divin épouse le collectif au mépris de l’individu, qu’il soit victime ou corrompu. Le Dieu de Gilead produit un acquiescement de surplomb, complaisant et subtil. Dans son dédain, le cri, l’éclat fugace d’un sourire, ou l’acte de bravoure ne sont que données négligeables. L’individu est superflu, l’individu est encombrant, coupable par essence.

The_Handmaid_s_tale capture4.docxIl n’est pas rare pour une dictature d’avoir recours à l’image pour se façonner une personnalité désirable. La stratégie qui porte le nom de propagande ne contredit nullement le profil hiératique de Gilead, à l’intérieur de laquelle ne subsiste que très peu de technologie. Messes, grands rassemblements et défilés garantissent un endoctrinement présentiel, tandis que les Yeux rendent l’usage des écrans et des caméras superflu. Ces opérateurs de surveillance postés à tous les coins de rue escortent les servantes, dont les déplacements sont limités aux courses quotidiennes, par deux, avec une compagne désignée, toujours la même. Pour le commun des mortels, le fait de ne pas rapporter un délit est considéré comme une faute grave. À Gilead, la délation n’est pas un choix, c’est un devoir.

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La majesté des vues aériennes et des plans d’ensemble qui marque visuellement la série n’est donc pas le fruit d’un formalisme gratuit. Elle traduit le souci d’ordonnancement et de symétrie inhumains d’une société disciplinaire dont la structure organisée en castes se présente par tableaux. D’une beauté vouée à l’efficacité de la communication, ces panoramas déroulent un fond uniformément gris sur lequel les corps s’organisent par couleur, l’écarlate des servantes, le gris des marthas (cuisinières et femmes de chambre), le vert des épouses, le noir des Commandants. Offerte au seul regard de Dieu (et des nations étrangères qui pourraient en concevoir, soyons fous, quelque jalousie), cette mise en scène de la vie quotidienne constitue le relai visuel exact d’un régime qui privilégie la Loi (sacrée) au détriment de la liberté, l’ordre au détriment de l’incertitude, le calcul au détriment du vivant.

À qui s’étonnerait que la série prenne un tel soin à se faire le relai esthétique de l’oppresseur, on répliquera que le point de vue de June est d’une puissance équivalente. Ces deux regards, celui de la servante et de Gilead, celui de la subjectivité contre ce qui la nie, présentent des défaillances jumelles, celles des fictions qui s’opposent et qui, dans le même temps, se rapprochent. Le mouvement dialectique révèle leur part commune de vérité et de mensonge.


Du théâtre au vaudeville

Ce martyre digne des saintes dont les frissonnants exploits ornent les murs des chapelles à la campagne, il n’est jamais trop scabreux de souligner qu’il remaquille tout au plus avec férocité le visage pimpant du drame bourgeois. Adultère, jalousie, vengeance, cachotteries se donnent rendez-vous dans une vaste demeure où l’on s’ennuierait ferme si on ne se détestait pas autant. — –

Accompagner Offred tandis qu’elle progresse dans sa connaissance de Gilead, c’est constater avec elle qu’un espace n’est pas seulement constitué de murs, de couloirs et de portes, c’est aussi un ensemble de passages, de décisions, de rapports. En se focalisant sur les zones d’ombre d’une maison et, par-delà, d’un État tout entier défait de l’intérieur, bouillonnant, insatisfait et divisé, les connaissances acquises deviennent pour elle l’occasion d’éprouver les limites de sa prison en créant elle-même les opportunités qui lui permettent d’étendre son champ d’action et de circulation. Et même si une telle entreprise n’a rien de linéaire, les retours à la case départ étant aussi inévitables que destructeurs, et par là prompts à mener sa volonté jusqu’aux extrêmes, ses avancées la verront rompre avec toutes les conventions de Gilead, amenant parfois le spectateur à penser que peut-être, il y a là beaucoup d’invraisemblances et d’entorses à la cohérence narrative.

Jusque dans sa façon de céder une part de sa logique à la faveur d’une héroïne qui ne ménage pas ses efforts pour le vaincre, le cadre spatial du récit y introduit la notion de jeu. Dans ce jeu se développent, à divers degrés et parfois en se mêlant les uns aux autres, trois rapports particuliers à l’espace qui, incarnés dans des comportements, permettent de dresser un brouillon typologique des personnages. Tout d’abord il y a ceux qui, comme June, étudient et déconstruisent. Les cadres matériels ne sont pour ces personnes qu’une énigme à résoudre pour circonscrire leur marge de liberté, et ensuite l’accroître. Bien entendu, la servante n’est pas un cas unique : une résistance s’organise à Gilead, notamment du côté des marthas. Par ailleurs, il y a ceux qu’un encadrement strict rassure, car les règles, l’inscription dans un système lisible, la connaissance du périmètre, tout cela les dispense du désagrément de devoir lutter contre leur propre chaos intérieur, – contre leur liberté – , voire leur permet de vivre ces désordres clandestinement, sans risquer les débordements. Enfin, il y a ceux qui, littéralement, font corps avec l’espace auquel ils se savent assignés. Ils en acceptent le déterminisme, ne le remettent pas en question, sagement, ils tentent de se construire à travers les contraintes. Entre tous, les esprits éclairés et prudents ne sont certainement pas les plus malheureux.

Quant à ce qu’Offred endure vêtue de sa longue robe rouge sang, sadisée, ainsi que des millions d’autres, par la loi d’un régime patriarcal, ce martyre digne des saintes dont les frissonnants exploits ornent les murs des chapelles à la campagne, il n’est jamais trop scabreux de souligner qu’il remaquille tout au plus avec férocité le visage pimpant du drame bourgeois. Adultère, jalousie, vengeance, cachotteries se donnent rendez-vous dans une vaste demeure où l’on s’ennuierait ferme si on ne se détestait pas autant. L’horreur tenue à distance amène certes un grand plaisir, mais de quel ordre est-il ? The Handmaid’s Tale et son spectacle d’amours contrariées, de rivalités mortelles, de revirements inespérés, de souffrances et de joies sublimes, ne recule devant aucun ressort narratif pour faire entendre que sa petite société ultrareligieuse ne réussit qu’à se vautrer dans des comportements les plus régressifs.

L’Histoire se répète

User de l’imaginaire pour réfléchir sur le temps présent et, par là, postuler sur l’avenir, n’est donc, nous semble-t-il, pas le propos d’une série axée sur ses propres enjeux dramatiques davantage que sur l’analyse de l’époque. La lente progression des événements, l’usage récurrent du ralenti, la peinture minutieuse des modes de vie qui donnent chair à l’intrigue peinent à lui conférer quelque valeur documentaire que ce soit, contribuant tout juste à l’enchâsser dans une ambiance élaborée dont le caractère convaincant, séducteur, hypnotique appelle moins la spéculation théorique qu’un virulent décryptage politiquement orienté.

Aussi l’effroi que suscite cette fiction n’est pas de se dire que la société qui s’y trouve dépeinte sous le sceau de l’anticipation se base sur l’observation d’un présent dans lequel nous manquons de voir d’inquiétantes prémisses qui, en dernière analyse, rendront cette projection plausible, non, l’horreur est d’apprendre que tout ce que dépeint ce récit prétendument de fiction a déjà eu lieu.

« Ma règle avait été de ne rien mettre dans ce roman que des êtres humains n’aient déjà fait quelque part, à une époque ou à une autre. » précise Margaret Atwood dans la préface du livre. Suppression des droits fondamentaux, guerres de religion, esclavage, travaux forcés, nettoyage de sites toxiques par des prisonniers, rapts d’enfants, viols institutionnalisés, entreprise de rééducation sous la torture, exécutions publiques et collectives, mutilations génitales : seule l’addition de ces faits relève de la fiction qui porte le nom de Gilead. Contemporaine de l’élection de Trump, l’actualité de la transposition ne doit pas occulter sa charge historique, dimension bien plus préoccupante qu’un contexte qui risque toujours de paraître trop localisé et rationnel. En s’imposant une telle contrainte de réel, l’autrice du roman avait à cœur de mettre en évidence, par effet de retour, tout ce que le réel, lui-même opportunément drapé de fictions, éclipse et met sous silence, éléments d’un passé plus ou moins ancien qui, une fois exhumés de l’oubli, paraissent invraisemblables.

Le livre, écrit à Berlin en 1984, a pour toile de fond la guerre froide, le Mur, le totalitarisme et le spectre nazi encore vivace. Dans cette atmosphère de hantise et de terreur, qui aurait soupçonné que, derrière l’idéal démocratique brandi par les États-Unis, se profilait une volonté messianique plus douteuse et tout aussi délétère que les idéologies adverses ? Le contexte particulier de l’année 1984 ne laisse pas non plus Margaret Atwood ignorer l’influence que le roman éponyme d’Orwell a pu avoir sur la compréhension de son époque.

La prévalence de l’organe de l’œil dans la politique de surveillance exercée à Gilead reprise par la formule Under his eye (Sous son œil), jumelle du fameux Big Brother is watching you (Big Brother te regarde), rappelle que nul n’échappe à la vigilance optique de l’État tout puissant. De la même manière, Praise be (Loué soit-il), May the Lord open (Que le Seigneur ouvre), Bless the day (Bénis le jour), Blessed be the fruit (Béni soit le fruit), By his hand (Par sa main), formules de politesse d’usage à Gilead extraites de la Bible, réactivent l’hypothèse orwellienne selon laquelle l’altération et l’évidement du langage présentent des outils majeurs dans la prise de contrôle d’une population. En outre, ces expressions, à l’instar des bonjour, au revoir, comment allez-vous qu’elles remplacent, contiennent très peu de la pensée de qui les prononce, et quand ce serait le cas, l’état d’esprit ou le sentiment qu’elles traduisent, c’est l’intonation plus que les mots qui les transporte. C’est ainsi que Praise be, dans la bouche de June, est tour à tour une parole affectueuse, méditative ou assassine.

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Sans ce rapport complexe au temps que le livre entretient avec l’Histoire, et la série avec le livre, on pourrait regretter que l’intrigue se fasse une fois encore l’écho d’un antiétatisme américain récurrent, lequel tend à voir dans toute reprise en main des services publics par l’état une enfreinte aux libertés individuelles quand ce ne serait pas, dès qu’un soupçon de socialisme s’en mêle, une résurgence malicieuse du spectre communiste. Dès lors qu’on ne peut d’évidence pas faire ce procès d’intention à The Handmaid’s Tale, il reste à regarder les images que cette fiction regarde, celles d’une humanité peinant à se reproduire du fait d’un niveau trop élevé de pollution. Le risque d’une catastrophe écologique mis en regard avec l’incapacité des démocraties à prendre les mesures qui s’imposent ne suffit pas à expliquer, à justifier, à considérer comme inéluctable l’avènement d’un pouvoir fort, mais face à la succession des événements, la pensée opère un rapprochement dangereux entre gestion efficace d’une crise sanitaire et suppression des libertés individuelles.

Intersectionnalité

Un décryptage exclusivement féministe réduirait la portée d’une représentation dans laquelle le destin des femmes, en tant qu’il demeure signifiant et renvoie à des faits historiques graves frappés d’oubli, se pose comme étant la métonymie de celui de tous les dominés. — –

Aussi rien n’est simple dans le contre-modèle que représente Gilead. À commencer par la focalisation du régime sur la fonction reproductrice et ce qu’il s’ensuit pour les protagonistes de sexe féminin. Car si la question du viol ne fait pas débat, le viol désignant tout rapport sexuel non consenti entre un homme et une femme – définition qui laisse une place considérable aux notions de zone grise et de consentement – , celle de la maternité pose en revanche de nombreux problèmes. Dans une société qui organise la soumission des femmes selon leur capacité à procréer, rares sont celles qui n’ont pas intériorisé cette obsession de l’enfantement. Au fil des saisons, l’identification des femmes dans leur rôle de mère (biologique ou non) finit par perdre toute nuance au point d’emporter avec elle la totalité des dysfonctionnements qui, pris dans leur ensemble, confèrent à la République de Gilead une portée critique beaucoup plus vaste. Sur le thème de la maternité, une autre série se révèle moins biaisée – moins caricaturale – que The Handmaid’s Tale, en proposant un point de vue beaucoup plus inspirant, plus incarné, plus iconoclaste, plus terre à terre, lequel est de séparer la pulsion d’amour des liens du sang et de montrer que l’attachement maternel est une émotion qui n’est pas donnée d’avance, mais que, construite, elle est l’œuvre du temps et de la répétition (cf. Westworld, Somptuosité du vivant).

D’où l’impression réductrice qu’on a affaire à un objet féministe. En théorie, The Handmaid’s Tale est bien plus que cela. Le tableau d’une société hiérarchisée à l’extrême, vivant dans la terreur du châtiment, lequel emprunte sans vergogne la bonne conscience d’une religion cruelle et aberrante qui considère, par exemple, que l’amour est un péché, dépasse largement les problématiques liées au genre, si ce n’est que les femmes, jugées d’après l’état de leur utérus, sont elles-mêmes mises en compétition.

Il est certain que l’engagement féministe dont procède The Handmaid’s Tale peut parfois faire peser sur l’intrigue une certaine lourdeur démonstrative. Ce biais est d’autant plus regrettable qu’il amoindrit considérablement la portée d’une représentation dans laquelle le destin des femmes, en tant qu’il demeure signifiant et renvoie à des faits historiques graves frappés par l’oubli, se pose comme étant la métonymie de celui de tous les dominés. Les conditions de vie à Gilead sont atroces pour l’écrasante majorité de la population, soumise à un pouvoir autoritaire et injuste. Elles le sont plus particulièrement mais pas exclusivement pour les femmes, les homosexuels (« traitres au genre »), et les personnes physiquement ou mentalement vulnérables.

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Ne figurent pas sur cette liste les individus qui pourraient se distinguer, au sein d’une population de type majoritairement caucasien, par une autre couleur de peau. Dans la série, l’enjeu raciste a donc été supprimé du rang des oppressions spécifiques. Les couples mixtes ne sont pas rares à Gilead, où l’on trouve des servantes, des marthas, des épouses et des jezebels d’origine asiatique, africaine, caribéenne. Précisons que ce parti engagé de la part du créateur de la série a fait l’objet de nombreuses critiques. Prenant le contrepied du livre qui fait de l’épurement racial un présupposé de Gilead et en cela un reflet de l’idéal suprémaciste blanc, Bruce Miller a souhaité opter pour la mixité, de façon à permettre l’identification d’un public plus large. Il n’est du reste pas inintéressant que la couleur de la peau soit traitée comme un non-sujet dans une fiction qui, par ailleurs, reprend de nombreux éléments à l’histoire de l’esclavage. À commencer par le déni du nom. Les servantes sont identifiées d’après leur maître : Offred (Defred en français), qui deviendra Ofjoshua, Ofglen, Ofwarren… Une pratique qui remonte à la traite des esclaves venus d’Afrique, rebaptisés à leur arrivée sur le sol américain. Ils s’appelèrent donc Sally, John, Bill, Jones, comme leur maître. Au-delà de la facilité que représente une telle pratique, le déni du nom est un procédé de déshumanisation qui a fait ses preuves dans tous les génocides.

Le double fond sonore de Gilead, ce double fond de soi

June, métamorphosée en Offred, n’est pas une héroïne classique, au sens où elle ne suscite pas l’admiration. Dans un espace dont sont proscrites ces formes d’expression vitale que sont l’amour, la parole, l’écriture, la lecture et la libre disposition de son corps, la moindre action individuelle prend aussitôt le caractère supérieur mais risqué de la révolte. Motivées par des intérêts tantôt personnels tantôt collectifs, les initiatives de June peuvent avoir des conséquences désastreuses sur des personnalités plus généreuses que la sienne. Mais sa détermination est telle que l’intérêt excessif que lui vaut sa conduite ressemble à s’y méprendre à de l’adhésion.

En voix-off, la série donne à entendre des bribes de son monologue intérieur. Cet accès privilégié aux pensées du personnage ne le rend pas plus proche, plus attachant. Fidèle écho d’une personnalité complexe, le propos tient sur un fil méditatif, distant, solennel ; on le dirait suspendu à un ailleurs, hors du temps et hors du corps, témoin d’un détachement qui rappelle la dissociation qui s’opère entre le corps et l’esprit au cours d’un viol. Cette voix fragile, douce – d’une douceur, d’une fragilité profondément ambiguës –, constitue un écrin puissant pour une réflexion combative, calme, trompeuse comme la surface d’un liquide empoisonné. Telle un chant de sirènes, elle imprègne de ses notes suaves la ligne mélodique complexe de ce paysage sonore qu’est aussi Gilead.

Si la bande-son importe dans la série tout un sous-texte de références musicales, des chansons de Kate Bush, Rihanna, Blondie, Nina Simone, Annie Lennox, Mazzy Star… pour n’en citer que quelques-unes, celles-ci ne sont encore que les pointes acérées d’un discours musical luxuriant composé de nappes sonores et de musiques orchestrales dont il va de soi qu’elles donnent de la consistance à l’édifice de froideur théocratique qui fait la gloire de Gilead autant qu’elles œuvrent à sa critique émotionnelle. En cela, il faut aussi compter les râles, les clameurs, les murmures, les chants, les gémissements, les récitations et les silences, autrement dit toute une gamme d’inflexions vocales qui, solitairement ou collectivement proférées, retiennent par gouttelettes de sens l’expression contrainte d’un peuple dont la parole est muselée.

[En clôture de l’épisode 9 de la saison 2 : Rihanna / « Consideration », un rythme martial qui rappelle les expérimentations de Björk sur l’album Homogenic, plus particulièrement les chansons « All neon like » et « 5 Years »]

« Queen & Slim », activistes accidentels

Une interpellation qui tourne mal, un couple en cavale : sur une trajectoire qui prend à rebours la route de l’esclavage, Melina Matsoukas filme une poétique de la résistance qui, par l’entremise de ses héros accidentels, met en relief le racisme d’État.

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La catégorie de violences policières est, pour moi, extrêmement problématique car elle conduit à ne plus considérer comme violences que ce qui est illégal – c’est-à-dire qu’on ne va plus considérer comme violences policières une arrestation sur la route, une perquisition où un flic surgit à 6h du matin, casse une porte, met des menottes à quelqu’un – mais uniquement ce qui est particulièrement brutal. Mais c’est oublier que la police comme institution est par essence violente (…) La police a le monopole des outils violents : elle a le droit de taper, de mutiler, de tirer, d’attraper, d’ouvrir de force (… ) Soit on dit qu’il n’y a pas de violences policières parce qu’on dit police = violences, soit on dit qu’il n’y a que des violences policières (…) La catégorie de violences policières, ça veut dire qu’on a ratifié les manières dont la police s’est appropriée du pouvoir sur nos corps et sur nos vies et qu’on est uniquement à débattre sur le quelque chose en plus (…) Je préfère substituer à la catégorie de violences policières, celle d’ordre policier, c’est-à-dire que la police est par essence violente et c’est en général qu’il faut remettre ça en question. — Geoffroy de Lagasnerie, Regards, 02/04/19

Illégitime défense

« Tu as de la drogue sur toi ? Une arme ? Tu as un permis ? Tes papiers sont en règle ? »

Il fait nuit, dehors souffle un vent polaire, le sol est recouvert de neige. Inquiète et soudain soupçonneuse, la jeune femme procède à un rapide interrogatoire. Elle est avocate. De l’homme qui la raccompagne chez elle, elle sait qu’elle ne sait rien. Ils se sont rencontrés sur Tinder, se sont donnés rendez-vous dans un diner, un peu de chaleur humaine et des nourritures grasses. Cela ne lui a pas plu, à elle, ce restaurant débraillé en bord de route. Dans cette forêt de données essentielles et triviales que constitue une première impression, tenue vestimentaire, apparence, niveau de langage, préférences alimentaires, comportement social, tout pointe des différences irréconciliables. Et voilà que la police les arrête, sans raison. Le jeune homme n’a commis aucune faute. Il n’a pas bu, ne roulait pas vite. Mais il est noir, et elle aussi, toute de blanc vêtue, a la peau foncée. En quelques instants, l’interpellation vire au drame. Échange de coup de feu, les jeunes gens n’ont d’autre choix que de prendre la fuite. Elle sait comment ça marche, son métier est de défendre les accusés, qu’ils soient coupables ou non d’ailleurs, peu importe. Elle sait que devant la loi, la légitime défense ne pèse rien lorsque l’homme à terre porte l’uniforme de la police. Cela se passe à Cleveland, dans l’Ohio, un de ces états américains où la peine de mort est toujours d’application.

Violences policières

Au cinéma on attend de la fiction qu’elle fabrique de l’événement. C’est ainsi qu’on la distingue du documentaire. Plus subtile est la fiction qui, comme la vraie vie, laisse l’événement se fabriquer tout seul. Le couple que forme Queen & Slim n’a rien de spectaculaire, il n’y a, ni chez l’un ni chez l’autre, aucune prédisposition à l’héroïsme. Rien qui invite au rêve, à l’aventure. En tant que représentants d’une humanité ordinaire, le seul trait qui les distingue est qu’ils sont noirs. Pour preuve, cette première entrevue au diner met moins en scène une véritable incompatibilité entre deux individus, qu’elle n’expose, par personnes interposées, des cadres sociaux antagonistes, ceux de leurs existences respectives. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une rencontre entre un homme et une femme, mais d’un face-à-face entre deux emplois qui sont des projections, des ombres théoriques dans un milieu donné. L’interpellation est l’événement d’où découle de la vérité. À ces jeunes gens qui subissaient leur vie, cette rupture radicale offre une chance de devenir des sujets.

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De mon point de vue, la question des violences policières en Amérique ne concerne pas spécifiquement les Afro-américains. C’est plus généralement une question noire. (So to me, police brutality in America is something that is not an African American issue, it’s a black issue.) — Melina Matsoukas

Nous avons voulu montrer les interactions entre la police et les citoyens, et le fait que même quand il s’agit de policiers noirs, dès qu’il y a un uniforme, ce n’est plus blanc ou noir – c’est bleu. Quelle que soit votre couleur de peau, vous êtes responsable des péchés de vos collègues et de votre institution. (We wanted to show the interaction between the police community and the people, and the fact that [even for black officers] once you put on the uniform, it’s not black and white anymore — it’s blue. Whatever color you are, you are responsible for the sins of your colleagues and that institution.) — Melina Matsoukas

Activistes accidentels, Queen & Slim n’en sont pas moins avant tout des sujets politiques. Ils l’étaient sans le savoir, à présent l’occasion leur est donnée, par l’analyse, par le discours, les choix et les actes, de produire un commentaire sur ce qu’ils vivent. Les faits dont ils ont à rendre compte, série interminable d’injustices et d’outrages, ne diffèrent pas tant que cela de ce qu’endurent quotidiennement les personnes de couleur dans un pays raciste. Toutefois ce serait commettre une hypocrite erreur que de rabattre le propos critique du film sur un contexte qui serait spécifiquement américain. L’ancrage géographique ne doit pas occulter l’universalité des violences policières, expression consacrée que critique le philosophe Geoffroy De Lagasnerie, lui substituant celle d’« ordre policier » dans la mise en évidence d’un continuum de brutalité dont seuls les « excès », autrement dit les cas de maltraitance manifeste, seraient médiatisés, donc visibles. Cités par la réalisatrice, les noms de Tamir Rice (12 ans, noir, abattu par un policier en 2014 à Cleveland, Ohio) et d’Assata Shakur (militante des Black Panthers célèbre pour avoir échappé aux forces de l’ordre après avoir tiré sur un policier en 1973), font écho à ceux d’Adama Traoré ou de Théo (Théodore Luhaka), pour ne mentionner que ces deux cas éclatants survenus récemment en France.

J’ai été éduquée dans l’idée qu’il fallait que je me détermine une forme d’engagement — j’ai choisi l’art. C’est la valeur qui dirige ma vie. Comment rendre au monde ce qu’il nous donne ? Ce qui fonde ma passion pour les films, c’est la conviction que je peux changer les mentalités. — Melina Matsoukas

Route mythique

Issue d’une famille modeste d’ascendance africaine, grecque, juive, jamaïcaine, Melina Matsoukas a passé son enfance dans le Bronx. Après s’être fait un nom dans l’univers du clip vidéo, contribuant notamment à politiser l’image de Rihanna et des sœurs Knowles (Beyoncé et Solange), la cinéaste diplômée de l’American Film Institute et de l’Université de New York a ensuite travaillé sur les séries Insecure et Master of None avant que le projet de Queen & Slim, écrit par Lena Waithe, ne la décide à s’atteler à un long métrage. Formes courtes, formes longues, musique ou comédie, c’est un regard toujours politisé qui s’impose. Que ce soit pour faire danser Beyoncé au beau milieu de paysages envahis par les eaux (réminiscence de Katrina) ou pour la voir virevolter devant des foules en émeute, la réalisatrice prouve qu’elle connaît son chemin dans le labyrinthe les quartiers sinistrés de la Nouvelle-Orléans aussi bien que sur ces routes saturées de chaleur du Sud des États-Unis. Ce qui affleure, alors, de l’immensité désespérante des champs de coton, image fantôme qui hante les travellings, n’est jamais rien d’autre que la mémoire de l’esclavage. Ce regard intimant sur l’histoire, Queen & Slim le réactive dans une narration qui prend à rebours l’itinéraire de la fameuse Underground Railroad, chemin de fer clandestin emprunté par les esclaves noirs dans l’espoir de trouver refuge au-delà de la ligne Mason-Dixon. En 2017, un prix Pulitzer est venu couronner un roman de Colson Whitehead intitulé Underground Railroad. Il existe en effet une véritable mythologie relative à des faits de résistance durant la Guerre de Sécession, conflit dont seules les grandes lignes sont connues du grand public. Un oubli propice à la persistance d’enjeux ségrégationnistes dans les mentalités et les politiques américaines ultérieures. Prenant la direction du Sud, Queen & Slim entament une traversée de l’Amérique, de l’Ohio à la Floride d’où ils envisagent, à l’instar d’Assata Shakur, de s’envoler pour Cuba.

La beauté comme posture de résistance

Les déhanchements de Beyoncé ou les tenues très glamour de Queen & Slim, peuvent néanmoins mettre en doute la cohérence d’un sous-texte politique qui s’exprime avec autant d’exubérance et de prétendue légèreté. Un tel reproche revient pourtant à omettre qu’une forme de résistance peut surgir d’une esthétisation des apparences voire de leur surinvestissement. Rapportée à ces activistes accidentels que sont Queen & Slim, l’excentricité en tant que manière d’être s’avère même indissociable d’un geste de révolte ayant pour objet les conséquences d’une invisibilisation. À cet égard, Melina Matsoukas ne se contente pas de penser sa bande-son comme faisant signe vers un passé de luttes et de revendications civiques, elle va plus loin et s’empare de l’iconisation des fugitifs comme un thème à part entière. La condition de hors-la-loi doit-elle nécessairement produire un culte de la personnalité ? D’une simple photo prise en souvenir s’enclenche un phénomène de masse dont le fin mot est que tout mouvement s’agrège autour de fétiches et d’objets dérivés. Et si la lutte sous cet aspect-là conjure aussi la morosité, si elle récuse la laideur, le camouflage, la discrétion, qu’elle se pare de couleurs sauvages ou insensées, d’imprimés fauves et de velours cramoisi, c’est que l’invisibilation et ses couleurs froides sont les armes de l’oppresseur. A la lumière glaçante des gyrophares, il faut renchérir par l’éblouissement du strass et des paillettes.

L’intelligence de cette fiction est aussi de montrer que, par la médiatisation dont les fugitifs font l’objet, les conséquences de leurs actes leur échappe. La communauté qui les soutient a autant besoin d’eux qu’ils ont besoin d’elle. Voire plus. De symboles, de référents, d’icônes, les opprimés sont dans un affût constant et vital. Pour autant, de la réalité de ce découpage communautaire, on ne va pas déduire une partition binaire de la société divisée en deux camps, alliés contre ennemis, noirs contre blancs. Les coups de feu partent dans les deux sens. La traitrise également. Dans un climat d’oppression, le suspense tient à ceci que nul indice ne permet a priori jamais de prévoir, au hasard d’une rencontre, à qui l’on peut accorder sa confiance. N’en déplaise à l’ordre policier, la couleur de la peau n’est dans cette optique pas un argument recevable.

 

Queen & Slim 3

Black gaze et female gaze

Au cinéma, toute tentative qui ne relève pas du male gaze laisse entrevoir la possibilité d’un renouvellement du langage visuel et par là, celle d’un enrichissement du sensible. Raconté du point de vue d’un couple de héros afro-américains, Queen & Slim pose le black gaze comme une évidence. Rappelons ici que l’interprète de Slim n’est autre que Daniel Kaluuya, tête d’affiche de deux films parmi les plus emblématiques de cette récente tentative du cinéma hollywoodien de déplacer son angle d’approche, Get Out (Jordan Peele, 2017) et Black Panther ((Ryan Coogler, 2018). À cette première remise en question vient s’ajouter le trouble d’un female gaze enclin lui aussi à engager la fabrication des images dans un processus de réflexion et d’ouverture. Pour Melina Matsoukas, il s’agit donc de redistribuer les traits de caractère et les statuts sociaux conventionnellement assignés à l’un ou l’autre genre au sein d’un couple hétérosexuel. La compassion, l’audace, l’orgueil, l’émotivité, la loquacité, l’introversion, l’impulsivité ou la réserve sont, au même titre que l’instruction, un emploi rémunérateur ou des aptitudes au bricolage des qualités et des valeurs circonstancielles qui fluctuent entre les protagonistes selon des modalités fondées sur les déterminations d’un milieu et d’une histoire personnelle, données initiales par rapport auxquelles il leur reste encore une marge de réinvention et des capacités de résilience.

Ce qui en ressort, en termes de cinéma, articule subjectivité et universalité, intériorité et extériorité, intimité et politique. Comme le souligne la théoricienne Iris Brey dans Le Regard féminin, la caméra se met au service des protagonistes en se positionnant au plus près de leur expérience. Qu’est-ce que c’est que d’habiter l’espace confiné d’une voiture ? Comment, dans un habitacle défini par les contraintes de l’exiguïté, en vient-on à se parler, à s’appréhender autrement, à désirer se connaître, à désirer se toucher? Comment naît une intimité entre deux êtres qui auraient pu ne jamais s’intéresser l’un à l’autre ? Comment perçoit-on le monde par la fenêtre d’un véhicule en mouvement, quand tout bouge autour de soi et qu’on reste immobile? Comment respirer, dormir, rêver, s’aimer ? Chacune de ces questions trouve sa réponse dans une image, dans un plan séquence, dans un fil narratif frémissant, sensuel et presque contemplatif jusque dans sa volonté de contester les structures d’un réel par ailleurs confisqué par un système morbide qui ne produit encore et toujours que plus de violence.

Or, s’il y a une chose que permet l’imminence d’un grand danger comme le fait de tout perdre, c’est, dans le sursis de temps supposément imparti, de vivre enfin. Ôter le masque social, s’exprimer, rire, danser, manger, s’étreindre, déployer ses forces, car la seule chose encore possible est précisément la plus grande, la plus passionnante : être. Les amoureux en devenir que sont Queen & Slim, dans cet élan qui les propulse du Nord au Sud, semblent l’avoir compris d’instinct. Ils ne cessent de prendre des pauses, de bifurquer, de revenir sur les décisions qu’ils ont prises. La trajectoire devient rapidement affective. « J’ai changé d’avis » : c’est dire que la prudence vaut moins que la capacité d’habiter l’instant, celle de donner du sens à ses actes. À mesure que le climat se réchauffe sous les kilomètres avalés par la voiture bleu ciel, le sang se réchauffe lui aussi, en dépit des incertitudes et de la peur constante d’être vendus. La tête des fugitifs, comme celle de toute icône, est mise à prix. Et chemin faisant, main dans la main, ces héros nous apprennent que la liberté n’est pas un état ni une situation ni un droit quelconques qui pourrait faire l’objet d’une revendication, se prendre, se donner, se voir offerts. La liberté est une pratique qui doit s’exercer à chaque instant, et sans doute au prix d’un effort considérable, mais aussi d’une jouissance inespérée, dans le manque, dans l’étroitesse, dans l’impossible que représente et que représentera toujours le réel du monde social.

Photos : ©Universal Pictures

Ottessa Moshfegh : Mon année de repos et de détente

Jacques Louis David Portrait of a woman in white

Seul l’absurde guérit de l’absurde. En ces temps de repli, arrêtons de nous acharner à imiter la vie. Apprenons qu’il vaut parfois mieux préférer dormir.

Le sommeil, la veille – tout se fondait en un voyage aérien, gris et monotone, à travers les nuages. Je ne parlais plus toute seule dans ma tête. Il n’y avait pas grand-chose à dire. C’est ainsi que j’ai compris que le sommeil avait un effet : je devenais de moins en moins attachée à la vie. Si je continuais comme ça, me disais-je, je finirais par disparaître complètement, puis je réapparaîtrais sous une forme nouvelle. C’était mon espoir. C’était mon rêve. — Ottessa Moshfegh

 

L’ineffable douceur des dormeurs

Le sommeil, on s’y brûlerait les ailes. N’est-ce pas ce que nous enseigne la littérature ? Qu’est devenu le Bartleby de Melville, son grand besoin de repos ramassé dans ces quelques mots : je préférerais ne pas ? Et Oblomov, tableau vivant de la paresse qui, sous la plume de Gontcharov, dut à lui seul supporter toute l’indolence de la Russie féodale ? Bartleby, Oblomov, plus tard Un homme qui dort de Perec : « Tu ne rejettes rien, tu ne refuses rien. Tu as cessé d’avancer, mais c’est que tu n’avançais pas ».

Ottessa MoshfeghUn constat semblable anime Mon année de repos et de détente paru aux États-Unis en 2019. À ceci près que le schème du dormeur se décline cette fois au féminin. Le récit se déroule à New-York entre juin 2000 et septembre de l’année suivante. Mais ce moment crucial que signifie désormais la date du 11/09/01 dans la mémoire collective ne se présente pas comme une preuve tangible de la déraison du monde. La catastrophe qui, dans les autres romans, relève du pressentiment voire, chez Perec, du désir, ne se donne pas avant l’heure, et quand à la fin, l’événement se produit, il est d’une telle violence que ce caractère absolument destructeur lui ôte toute valeur de confirmation. Aucun signe avant-coureur d’un bouleversement ne viendrait, dans le cours du récit, contredire l’hypothèse que la frénésie dont témoignent les New-Yorkais, cette dépense excessive et risquée, n’est pas indissociable d’un mode de vie identifié comme normal, nécessaire et acceptable.

La candidate au sommeil dépeinte par Ottessa Moshfegh, elle, ne se sent ni normale ni nécessaire ni acceptable. Jeune, belle, riche, rentière, ultra-privilégiée, on jugera que les raisons de son mal-être ne sautent pas aux yeux.

Ça a été une période enthousiasmante de ma vie. J’étais emplie d’espoir. Je me sentais sur la voie d’une grande transformation. — Ottessa Moshfegh

Le registre du sarcasme pourrait bien être l’élément décisif qui ferait de Mon année de repos un délice d’ironie si le caractère de douceur signalé dans la famille des dormeurs volontaires ne l’emportait, là encore, sur cette dimension du propos. Faisant corps avec le paradoxe qui la voudrait comblée et malheureuse, la narratrice de ce roman rédigé à la première personne n’envisage pas son envie de sombrer sous l’angle du désespoir. Une mue, le projet pourrait n’être qu’une banale cure de sommeil à visée thérapeutique. La décision s’avère même franchement joyeuse là où, chez Perec notamment, le ton du récit colle davantage à la gravité du sujet.

Des petits bouts de truc

Il va de soi qu’au XXème siècle, on ne se fatigue plus à s’endormir sans avoir recours à tout un arsenal de drogues aux pouvoirs aussi alléchants qu’incertains. Mieux que l’amour, la garantie d’un suivi pharmacologique régulier est à la portée de n’importe quel compte en banque bien approvisionné, et c’est en consultant l’annuaire que la narratrice trouve son Dr Feelgood. Pour la plus grande joie du lecteur, l’esprit de raillerie trouve, en la personne du Dr Tuttle, un hôte à sa mesure. Tant il est vrai qu’un psy idéal devrait se borner à prescrire. À l’image d’un roman qui, contre l’analyse, fait le choix de la loufoquerie, le Dr Tuttle affiche une foi proprement ésotérique dans les puissances occultes de la médecine chimique. À défaut de déontologie, ses discours ne manquent pas de vertu curative.

Il faut vraiment écouter ses instincts. Les gens seraient mille fois plus à l’aise s’ils obéissaient à leurs pulsions plutôt qu’à leur raison. C’est pour cela que les médicaments sont tellement efficaces dans le traitement des maladies mentales – parce qu’ils altèrent notre jugement. N’essayez pas de réfléchir trop — Ottessa Moshfegh

Si elle n’était aussi drôle, le Dr Tuttle serait en tout point terrifiante. De session en session, on lui doit un beau florilège de théories iconoclastes. Sur les questions de santé dont la résolution implique généralement une sagesse de façade sinon des croyances flatteuses, le Dr Tuttle brise tous les tabous. Ici, il n’est pas de difficulté existentielle qui ne se résolve à coup d’ordonnance, l’équilibre se résumant en une formule indiquant quel remède prendre en combinaison de quel autre.

On dit souvent que l’esprit prime sur la matière. Mais qu’est-ce que la matière ? Quand vous l’examinez au microscope, ce ne sont que des petits bouts de truc. Des particules atomiques. Regardez de plus en plus près et au bout du compte, vous ne trouverez rien. Nous sommes principalement de l’espace vide. Nous sommes principalement du rien. — Ottessa Moshfegh

Dans un livre qui en compte peu, le Dr Tuttle trouve naturellement sa place en tant que personnage récurrent. Néanmoins, sur ce modèle hilarant, pathétique et traitre, les fréquentations de la narratrice, quoique caricaturales, ne manquent pas de vérité ni de profondeur humaine. À commencer par Reva, la meilleure (et unique) amie, sorte d’alter ego pauvre que la réussite sociale obsède presque autant que la minceur. L’addiction médicamenteuse de l’une trouvant sa réplique dans l’alcoolisme et la boulimie de l’autre, un concentré de répulsion et d’envie soude ces deux êtres avec un entêtement réciproquement suspect. Reva qui se veut de bon conseil ne tarit pas d’éloges pour la dormeuse qu’elle prétend aimer mais dont elle lorgne la plastique, l’insouciance et l’aisance financière en miroir de sa propre incomplétude. Sur la scène de ce petit théâtre mental, un troisième larron dénommé Trevor joue le rôle de l’ex, trader à la ville et amant en privé, d’un égoïsme sexuel absolu. Comme Reva pour l’amitié, il représente ce que la narratrice a connu de plus proche de l’amour, un simulacre addictif et avilissant.

Un jour, il m’a dit qu’il avait peur de me baiser « trop passionnément », au motif qu’il ne voulait pas me briser le cœur. Je lui ai demandé : « Si tu pouvais avoir seulement des pipes ou seulement de la baise jusqu’à la fin de tes jours, tu choisirais quoi ? – Les pipes. – C’est un peu un truc d’homo, non ? D’être plus intéressé par la bouche que par la chatte ? » Il ne m’avait pas reparlé pendant des semaines. — Ottessa Moshfegh

Est-ce manquer que de dormir ?

Un manque affectif auquel amie et amant ne peuvent pourvoir rencontre son équivalent dans une cellule familiale dysfonctionnelle et lacunaire. Enferrés dans leurs propres problèmes, père et mère furent de leur vivant d’un si faible réconfort pour la narratrice que, survenue peu de temps après leur décès, sa décision d’hiberner ne pouvait entretenir qu’un lien ténu avec l’événement. De même, l’échec somme toute considérable que représente une première expérience professionnelle ratée (dans le milieu de l’art) ne semble pas avoir pesé bien lourd dans son besoin de se soustraire au monde. Aussi cette résolution ne se présente-t-elle pas comme étant la conséquence d’un chagrin récent et identifiable. La solitude du personnage, son absence de talent, de désir, de passion, ne sont pas des attributs d’un quelconque état de tristesse ou de déception. La narratrice ne connaît pas d’émotion violente. Ni les mauvais traitements que lui inflige Trevor ni ceux que Reva retourne contre elle-même ne la bouleversent. À cet égard, somnifères et anxiolytiques ne modifient pas grand-chose à un quotidien décharné, sans attente, sans peine, sans joie.

Cette même absence d’émotions détermine Un homme qui dort. On y voit l’argument qui rapproche ce récit de celui d’Ottessa Moshfegh, un état d’indifférence et de flottement qu’exprime la disparition des connecteurs logiques entre les énoncés. En dehors de ces formes transactionnelles, le monde reflue comme par régurgitations, selon un principe d’inventaires. La narratrice de Mon année de repos et de détente trouve un certain apaisement dans cette gymnastique mentale : Compte les étoiles. Compte les Mercedes. Compte les présidents américains… J’ai compté les capitales. J’ai compté les différentes espèces de fleurs. J’ai compté les nuances de bleu. Céruléen. Pétrole. Electrique. Sarcelle. Tiffany. Egyptien. Persan. Oxford. Des informations, c’est tout ce qui demeure quand tarde l’endormissement et que rien n’emporte l’âme – et quelle âme d’ailleurs… ? Les informations sans les sentiments, c’est le comble de l’absurde :

Je ne pouvais pas supporter la télévision. Surtout au début, la télé éveillait trop de choses en moi, alors je m’excitais sur la télécommande, je zappais, je ricanais de tout, je m’agitais. C’en était trop. Les seules informations que je lisais encore étaient les titres racoleurs des quotidiens locaux, à la bodega. J’y jetais un bref coup d’œil quand je payais mes cafés. Bush affrontait Gore dans la course à la présidence. Une personnalité importante mourait, un enfant était kidnappé, un sénateur volait de l’argent, un célèbre sportif trompait sa femme enceinte. Il se passait bien des choses à New-York – il s’en passe toujours – mais rien ne m’affectait. C’était toute la beauté du sommeil – la réalité se détachait et se manifestait dans mon cerveau aussi fortuitement qu’un film ou qu’un rêve. Il m’était facile d’être indifférente aux choses qui ne me concernaient pas. Les employés du métro se mettaient en grève. Un cyclone arrivait, s’en allait. Aucune importance. Des extraterrestres auraient pu nous envahir, des sauterelles déferler, je l’aurais remarqué, mais je ne m’en serais pas inquiétée. — Ottessa Moshfegh

On comprend aussitôt que le comble de l’absurde, c’est plutôt l’information elle-même, le monde rempli à ras-bord de données disparates, sur lesquelles personne n’agit. Que font ceux qui ne dorment pas ? Que fait Trevor avec les cours de la Bourse ? Que fait Reva ? À bien des égards, trading, alcoolisme et boulimie opèrent en métaphores exactes de façons d’agir qui donnent l’impression d’être affairé. On gagne, on perd, on ingurgite, on vomit, on s’enivre, on déprime – les doses sont énormes –. Au travers de ces individualités blessées et blessantes, ce que Perec et Ottessa Moshvegh démontent n’est donc rien d’autre que la grande mécanique de désaffection qui ronge le cœur du capitalisme, ce grand vide existentiel masqué comme une menace par une prolifération de choses, de paroles, de gestes antagonistes et solitaires.

« Ton regard dans le miroir fêlé »

La beauté du sommeil c’est qu’il y a une vie dans le rêve, un retournement positif à la faveur duquel le somnambulisme prend les proportions d’une aventure intérieure. Le dormeur pense, le dormeur agit. Cette activité inconsciente laisse des traces, des résidus d’intensité qui, déposés dans la mémoire du rêveur, manœuvrent son retour vers le réel.

Le piège, cette illusion dangereuse d’être infranchissable, de n’offrir aucune prise au monde, de glisser, intouchable, yeux ouverts… — Georges Perec

Le dormeur n’est pas tant à l’abri qu’il croyait l’être dès lors que rêvant, il ressent. De s’être déshabitué de la vie courante, les contraintes et conventions du quotidien ne lui semblent que plus odieuses au réveil. Dès qu’il ouvre les yeux, la lumière du jour le brûle, n’est-ce pas à raison ? Dans ce qui s’impose avec violence, la violence n’est-elle pas l’indice du réel ? Sans doute la dormeuse new-yorkaise croit-elle encore qu’au terme de son hibernation, elle se sentira mieux. Pas un instant toutefois ne va-t-elle imaginer que le monde lui sera devenu hospitalier. D’une part, elle-même ne fait rien pour changer les choses, d’autre part, ce sentiment d’impuissance est précisément à l’origine de son besoin d’une coupure. Elle aura changé : elle se sera séparée, différenciée du monde.

Passivité coupable ? Il est intéressant sur ce point d’entendre le commentaire d’Ottessa Moshvegh sur son héroïne. Sensible aux critiques soulevées par Eileen, personnage d’une laideur et d’une ingratitude peu communes et figure centrale d’un premier roman éponyme, l’autrice souhaitait, par la beauté octroyée à la narratrice de Mon année de repos, démontrer qu’il n’en fallait pas davantage pour que l’inacceptable échappe aux jugements. « Une personne si belle peut se permettre de ne montrer aucune émotion, de rester sans affect », ajoute-t-elle, tandis que le caractère antipathique et les tristes manies de sa dormeuse n’éveillent chez le lecteur, à l’instar de Reva, qu’une sombre envie d’aligner sa conduite sur la sienne. Bien entendu, Ottessa Moshfegh n’est pas dupe de ce stratagème. La beauté dresse un écran de neutralité tout juste bon à ouvrir un personnage, à le rendre accessible. Ce n’est pas son éclat qui emporte notre adhésion, son apparence physique ne nous touche pas, pas plus en tous cas que celle des mannequins à laquelle renvoie son image. Bien davantage donnons-nous raison à la noirceur qu’elle recouvre, au refus blême de continuer, de jouer le jeu de toutes les prérogatives de classe, de jeunesse et de supériorité physique. Le sommeil, cette nuit où le désir retrouve sa grandeur, ce couloir de transformation, cet antre aux métamorphoses, vaut bien qu’on lui sacrifie du temps et toutes les prétendues richesses du monde. Dans le sommeil, le corps s’oublie, se perd, se dédouble…

Tu ne bouges pas, tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie, un double fantomatique et méticuleux fait, peut-être à ta place, un à un, les gestes que tu ne fais plus. Il se lève, se lave, se rase, se vit, s’en va. — Georges Perec

Le dormeur se mue en rêveur. Cette créature onirique échappée du sommeil qu’est l’Autre, le Double, se distingue absolument des autres. L’Autre n’a pas de corps, c’est-à-dire, de corps mondain, il est le négatif, le spectre, la sombre silhouette critique. Cependant, c’est à partir de ce dédoublement qui est une déchirure, que la vie peut reprendre autrement. L’avantage humanitaire que représente le fantôme pour le monde surpeuplé est qu’il glisse sur les choses sans les abîmer. Chez Perec, c’est un observateur, amer mais détaché. Il sort la nuit, s’installe dans des cinémas, observe les gens, n’interfère pas, se tient à distance. Quant à la dormeuse new-yorkaise, outre sa cinéphilie, les frasques qui signalent le passage de son Autre sont étonnamment empathiques et bienveillantes. Cependant, de même que son idole de fiction, Whoopi Goldberg, actrice noire connue, dans le courant des années 1990, pour les singularités d’un jeu dont le comique n’aura été qu’un enduit de surface, un leurre dissimulant des qualités d’ironie plus subtiles et obscures, il se pourrait que sommeil et fiction, en dépouillant le réel de tous ses déguisements, ne le rendent, sinon moins attrayant, plus radicalement inacceptable.

Ton rêve sait mieux que toi-même comment habiter le monde nous disent ces romans, l’imaginaire est une conviction subversive. Face à lui, le concret perd de son lustre, rendu trivial par la laideur des désirs qu’il accroche. Au terme de son année de repos et de détente, la narratrice, venue à bout de son propre vide intérieur, s’attaque à ce qui l’encombre au-dehors. D’un mouvement plein d’assurance et de vitalité, elle se débarrasse de toutes ses affaires, vêtements de marque, bijoux, mobilier coûteux, maison à la campagne, liquidation de l’héritage familial. Un après-midi du mois de septembre, elle rend une visite au Met, le fameux musée d’art new-yorkais. « Je crois que je voulais voir ce que les autres gens avaient fait de leur vie. » Eût-elle été en quête d’une révélation, elle ne sera pas déçue. L’œuvre d’art, comme le reste, n’est qu’une chose dans un cadre. Une illusion, celle d’un « temps contenu, retenu prisonnier ». Liquidation de l’héritage culturel et fin des inventaires : dans cet espace retrouvé, non pas en dépit du vide, mais grâce au vide, le sentiment revient.


image de bannière : Portrait d’une jeune fille en blanc, peinture anonyme du XVIIIe siècle
(peintre du cercle de Jacques-Louis David), repris en couverture du livre d’Ottessa Moshfegh


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Mon année de repos et de détente, Ottessa Moshfegh, traduit de l’anglais par Clément Baude, Fayard, 2019

Un homme qui dort, Georges Perec, Gallimard, 1967

Oblomov, Ivan Gontcharov, Gallimard, 1859

Bartleby le scribe, Herman Melville, Gallimard, 1853

Marcher pour s’enfoncer : Sans toit ni loi (Agnès Varda, 1985)

Sous l’œil documentaire d’Agnès Varda, la très jeune Sandrine Bonnaire devient Mona, force de refus et personnification errante d’une liberté impossible à vivre.

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Je te propose de jouer un personnage qui ne dit jamais merci, qui dit merde à tout le monde et qui sent mauvais. — Agnès Varda

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Mona : prénom dérivé du grec monos : seul.

La solitude de Mona est absolue, c’est pourquoi elle ne peut que marcher. Tout lieu est un être, un paysage, une situation, tout arrêt une rencontre, c’est-à-dire, la possibilité d’un attachement. Or, l’idée même d’un attachement contrarie celle de la liberté érigée en valeur unique. L’errance est un tout qui ne coïncide pas avec ses parties, un parcours sans rapport avec la somme des points tracés sur une carte lequel attesterait l’éventualité d’un avenir et la reconnaissance d’un passé. Mona circule au hasard et ne se conjugue qu’au présent, bloc d’être compact, infissurable et adverse. Elle ne justifie pas ses actions, ne s’excuse pas et ne demande rien, ne se fend d’aucune explication. Le mystère qu’elle incarne pourrait être total sans ces airs de saleté, de puanteur et de hargne qui la désignent aussitôt comme marginale. Clocharde : étiquette chargée.

Elle est passée comme un coup de vent : pas de projet, pas de but, pas de désir, pas d’envie. On a essayé de lui proposer des choses : rien. Rien envie de faire. C’est pas l’errance c’est l’erreur. Elle est inutile, et en prouvant qu’elle est inutile, elle fait le jeu d’un système qu’elle refuse. — Sylvain, philosophe et berger

L’enjeu du film se dessine aussitôt : l’énigme que figure Mona ne prêtera pas le flanc à l’iconisation. Ce n’est pas une image qu’il s’agirait de scruter, de rationaliser, c’est un corps et dans son allure, le rythme pesant de son pas, dans son maintien et ses gestes brusques, il faut sentir, éprouver. Jusque dans sa façon de mal dire ou de dire à moitié, le fil narratif taiseux et comportementaliste n’entame pas l’irréductibilité d’une attitude qui résiste à l’empathie autant qu’à la mise en récit. La sophistication de la forme travaille cet effet-là prenant Mona par le revers, ce dehors revêche qui est la seule part d’elle-même dont elle se montre généreuse. Son caractère ingrat, la reconstitution post-mortem en quoi consiste Sans toit ni loi ne l’expose qu’en rendant compte des manières suffocantes du monde qui lui fait face, ce cadre réfractaire, qui blesse et qu’à son tour elle blesse, seul élément de style à même de rendre justice à l’hostilité qui habite la jeune femme. Glacial, opaque, buté : le film ne prétend pas compenser par un lyrisme de surplomb ce à quoi son personnage se refuse. Le procédé du témoignage aboutit à ce que le moindre regard ou discours sur elle soit annulé. Si rien ne peut atteindre Mona vivante, qu’est-ce qui pourrait atteindre son cadavre ? Et cependant, dans ce face à face entre le monde et Mona, ce qui se joue est moins un phénomène d’opposition que de dédoublement. Mona pue ? Le monde pue. Mona est sale ? Le monde aussi. Mona emmerde ? On l’emmerde en retour. Dégoût, noirceur, égoïsme, ingratitude, c’est donnant donnant. Du vice de la terre originelle à sa détestable progéniture, il n’y en a pas une pour sauver l’autre. La marche n’est pas un mouvement dialectique ; fuite en avant peut-être, c’est surtout un enfoncement, jusqu’à la chute dans un fossé.

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La fonction du travelling

L’œil de la photographe se décèle dans la précision de pensée que manifeste chaque plan. Visages, paysages, objets : il n’est pas d’élément dans le visible que ne retranche un cadrage signifiant. Ce travail de découpe, les 12 travellings qui ponctuent le récit en sont un prolongement à peine cinématographié, en ce sens qu’ils mettent en scène la marche, qu’ils l’arrêtent plutôt que de l’accompagner. Voici comment la réalisatrice décrit le procédé :

Je savais qu’il y aurait de la musique quand Mona marche, et seulement quand elle marche. Les 12 travellings, ces 12 mouvements, de droite à gauche, où elle est seule, où elle marche, j’ai appelé ça la grande série. Ces travellings ont quelque chose de spécial à l’image. Par exemple à la fin d’un long mouvement, on dépasse Sandrine et la caméra s’arrête sur un outil agricole. Et le travelling suivant qui est quelquefois 5 minutes après, ou 6 minutes après, commence par un outil agricole et se termine, par exemple, sur une grille. J’imaginais qu’il y avait peut-être une mémoire de l’œil, une sorte de persistance rétinienne qui aurait fait que les gens auraient senti, ou peut-être ressenti, ou peut-être deviné, qu’il y avait un rapport entre les travellings. Finir avec une cabine téléphonique, et le suivant commence avec une cabine téléphonique. En groupant tous les travellings les uns après les autres, on voit de façon évidente les raccords image, et cette intention que j’avais d’accrocher les travellings à distance, façon de dire que Mona elle-même marche de façon continue. Elle est interrompue dans sa marche par des rencontres, mais au fond il y a une seule chose qu’on peut dire : Mona marche vers sa mort sur une musique de la Vita. — Agnès Varda

Cadrée de la sorte, presque cloisonnée, la marche s’éprouve convulsivement, vaine translation à l’horizontale. D’ailleurs on sent bien que Mona n’avance pas, que ce qui l’intéresse n’est pas d’aller vers un but, de progresser, mais d’arpenter le refus qu’elle a fait sien et auquel elle prête le nom de liberté, acte de rébellion qui débouche sur un dehors insondable et arbitraire.

Rouge

L’usage récurrent du rouge en couleur de contraste (contre le gris du monde et de la crasse) ajoute à cette désespérance une note de cruauté. Une passante, de la peinture qu’on prend pour une tache de sang, des panneaux de signalisation routière, une serviette éponge, des ongles laqués, une veste, le revers d’une paire de bottes et, bien entendu, les peaux abimées par le froid et le manque de soins, sont les indices d’une palpitation qui nargue inutilement la morosité ambiante, cette poisse qui embrume les esprits et pèse si lourd sur les épaules. Rien à faire : dans cette histoire le symbolique n’affecte aucune ambiguïté et le rouge assène sa violence d’infection tandis que le feu ravage. Couleur et ardeur s’entendent à se manifester sous un jour unanimement néfaste.

Une fiction empruntant la texture du documentaire.

Les témoins que convoque le film ne sont pas des acteurs. Ils viennent à l’image comme ils sont dans la vie, dans leur environnement propre, dans leurs habits personnels, dans leurs occupations ordinaires. Les informations relatives au chancre du platane, fléau qui, à l’époque du tournage et aujourd’hui encore, mobilise tout le Midi de la France, entrainant l’abattage massif de ces arbres, ne s’invitent dans le récit que pour ajouter une épaisseur de réel dans une fiction qui au fond, n’en est pas vraiment une. En effet, dans l’élaboration du personnage, intervient un travail d’enquête de terrain. Agnès Varda part sillonner les routes de l’Hérault et du Gard, elle s’invite sur les lieux du sans-abrisme (qui, à l’époque, ne porte pas ce nom-là), les squats, les halls de gare, les friches. Elle interroge, écoute, rencontre, et si, à l’époque, les femmes se font rares sur la route, Mona vient au jour par assemblage autant que par soustraction.

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Contre les hommes

Il est un point où ce travail de documentation aux allures de quête humaine prend le spectateur actuel au dépourvu, c’est dans la représentation du genre masculin : les hommes que croise Mona ressemblent à des caricatures. De ce pitoyable contingent ne filtre pas la moindre note d’espoir, comme si nulle part ne devait se trouver une alternative à la figure du mâle oppressif et libidineux dont la trivialité à l’endroit des femmes, bourgeoises ou clochardes, maîtresses ou servantes, se retrouve partout souillant la société dans son ensemble sans distinction de classes. Qu’une femme en situation d’errance constitue une proie est une évidence que le film ne prend pas garde d’interroger. Les hommes sont des ennemis, on s’arrête à ce constat, les libres, les exploités, les mariés, les vieux, les beaux, les laids, les canailles, les universitaires, les patrons : ils dominent, déçoivent, agressent, abusent. Pire : une âme charitable n’est qu’un lâche en sursis. En vain guetterait-on sur la ligne prolixe de la route la silhouette d’un être désintéressé . Pour infléchir le portrait à charge, les actes de générosité ou de compassion tardent à venir, lesquels, loin de nuancer l’image exacte de la dureté dont Mona fait son ordinaire, lui retirent un peu plus de cette substance qui lui fait déjà férocement défaut. Bien malin qui saura départager, au sein de cette galerie d’ombres grotesques, ce qui, d’une part, tient de la mise au jour d’un inconscient collectif dont on commence seulement aujourd’hui à entendre l’obscénité ; ce qui, d’autre part, relève d’une dépiction délibérément noircie du sexe dit fort ; et ce qui, enfin, rend compte de deux réalités croisées, celle d’une époque encore franchement misogyne, et celle d’un statut de marginalité notoirement défavorable aux femmes.

Moi, ça m’a fait chié d’être secrétaire. J’ai quitté tous les petits chefs de bureau alors c’est pas pour en retrouver un à la campagne. — Mona

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La funèbre marche de Mona

La force de Mona, et cette idée de la liberté qui lui tient au ventre, insultent les diktats que la société impose aux femmes. La clocharde pue, elle est sale, pas souriante, pas aimable, pas aimante, pas liante, pas causante : elle dit merde et c’est tout. Un corps féminin qui résiste aux assignations et aux regards défie l’ordre établi, il s’expose aussi à un redoublement de violence. À ce personnage qui, affirme-t-elle, ne lui ressemble en rien, Sandrine Bonnaire, 17 ans et demi à l’époque du tournage, offre une brusquerie et une agressivité qui sont comme la crudité d’une attitude raclée des tréfonds de son être, dont s’exhument, par un beau paradoxe, une grâce sourde et les contours d’un visage à la fois sauvage et juvénile.

Mona, on peut imaginer que la mort vient la surprendre en la faisant trébucher un jour d’hiver humide et glacial, on peut penser que, croyant continuer à marcher comme à vivre, elle ne s’attend pas à tomber, la pauvre. Mais à un être de cette trempe, la chute et le froid n’arrivent pas par accident, ils ne représentent pas le revers d’une vitalité affranchie, ils n’en sont même pas sa mise en échec. La volonté d’être absolument libre enrôle un désir mortifère qui, à terme, conduit à la destruction. À rebours – le film commence par la fin -, Mona dans son destin de solitude aura eu raison : sa mort ne profite à personne.


Sans toit ni loi, Agnès Varda, 1985

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À l’à-pic exact (un dernier effet de la lumière)