Islande

Publicité

L’Amérique en 24 épisodes

Cet été, France Culture propose une série sur les séries. L’Amérique en 24 épisodes diffuse quotidiennement une histoire de la fiction télévisée, et c’est, chaque jour de la semaine, trente minutes de chroniques, nostalgie, analyses et extraits sonores, dans une ambiance décontractée voire déconcertante (pour ceux que le simple nom de ‘France Culture’ fait bâiller, l’émission est vraiment très vivante, ni scolaire ni intello…). Naissance de mythologies nouvelles.

Entre cinéma et télévision, la série semble occuper une position ingrate, méprisée ou méconnue, cible facile parce que populaire. Mais pourquoi tenter de la juger par rapport au cinéma, sans la dissocier de la télévision ? C’est un genre à part. D’ailleurs, elle s’enracine davantage dans la tradition du roman (cf les « feuilletonistes » Dumas, Sue, et même Balzac…) que dans tout autre forme d’art audiovisuel, parce qu’elle est avant tout une merveilleuse façon de raconter des histoires. Longuement, rêveusement, en détails, en disgressions, en tiroirs – le nombre d’épisodes multiplie ses moyens. Elle suscite d’autant plus de discussions, débats, commentaires, extrapolations, que sa durée et sa fragmentation lui confèrent un aspect participatif unique.

L’Amérique en 24 épisodes s’écoute à la radio. Il y a beaucoup à entendre, à apprendre, autant sur l’histoire que sur l’esthétique de ce genre particulier. Des invités, spécialistes et passionnés, des archives sonores, des musiques, des citations : tels sont les ingrédients d’un feuilleton aussi captivant qu’instructif. On redécouvre avec bonheur les séries cultes comme La Quatrième Dimension ou Alfred Hitchcock présente, d’autres moins connues, qui, cependant, sont à l’origine des plus grands succès actuels. Mis en évidence, les liens étroits qui relient le scénario à l’actualité d’une époque font réfléchir au contenu des séries actuelles, au portrait qu’elles livrent de nous.

Les émissions sont disponibles à l’écoute sur le site de France Culture, depuis une semaine.

Quant aux séries, on peut bien sûr les visionner en dvd.

Ma sélection personnelle :

Les Soprano, David Chase

Six Feet Under, Allan Ball

Rome, John Milius, William Macdonald, Bruno Heller

The Wire, David Simon

Carnivale, Daniel Knauf

Twin Peaks, David Lynch

X-Files, Chris Carter

Dans la Vallée d’Elah

La mention inspiré de faits réels devient presque redondante dès qu’il s’agit d’un film sur la guerre d’Irak, comme si, d’une part, un contexte aussi sensible exigeait moralement la caution du vécu, et que, de surcroît, il matérialisait un champ fictionnel infini où tout scénario aurait forcément déjà eu lieu. D’autant que le discret mais définitif inspiré assouplit considérablement la vérité historique, permettant de populaires mélanges fiction / documentaire. Paul Haggis, par ailleurs scénariste du diptyque réalisé par Clint Eastwood sur Iwo Jima, se démarque de cette tendance et ne vise pas l’événementiel. Partant du constat que la guerre d’Irak a déjà eu lieu, il assume le délai de retard et avance une réflexion sur l’après, rejoignant l’actualité sous un angle nécessairement éthique.

Le film de guerre motive une vision extrême de l’homme, déchargée de toute pesanteur philosophique, normalisant la mort et la folie. In the valley of Elah pourtant, n’appartient presque pas à ce genre : le personnage principal, Hank, est militaire à la retraite, il ne connaît pas l’Irak. Cette guerre est incarnée par son fils, disparu et retrouvé mort peu après son retour ; le récit prend donc la forme d’une enquête policière, en marge des combats. La guerre, référent absent, est matrice de la tragédie mais, comme dans Apocalypse Now, sa présence est un trou noir qui ne produit que des images dérivées. En l’occurrence, des séquences parcellaires et dégradées, récupérées d’un téléphone portable, lesquelles ne symbolisent pas uniquement l’impossible compréhension de la réalité du front, mais établissent directement le parallèle entre l’image idéale que Hank se fait de son fils, héros américain / bon combattant, et l’effet dévastateur de son séjour en Irak. Il faut évidemment lire dans cette crise de la filiation une métaphore de l’Amérique des pères fondateurs, idéalement intègre, manichéenne, saine, et ce que ces valeurs deviennent sur le terrain. L’insistance sur le caractère rigide et hygiéniste de Hank dessine un personnage tristement anachronique, aveugle et impuissant. Autour de lui, le film se construit comme un thriller, autre reflet d’un mode de penser révolu. Qui a tué son fils ? Pourquoi ? Comment ? Il y a comme un rappel des films de complot des années 80, un écho de Missing (Costa-gravas, 1982) où une pareille enquête conduit à la mise à jour d’une situation politique insoupçonnée (voir, à ce sujet, l’étude de Benoît Deuxant, sur son blog Noreille). Mais les temps ont changé, et cette théorie ne fonctionne plus. Démonstration par l’absurde, la syntaxe du film se calque sur les préjugés paternels : l’enquête doit déjouer le temps, les mensonges ; elle produit nécessairement un récit, une explication rationnelle – une conspiration – dont l’importance seule pourra racheter la perte du fils. Grille interprétative que la structure feint de soutenir, suspense, rebondissements, cible évidente de l’émigré / dealer mal intégré à l’armée, et toujours le goutte à goutte des images numériques récupérées du téléphone, dont on ne doute pas une seule seconde qu’elles sont la clef de l’énigme. Et si tout cela n’est qu’un leurre, c’est le cœur même de l’idéologie nationale qui s’en trouve renversé, tel le drapeau américain retourné qui s’élève funestement dans le ciel américain.

Autre piste de lecture, la métaphore biblique, portée en titre, la vallée d’Elah, lieu mythique de l’affrontement entre David et Goliath. Ici aussi, le film opère un déplacement inconscient. Car ce récit, parabole de la victoire sur la peur, ne se rapporte pas tant à la situation de Hank que cette autre scène primitive de l’Ancien Testament, celle du sacrifice d’Abraham, où Dieu adresse au patriarche cette demande impossible de lui sacrifier son fils unique. La substitution du mythe de la filiation par celui de la peur renseigne sur la teneur réelle du drame : le père refuse d’accepter l’enjeu véritable de la mort de son fils, gardant le plus longtemps possible l’image d’un héros courageux, dont la noblesse patriotique rejaillit sur lui-même, le père, qui, par l’exemple et l’éducation, a su lui communiquer cette force. Aveuglément, il reproduisait le geste définitif d’Abraham. A terme, l’évidence que la folie de la guerre s’empare inévitablement des combattants, transforme la vallée d’Elah, symbole de la partition entre bien et mal, en un champ de mort absurde.

Tommy Lee Jones et Charlize Theron dans In the valley of Elah, Paul Haggis (2007)

Avec elle nous tombons

Makrokosmos, GEORGE CRUMB

Makrokosmos convoque les sens en plusieurs temps. Le rythme se propage à l’intérieur du corps, diffusion du toucher, le son, ample et dispersé, investit l’ouïe mais, prioritairement, c’est la vue que l’œuvre privilégie.

On voit ce que l’on écoute. Les sons peuvent se détacher les uns des autres et s’ordonner dans l’espace ; ils composent une image rythmée par les formes et les couleurs, équivalent musical des résonances de Kandinsky. En exergue, des citations littéraires renforcent la suggestion picturale : Dans la nuit / La terre lourde / Des étoiles s’écroule / Dans la solitude / Avec elle nous tombons / Un Etre pourtant / Eternellement retient / Dans ses mains légères / Notre chute (Rilke). La représentation du cosmos reste abstraite tout en devenant sensible. Aussi, d’une étrange manière, cette musique est-elle profondément bouleversante, révèlant un champ d’expressions où les disciplines se confondent, glissent discrètement de l’une à l’autre. S’il s’agissait d’une oeuvre purement contemplative, elle devrait en assumer le poids, et s’exposer au danger d’un certain statisme. Or, c’est tout le contraire. Fluide, légère, elle retranscrit le mouvement circulatoire du cosmos, dont elle donne une vive impression physique : regroupements de notes, accélération soudaine, zones de flottement, circulations internes, balancements, oscillations, ascensions et chutes.

Petite digression : Crumb joue parfois sur le graphisme des partitions. L’augenmusik, la musique pour les yeux, est l’équivalent musical des calligrammes. Rien ne transparaît à l’écoute, mais l’acte n’en est pas moins signifiant, puisqu’il réaffirme la prévalence du regard.Autonome, cette musique s’inscrit néanmoins dans une tradition. Crumb reconnaît s’être inspiré de Bartók (Mikrokosmos, 1926) et de Debussy, compositeur particulièrement visuel. On décèle dans le troisième mouvement, L’Avènement (Le silence infini des espaces m’effraie) des réminiscences de La Cathédrale Engloutie, tant au niveau sonore que dans la montée impressionnante du piano. A cela s’ajoute l’ambition de réaliser une véritable œuvre technique globale, à la manière de Bach, Chopin, Liszt. Mais l’approche diffère forcément. C’est une recherche de texture, une caractérisation du piano par une confrontation avec les percussions. Lesquelles, démultipliées, sont à tour de rôle convoquées pour leur timbre davantage que pour leur fonction rythmique. Leur diversité n’est ni décorative ni aléatoire (vibraphone, xylophone, cloches, tam-tam, cymbales, crécelle, maracas, glockenspiel, claves…) : la sonorité propre à chaque instrument entre en résonance avec une couleur spécifique du piano. Interviennent aussi les performances physiques du pianiste : chant, psalmodies, sifflements et grognements, qui appuient sporadiquement les pianos amplifiés. En prolongement, les morceaux de Gervasoni et de Georg Haas s’invitent comme échos de Makrokosmos. Les activités imaginaires et intellectuelles sont ici confondues. L’instabilité des composants peut éveiller un certain malaise chez l’auditeur, et simultanément lui communiquer une force bizarre, comme si le vacillement permanent des sons engendrait une chorégraphie complexe d’où naîtrait, finalement, un nouvel équilibre.

Cruauté individuelle – nécessité politique

Mon meilleur ennemi, Kevin MacDonald

Une fois évacuée la déconcertante inanité du titre, qui donne à penser que l’on se retrouve face à la nième comédie américaine, abstraction faite, aussi, d’un certain sensationnalisme peut-être inhérent au sujet, voici un documentaire aussi déplaisant à regarder qu’indispensable, sur Klaus Barbie.

Klaus Barbie, c’est le SS parfait, l’incarnation sans ambiguïté du Troisième Reich, à la fois aberration humaine et pur produit d’une idéologie fédératrice. Envisager le « bourreau de Lyon » est chose facile : il n’y a rien qui puisse le défendre. Affecté, pendant la deuxième guerre mondiale, à l’élimination de la Résistance française, il accomplit sa tâche avec autant de professionnalisme que de plaisir, se chargeant bien souvent lui-même de la conduite « physique » des interrogatoires. Dans ce contexte d’abomination, on lui connaît deux coups d’éclat : la mise à mort probable de Jean Moulin, et, surtout, l’ordre de déportation des enfant de l’orphelinat d’Izieu, en 1944.

Choses connues, admises/ incompréhensibles, comme tout ce qui relève de cette époque. Seulement la vie de Klaus Barbie ne s’y arrête pas. Après avoir combattu pour Hitler jusqu’au bout, il réussit à s’échapper et parvient à fuir à l’étranger. En théorie, c’est très simple. Pour le retrouver, il suffit de le chercher, et c’est ce qui arrive. Mais le plus surprenant, le plus choquant, dans ce cas malheureusement plus représentatif que particulier, est le motif de cette redécouverte du SS non-repenti. La CIA le contacte, ainsi que nombre de ses anciens collègues, non pour le remettre aux mains de la justice, mais pour lui confier un travail. N’est-il pas spécialiste en son genre ? De la lutte contre la Résistance à la lutte anti-communiste, il y a un savoir faire qu’il serait dommage de gaspiller. C’est donc l’occasion pour lui, alors qu’il commence justement à s’ennuyer dans son quotidien de gentleman farmer en Amérique du Sud, de réactiver ses talents d’organisateur, de chasseur, de bourreau. En toute impunité. Retrouvé par Serge et Beate Klarsfeld puis brièvement arrêté dans les années 70, il est rapidement relâché : Klaus Altmann (sa nouvelle identité, à consonance juive, d’après guerre), bénéficie des protections nécessaires. Certes plus méfiant désormais, c’est-à-dire attentif à neutraliser les curieux qui l’approchent d’un peu trop près, il œuvre à la réalisation de son rêve ultime : fonder un Quatrième Reich dans la Cordillère des Andes. Il est finalement arrêté et condamné en 1987, quatre ans avant sa mort, non sans avoir été défendu avec éclat par l’avocat Jacques Vergès.

C’est donc, rapportés brièvement, les faits relatés dans ce documentaire. Autant dire qu’avant même tout analyse critique, on ne peut que se laisser submerger par l’effroi. Jusqu’aux traits de ce visage, lors du procès, de ce vieil homme amaigri, sur lequel la cruauté ne semble avoir laissé aucune trace.

Ensuite, en ce qui concerne le traitement de Kevin MacDonald, on reste mitigé. Efficace, direct, bien monté, rapide. Autant de qualités qui, dans ce cas particulier, peuvent devenir des défauts. Nul besoin de réarrangement : les faits bruts sont accablants. Parmi les personnes qui prennent la parole, des victimes, en premier lieu, des témoins, des politiciens, des historiens (notamment Robert Paxton, spécialiste américain connu pour ses recherches sur la collaboration française), sans oublier la propre fille de Barbie, dont je vous laisse découvrir le discours, et l’avocat-sophiste Jacques Vergès, d’une intelligence pour le moins particulière.

Ailleurs, on sent peut-être un peu trop le goût du cinéaste pour le suspense. Son précédent film, The Last King of Scotland, sur le dictateur ougandais Idi Amin Dada comportait à peu près tous les défauts d’une fiction historique : performance d’acteur (un oscar pour Forest Whithaker), personnages caricaturaux faire-valoir, scénario didactique, etc. La musique omniprésente rythme des images parfois décontextualisées, qui font craindre par moment un manque de rigueur, des dangereux raccourcis voire quelques réarrangements historiques douteux, même s’ils ne servent qu’à incriminer davantage Barbie. Je pense que tout dossier à charge, le plus accablant soit-il, se doit d’être d’une exactitude, d’une précision inattaquables, pour être efficace. Un contrexemple : le récent Système Poutine, dont la partialité, à mon sens, affaiblit la portée.

On attend avec d’autant plus d’impatience l’imminente dvdition d’Hôtel Terminus, de Marcel Ophüls, documentaire de 4 heures consacré à Klaus Barbie, datant de 1989.

Liens utiles :

  • Lien 1 : L’Avocat de la Terreur de Barbet SCHROEDER, document indispensable sur la personnalité très controversée de Jacques Vergès.

  • Lien 2 : Le Temps du Ghetto, de Frédéric ROSSIF, magnifique et poignante reconstitution du Ghetto de Varsovie.

  • Lien 3 : Rendez-vous avec X : émission hebdomadaire sur France Inter. L’histoire du XXème siècle, racontée autrement. Les dossiers secrets, le dessous des affaires – souvent peu ou pas racontées. Attention de ne pas devenir complètement cynique…

  • Lien 4 : la filmographie de Kevin MACDONALD à la médiathèque

  • Lien 5Les Enfants d’Izieu, lecture du livre de Rolande CAUSSE par Bulle Ogier (merci à Globeglauber)

Photo : les enfants de l’orphelinat d’Izieu

La bonne voie par la fausse route

Un soleil épais comme un rideau de pluie, des maisons obliques grimaçant de laideur, une route sinueuse qui n’a pas plus d’horizon que la vie sordide et, sans rien enlever ni rajouter à ce tableau, une infinie sensibilité, capable de transfigurer n’importe quel ciel bas.

L’écriture se liquéfie dans le sujet, le sujet se dissout dans l’écriture. A coup d’ellipses et d’écrans noirs, Eldorado invente un impressionnisme de concepts. Il y a un peu de tout, et beaucoup de rien. Un humour qui s’effiloche en amertume, une rencontre très floue, une tendresse à contretemps. Certains plans, larges et immobiles, suspendent un vide partagé en zones de vide qui se renforcent mutuellement : une part de ciel pour une part de terre – on dirait un Rothko concret. Du western, on retient quelques signes extérieurs de nostalgie : la voiture, les paumés, le nulle part de l’arrière pays, l’écho amplifié d’une musique. La route ne figure que par tronçons courts, et surtout, elle est sans début ni fin, même pas circulaire .

Un film très doux, pourtant. L’atomisation des éléments les décharge de toute pesanteur. L’absence de repère annule toute frontière entre réel et irréel, vrai et vraisemblable. On le remarque à peine mais il n’y a pas de point focal, pas de centre. Un monde en désarroi, sans rédemption ni désespoir, mais drôle et poétique, irradiant une chaude lumière de la où on l’attend le moins : du fond d’un cœur en or.

Une occasion de revoir le très beau Ultranova, premier film de BOULI LANNERS…

Vues subjectives d’instantanés fugitifs (1)

Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices.

Ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre, il se demanda longtemps s’il l’avait vraiment vu, ou s’il avait créé ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait venir…

Chris Marker, La Jetée (1962)

Dégradation (Les Promesses de l’Ombre)

Polar, tragédie, conte d’amours impossibles : sémantique du sang qui irrigue, qui ravine corps et familles, circule d’Est en Ouest, de la mort à la vie. Métaphorique et trivial, l’avenir est une promesse, un éclat indéfinissable des profondeurs sordides.

Les mots de David Cronenberg semblent appartenir au langage commun, mais leur sens s’affranchit du dictionnaire ; ses films, bien que respectueux des genres, en trahissent de tous côtés les codes. N’est-il pas le réalisateur de Faux Semblants ? Pour lui, chaque histoire se double d’une autre, qui la dément. Ses personnages sont d’une nature ambivalente, partagés entre deux mondes, dont l’un, inavouable, doit demeurer secret. Sa seule simplicité s’exprime alors par la narration. Ici, une histoire banale de rivalités mafieuses, les Russes et les Tchétchènes déportent leur guerre dans les bas-fonds londoniens, une jeune femme trop curieuse, un mystérieux journal intime – boîte de Pandore – un enfant qu’il faut protéger de la fange dont il est issu. Et si ce récit se déroule dans une linéarité qui n’exclut pas un certain suspense, de plus près déjà il se trouble, comme un mirage, et laisse entrevoir sous sa trame imprécise, fuyante, des zones sombres d’une texture bien différente.

L’impact physique et cérébral produit par Eastern Promises réclamerait un délai avant analyse, si justement l’état premier, entre malaise et éblouissement, n’en donnait pas une compréhension plus adéquate. Intellectuellement, les pistes se contredisent. La mafia russe à Londres, d’un réalisme limpide, la rivalité attendue, cette histoire de filiation, de vengeance, d’amour – génèrent autant d’interprétations en interne, dans l’œuvre du cinéaste, qu’en externe, vers la société et l’état du monde. Chaque fil narratif, chaque plan, chaque geste, suscite questions et associations d’idées. C’est la voix officielle de Cronenberg, son langage commun, qu’il prolonge volontiers dans ses interviews, lorsqu’il explicite tel ou tel élément de son œuvre. Le choix de Viggo Mortensen, acteur chez lui pour la seconde fois, qu’il présente volontiers comme un alter ego. Ou celui de Jerzy Skolimowski (l’oncle russe) cinéaste polonais qui, après une longue pause cinématographique, présente à Cannes son nouveau film, Quatre nuits avec Anna. Les détails pittoresques sur le mode de fonctionnement des Vory v zakone (littéralement les « voleurs dans la loi »), mafia russe immigrée, sa loi, sa hiérarchie, ses rituels – dont le tatouage n’est pas le moins intrigant.

Pourtant, si le film se limitait à ce que Cronenberg en dit, ce ne serait qu’un polar ordinaire, aussitôt oublié. Dès l’ouverture l’image bascule dans l’horreur. C’est bref, sec, et sans appel. Après, quel qu’en soit le déroulement, l’histoire se reverse sur autre chose, une autre compréhension, ni anecdotique ni conceptuelle. Une compréhension organique. Le réalisateur lui-même explique : « A cause de mon orientation philosophique, existentialiste, cela me rend très conscient du corps. Le premier acte de l’existence humaine, c’est le corps humain, je ne crois pas en l’au-delà. Pour moi, la réalité, c’est le corps. » (Positif, novembre 2007). Cette insistance sur l’existentialisme est a priori étonnante, rapportée à un film multipliant les références bibliques : une femme met au monde un enfant sans acte sexuel, deux frères se disputent les faveurs du père, un roi en remplace un autre, l’amour ne peut être que spirituel… Comme chez Dante, Baudelaire, Dostoïevski, Blake, la religion est omniprésente. Par la dégradation. La foi, même évacuée ou reniée, débarrassée de toute transcendance, persiste structurellement, transposée, par effroi, dans la société, comme une inévitable régression aux mythes fondateurs, à une violence originelle. Dans l’Ancien Testament, Dieu est cruel, jaloux, impitoyable, et ses fils ne valent pas mieux. La vie se manifeste par le sang, aussi riche, aussi dispensable. Sacrifices, combats, le film fait souffrir la chair, exacerbe sa fragilité, son absurdité et, par là, sa beauté. Affirmer, en d’autres termes, qu’il n’y a rien de plus, dans la vie, que cette chair, c’est lui restituer une intense, une difficile primauté. Les tatouages consacrent la valorisation du corps, mais représentent aussi une tentation de transcendance. Offrir sa peau au marquage, c’est à la fois renoncer en partie à son intégrité physique, mais plus encore réinscrire son corps dans une perspective métaphysique, ici celle d’une fraternité idéale, une famille d’élection, où le sang prend une signification nouvelle, mortifère, à la fois monnaie d’échange et gage de fidélité. Les hiérarchies se mettent en place par la violence et le mensonge. Une base aussi instable les rend vulnérables, forcément exposées à une surenchère dans la violence.

Cette sombre traversée n’a rien de cathartique ; elle est simplement inévitable. Est-ce ainsi que Cronenberg se représente la genèse ? Le titre, les promesses de l’Est, pourrait nous orienter vers cette interprétation, et conclure l’histoire – le dernier plan idyllique – sur une vision de paix profondément mélancolique.

Eastern Promises, David Cronenberg (2007), avec Viggo Mortensen, Naomi Watts et Vincent Cassel