La fièvre du dimanche soir

Une des choses les plus insupportables avec la télévision, c’est l’allégeance relative à ses horaires. Le journal de 20h, la météo, le film déjà vu mille fois mais qu’on aimerait justement revoir, le documentaire à 23h15, on s’endort mais la vie des grenouilles herbivores dans la station spatiale Columbus semble irrésistiblement instructive, et voilà ! mine de rien on aménage son temps, on mange pendant, avant ou après – bref, on a rendez-vous avec sa télévision. Bien sûr, l’enregistrement reste une option envisageable, mais il implique une démarche relativement critique : l’intérêt pour le programme doit transcender le temps de sa diffusion. En dehors de son contexte, annonces, teasers, articles copiés-collés, a-t-on encore la moindre envie de le regarder ? Enfin, dans le meilleur et le pire des cas, la télévision est un espace de communion , une zone de confort affectif.

Pour ne pas se trouver dans une situation aussi existentiellement fausse , une seule solution : pas de télévision.

Oui – mais c’est sans connaître Le Masque et la Plume, émission phare de France Inter depuis plus de cinquante ans. Et là, en une fois, on retrouve tous les travers de l’addiction télévisuelle. Le dimanche soir, à l’approche de l’heure fatidique, 20h10 , on commence à se sentir tout joyeux. Imperceptiblement, on allume la radio un peu plus tôt, histoire de faire monter la tension, on se met à savourer – sans rien comprendre à son langage ésotérique – la météo marine, diffusée juste avant, comme un délicieux pré-générique. Quant au générique en tant que tel, une douce mélodie de Mendelssohn, c’est la madeleine de Proust multipliée par dix, ou autant de fois le chien de Pavlov : le coeur s’emballe, on salive, on fait des chut chut ça commence même si tout le monde se tait déjà – parce que oui, seul, c’est bien, mais c’est une émission à écouter ensemble, en société, avec une bonne bouteille de vin. Alors quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Eh bien… presque rien : une poignée de journalistes et de critiques qui se retrouvent chaque semaine, pour débattre en public de l’actualité cinématographique, littéraire ou théâtrale. Pas de quoi fouetter sa téléréalité ! Sauf qu’une telle synergie, une telle bonne humeur communicative, c’est finalement assez rare… Menée par l’inénarrable Jérôme Garcin (aussi directeur culturel du Nouvel Observateur, et écrivain), cette joyeuse bande, entre deux bons mots et trois ou quatre private jokes de masque-et-plumivores , commente, intelligemment, se dispute, judicieusement, interpelle, donne envie de voir, de lire, de réfléchir. Chacun y va de son personnage, lyrique ou cassant, intello ou populo, touché ou blasé, mais jamais gratuit, jamais prévisible, et souvent très drôle. Il y a le Seul-contre-tous (c’est le critique des Inrock), la brute au coeur tendre, la féministe, le fier-à-bras qui n’a pas vu le film / lu le livre. C’est du spectacle dans le spectacle, du sérieux dans du léger, cinquante minutes avec des amis brillants et drôles, parfois plus intéressants d’ailleurs que les oeuvres commentées – et c’est tant mieux! On en vient à attendre le dimanche soir dès le samedi matin (c’est grave!). On déteste tout ce qui s’interpose, on s’organise, on ne répond pas au téléphone de 20h10 à 21h. Pire : justement, à 21h, c’est déjà fini ? L’heure passe trop vite, et ensuite c’est vraiment la fin du week-end !

Photo : Michel Polac et Jérôme Garcin

Lien : Le masque et la plume, en direct et à l’écoute sur la carte

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5 réflexions sur “La fièvre du dimanche soir

  1. Eh oui Krotchka, voilà un rituel beau comme un monument historique ! Pas un de ces vieux temples de la Culture assoupi sous quelques millimètres d’apaisante poussière…non, non …plutôt un musée du Louvres sans cesse rénové, qui se suffit à lui-même et magnifie ce qu’il contient. Par magnifié, j’y vois surtout un effet loupe !

    Tu vois Krotchka, je pense qu’il existe trois catégories de films (ou de bouquins), qui demandent une procédure bien établie face au Masque.

    Tu aimes un réalisateur ? Un acteur ? Le bouquin dont le film est tiré ? Tu vas aimer le film, c’est sûr ! Bon, dans ce cas, on prends ses dispositions; le film doit absolument être vu avant la critique du Masque ou alors le son coupé durant le passage redouté de l’émission (chanter à tue tête peut-être un petit peu énervant pour l’entourage proche).

    La deuxième catégorie est bien aussi; le réalisateur honni, la bande d’acteurs nases, la comédie bien lourde, le film racoleur (« le retour de la revanche du III »). On se cale dans son fauteuil; émission gore assurée, ça va saigner ! On est sur le Service Public; pas de budget cinéma, moins de pression sur les épaules de nos tontons flingueurs; ils se lâchent grave ! On jubile, en oublie les milliers d’heures de travail, les problèmes de financement… finalement quelle place a cette œuvre dans l’Histoire du Cinéma ?

    Ensuite, c’est la rencontre du troisième type; le réalisateur inconnu, venant d’un pays tout droit sorti des oubliettes d’une géographie mutante et traitant d’un sujet aussi racoleur que les secret du vernissage des paniers manchous. Et là, ça palabre, ça discute, ça défend… Miracle, on finit par débourser une somme insensée dans un cinéma du bout du monde à une heure ou les braves gens sont pénards devant leurs écran plasma!

    J’aime le Masque et la Plume.

  2. … Et pour encore ajouter à l’émotion toujours renouvelée et inexplicable de la radio et du direct, l’écoute sur un bon vieux « poste » est encore possible, en grandes ondes (LW), 162KHz (la dernière station à gauche :-)

    ça craque, ça chuinte, ça parasite, mais ça chante. Et en voiture, on entend passer les ponts. Un ipod ne fera jamais ça :-)

  3. C’est vrai ! Je voulais le mentionner et puis j’ai oublié ! France Inter dans la voiture, c’est une autre histoire…

  4. Pingback: La vie est un songe… à la radio. « Rue des Douradores

  5. Pingback: New York par écrit « Rue des Douradores

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