Mois: septembre 2008
The War
Elle arrive inévitablement trop tard, mais, dans l’intervalle entre réel et souvenir, entre vécu et histoire, la photographie occupe un espace privilégié. Ce champ hétérogène sur lequel les faits glissent doucement vers la subjectivité constitue la matière des documentaires de Ken Burns. Traitée comme un sujet vivant, la photographie sert de base au récit de la Deuxième Guerre Mondiale, à mi-chemin entre rigueur et sensibilité. En mêlant les genres, cinéma, documentaire, photographie, reportage, guidé par une solide intégrité, il semble presque atteindre l’inaccessible étoile de tout historien : la vérité.
Transitivité humaine
« … le plus grand cataclysme de l’histoire commença avec des émotions simples et ordinaires : la colère, l’arrogance, le goût du pouvoir, le fanatisme et le sectarisme. Et il prit fin parce que d’autres émotions entrèrent en jeu : le courage, la foi, la soif de liberté… » Cette vision de la Deuxième Guerre Mondiale, à la fois trop simple et humainement juste, est celle d’un cinéaste que l’Europe découvre à peine, (The War a été primé à Cannes en 2007), auteur d’une œuvre certes ancrée dans le fonds historique américain, mais qui, dès la première image, dès le premier mot, se positionne au-delà de son sujet et tout à la fois, sans contradiction, en plein cœur. D’une poésie sociale proche d’un Jean Vigo ou d’un Louis Malle, son travail puise autant aux sources du documentaire qu’à celles d’une cinéphilie nourrie de films épiques (John Ford, Henry King) et de maîtrise formelle (Hitchcock). Son oeuvre rassemble deux qualités rarement réunies : souplesse et maîtrise. Au départ, nulle préméditation. Une vocation de cinéaste l’oriente modestement vers des écoles de province. Son attention mûrit au hasard des rencontres, au contact de professeurs, qui, maîtres spirituels, lui révèlent la beauté, la richesse dramatique du réel, et le détournent peu à peu de la fiction. Une noble initiation : un homme, que sa sensibilité dispose naturellement à la rêverie, revient au monde par le même chemin, par cette même qualité, cette fois-ci les yeux ouverts. Pour autant, il ne renonce ni au récit ni à la poésie. Aujourd’hui, à cinquante-cinq ans, Ken Burns signe une quinzaine de documentaires aux sujets variés : sport, jazz, politique ; un splendide opus sur la Guerre de Sécession, un autre sur le base-ball. The War est sa première édition européenne. Au-delà de cette apparente diversité, Ken Burns n’hésite pas à déclarer qu’il fait toujours le même film. On le comprend. Outre l’unité de la forme, c’est le fil d’une seule pensée qu’il déroule de film en film, affine et approfondit. Lui, il reste dans l’ombre, ne s’impose ni à l’image ni au sujet. On pourrait le caractériser comme l’exact contraire de son compatriote Michael Moore. L’un se tient devant la caméra pour envahir l’espace ; l’autre s’efface et se met à l’écoute, disponible et attentif. Par conséquent, la parole militante n’a pas lieu d’être : le film parle de lui-même. Les photographies, les témoins, les archives : nul besoin de forcer, d’en rajouter. L’engagement de Ken Burns se manifeste dans le choix de ceux qui prennent la parole, celui des photos, dans le montage – une façon personnelle, intime, d’aborder l’histoire. « (…) mon travail (…) est celui d’un mécanicien qui cherche à comprendre comment fonctionne la machine de son pays, déclare-t-il, avec un goût prononcé pour la litote, puis il rajoute – et c’est l’essentiel – en abordant souvent le problème racial. » Il y a The civil war, Unforgivable blackness, Jazz… Autant de titres qui abordent frontalement ce thème. Mais The War n’est pas en reste. La parole donnée aux diverses communautés ethniques et les incessants va-et-vient entre le front et l’arrière du combat, dénoncent une des plus graves contradictions des Etats-Unis à ce moment décisif de l’Histoire : un pays raciste combat un autre pays raciste. Non mixité raciale des bataillons, émeutes et lynchages dans les usines où, état d’urgence oblige, les Noirs sont promus au rang de manœuvres, ségrégation omniprésente – auxquels il faut rajouter, après Pearl Harbor, la mise en quarantaine des citoyens américains d’origine japonaise. Sans monopoliser l’avant plan du documentaire, le rapport conflictuel des Américains avec leur population noire circule continûment dans l’œuvre de Ken Burns, leitmotiv lancinant, révélateur de l’esprit général dans lequel il travaille. Ni juge ni historien ni pamphlétaire, mais intègre, sensible et humaniste. Pour convaincre, le témoignage s’avère plus prégnant que toute autre forme de démonstration.
L’Histoire est un récit intemporel
L’idée d’un documentaire fleuve sur la Deuxième Guerre Mondiale a déjà donné lieu, en France, à une captivante série télévisée, entre 1989 et 2001, Histoire Parallèle. Si le principe de l’émission de l’historien Marc Ferro consistait à confronter les actualités d’époques des différents pays en jeu pour en débattre ensuite avec des spécialistes, le propos de Ken Burns se situe ailleurs, même s’il insiste souvent sur la disparité entre la (dés)information et la réalité du terrain. The War ne cherche pas à comparer les points de vue. Il est vrai que le documentaire se déploie à partir de quatre petites villes américaines : Mobile, Waterbury, Sacramento et Luverne. Là-bas, comme partout ailleurs, des jeunes Américains se sont portés volontaires. Certains ont survécu, d’autres sont morts. Ses hommes et leur famille, leurs proches, incarnent autant de fils qui relient le temps présent à la guerre. Ils n’ont pas d’autre rôle que celui d’être ou d’avoir été, ils n’ont pas de position à défendre, de camp à représenter. Ils sont à la fois fortuits et uniques, leur présence est un hasard qui fait sens, humainement. Ils apparaissent, au fil des épisodes, de plus en plus familiers, de plus en plus proches. L’emploi de la musique accentue le processus de familiarisation. Tout au long du documentaire, les mêmes airs (jazz, classique, vif, triste) sont utilisés comme des leitmotive associés à certaines scènes, endroits, personnages. Les quatre villes ont été choisies pour leur neutralité mémorielle. La durée du documentaire, quatorze épisodes, douze heures, restitue une dimension essentielle de la guerre : sa longueur. Comment se figurer l’ampleur de ces années dans le cours d’une vie ? En suivant, jour après jour, ces hommes et ces femmes. L’esprit commence peu à peu à se représenter leur quotidien ; les visages se précisent et, construite par l’alternance entre photos d’époque et témoignages actuels, une personne réelle se matérialise peu à peu, plus qu’un instantané étranger, trop vite oublié, un être dans la durée. Les souvenirs racontés côtoient une narration à la troisième personne, les archives sont augmentées de plans actuels, et cette juxtaposition des deux époques provoque un phénomène étrange : l’annulation du temps. On sent la durée de la guerre, mais il devient difficile d’imaginer qu’elle appartient au passé. Si touchants sont les témoins que leur récit envahit le présent, comme s’ils nous entraînaient au centre de leur mémoire. The War, malgré une solide documentation, ne prétend pas à l’approche épistémologique d’Histoire Parallèle, pas plus, finalement, qu’il ne nous donne sur la guerre un point de vue spécifiquement américain, les Etats-Unis faisant tout au plus office de point de départ. Aussi, les critiques soulevéespar tel ou tel groupe d’influence, la colère de la communauté latino-américaine de ne pas avoir été représentée, les lacunes évidentes du récit (nulle mention de l’action de la Résistance…) sont-elles infondées. Le sens de ce documentaire, s’il faut comparer, se rapproche davantage du magnifique Thin Red Line, de Terrence Malick ou du diptyque de Clint Eastwood : Flags of our father / Letters from Iwo Jima. Ces trois films ont en commun la guerre du Pacifique (les batailles de Guadalcanal et d’Iwo Jima). Le langage cinématographique donne a priori une liberté plus grande dans le traitement thématique, que celui du documentaire. Terrence Malick plonge les soldats américains dans un chaos où végétal, minéral et animal se répondent ; la destruction se propage comme un écho qui engouffre un monde incompréhensible et exsangue. Clint Eastwood tourne deux films différents, pour illustrer tour à tour le point de vue américain puis celui des Japonais, mais au final filme encore autre chose. C’est aussi l’esprit du splendide film russe Requiem pour un massacre qui approfondit également un épisode de cette guerre tentaculaire. Dans The War, et dans chacun de ces films, la guerre parle avant tout de l’homme. La mise en situation contextuelle, n’est pas un dispositif de rigueur historique mais au contraire un resserrement sur l’individu. Déjà dans Guerre et Paix, Tolstoï utilisait ce procédé, un aller-retour continuel du particulier au général, des micro-récits imbriqués dans l’Histoire, sans hiérarchisation. La guerre figure cet état extrême de l’humanité où tout est exacerbé ; elle met en évidence tout ce qu’un quotidien rassurant, routinier, peut facilement occulter. Folie ? Absurdité ? Non. Un quotidien révulsé, sans faux-semblants, ses grandeurs, ses misères, ses injustices, ses joies inespérées.
Transmission photographique
La matière première de Ken Burns est la photographie. En tant que documentariste, il a mis au point une approche originale qui porte désormais son nom : le Ken Burns effect . Ce procédé consiste à filmer les photographies comme des scènes vivantes, réelles – plan éloigné / plan moyen / plan rapproché. Le résultat ne manque pas de surprendre. Il résout deux problèmes majeurs dans l’utilisation des photographies. Premièrement, la question morale inhérente au sentiment esthétique qu’elles suscitent (voir aussi, à ce propos, mon article sur Le Ghetto de Varsovie). Peut-on admirer une image pour sa beauté lorsqu’elle capte un moment de souffrance ? Comment se défaire de cette attirance, de cette fascination ? La caméra qui plonge au cœur de la photographie et la révèle progressivement à l’œil, lui restitue une dimension morale. La beauté est préservée voire sublimée, mais le mouvement lui donne la parole ; la photographie parle, raconte, elle vit. Non plus contemplation muette et coupable de l’horreur mais participation, écoute. Le second problème qui, contrairement à celui que je viens d’évoquer, préoccupe aussi les producteurs de Ken Burns, découle de l’ennui présumé d’un documentaire-diaporama. Une séance photos n’a qu’un intérêt limité ; une heure, peut-être, mais douze heures ! Le Ken Burns effect, en exagérant à peine, transforme l’exposé en thriller. Sans s’attarder sur la profonde parenté de ce procédé avec l’invention de Chris Marker dans La Jetée, c’est ici que l’on décèle l’influence de Hitchcock sur le style de Ken Burns. Il agit comme un second révélateur. La photographie devient un tableau rempli de mystère, une scène inquiétante dont la signification réelle n’apparaît qu’au dernier plan. La caméra part d’un gros plan sur un visage creusé, les yeux exorbités levés vers le ciel. Doucement, elle descend, part un peu à droite, c’est une plage, le sable, plus loin les flots, des hommes, assis par terre, accablés, la caméra descend encore, et c’est le dernier plan : dans les bras de l’homme, un corps, ensanglanté, mort. Un suspense essentiel, qui anime les documents. Les hommes agonisent en temps réels, ils pleurent encore et toujours, ils sont sales, exténués, mais aussi fiers, courageux, aimants. On sent la force de la camaraderie, le meilleur et le pire de la nature humaine. Il est essentiel qu’un documentaire puisse, aujourd’hui plus que jamais, sans rien ajouter, à partir de documents historiques, raviver aussi intensément notre mémoire. La caméra-œil, dans la lenteur de sa trajectoire, accuse l’insuffisance du regard. Le détail peut contredire la scène, un morceau de photographie dire le contraire de sa totalité. Manipuler sans retoucher : un débat très récent autour d’une photo de CNN, montrant une empoignade entre Tibétains et armée chinoise, cachant tout un pan de la photo, à l’avant-plan, qui expose les Tibétains, cette fois-ci comme les agresseurs.
La guerre, arme de destruction massive
The War, c’est douze heures de violence. Un documentaire éprouvant dans la longueur, comme dans chaque détail. Malgré l’abondance des éclats de lumière, la musique, souvent entraînante, les nombreux sourires (tous ces soldats qui posent devant l’objectif sont radieux…), malgré l’absence de pathos, de catastrophisme – parcourir la mémoire de cette guerre reste une expérience difficile. Certaines images, alors que l’écran est encore noir, sont devancées par des bruits de tirs, d’explosion. Pendant quelques seconde on se prépare, on imagine la scène. Mais la grande force de Ken Burns, c’est de toujours surprendre le spectateur. Ces archives, peut-être ont-elles déjà été diffusées mille fois. Il nous les dévoile autrement – ou bien, pour être exact, il les montre vraiment. L’avant dernier épisode expose la découverte des camps de concentration. Scènes terribles, images insoutenables, doublées du visage d’un témoin qui, aujourd’hui encore, baisse la tête et cache ses larmes en évoquant ce souvenir. Ensuite, il ajoute, de façon inattendue, que c’est à cet instant seulement qu’il a compris que le combat avait été juste. La justification ! On songe à tous ces soldats envoyés en Irak. A ce qui nous est caché – les cadavres – ce qu’ils voient, eux, au quotidien. Ce qu’ils pensent. Quelle justification ? Pourront-ils s’en sortir avec leur mémoire ? Leurs souvenirs ? Le documentaire n’élude pas la question de la bombe atomique. Les témoins interrogés, en soulignant la part de soulagement personnel de leur réponse, ne peuvent que l’approuver. D’un côté l’Allemagne vaincue, de l’autre la pérennisation du combat contre les Japonais, prêts à résister jusqu’au dernier homme. Le contrepoint est avancé par un combattant juif-américain, incrédule devant la mort de tant de civils. Son trouble referme le documentaire sur un sentiment d’impuissance, une amertume devant l’irréparable. On en restera là, face à cette juxtaposition de foyers destructeurs : le front, les camps de la mort, Hiroshima et Nagasaki. Le miracle opéré par le travail de Ken Burns est d’intensifier l’attention du spectateur et, paradoxalement, à partir d’instantanés, indiquer que rien ne finit jamais.
La Belle Personne
Attendre ces films avec impatience, lire sur eux tout ce qui me tombe sous la main, adorer cette récurrence dans l’emploi des acteurs (celui-ci en particulier), les regarder avec délectation, mais toujours, ensuite, critiquer, critiquer, critiquer. Pourquoi ? Suis-je, à ma façon, une fille coupée en deux ? Non, je ne le crois pas. Simplement, les films de Christophe Honoré posent des questions qui me touchent, sans jamais y répondre comme je voudrais.
A l’exclusion de presque tout autre sujet, il ne parle que d’amour. Peut-on aimer encore après la mort ? après une rupture qui y ressemble ? peut-on aimer toujours ? C’est, pour lui, l’essentiel, il ne fait pas mine de s’intéresser à autre chose. Bien sûr, il n’est ni Bergman ni Woody Allen : ses interrogations, même légèrement littéraires, n’ont rien de philosophique et, si ludiques soient ses mises en scène, il est davantage joueur qu’humoriste. Pourtant, j’aime son univers. Les livres y traînent partout, sur les lits défaits, les coins de table, sur les lèvres – des citations, des clins d’œil… La Belle Personne, son dernier film, est une libre adaptation de La Princesse de Clèves. Est-ce fidèle, juste, subtilement compris ? Non – peut-être n’est-ce qu’un très mauvais film, une dégradation de la pensée de Madame de La Fayette, mais… cette fois-ci je tais mes critiques, préférant garder intact le plaisir de cette rare vision, celle d’une jeune fille, différente dans son siècle, qui ne soufre d’autre amour que l’idéal qu’elle porte en elle. J’aime qu’aux yeux du monde, son caractère particulier inspire la déférence; cette distinction trouble du qualificatif belle accolé au mot personne, dont l’ambiguïté sexuelle valorise peut-être un autre personnage; ce monde, enfin, où l’on meurt encore d’amour… pour les sentiments, c’est une considération si rare, même au cinéma, que toute maladresse, toute naïveté, doivent être excusées. On tombe amoureux sur un air d’opéra; les textes anciens servent aux aveux; la parole prend une valeur sacrée; on rêve, pour se préserver de l’irréparable – dans des rues actuelles et non dans la campagne anglaise (que j’aime aussi) – une passion extraordinaire éclot dans un contexte familier, sans recourir à quelque événement grandiose ni rien rajouter: la réalité est transfigurée par l’expression de ce qu’elle a de meilleur.
« C’est pourtant pour cet homme, que j’ai cru si différent du reste des hommes que je me trouve comme les autres femmes, étant si éloignée de leur ressembler« .
La Princesse de Clèves, Madame de La Fayette
Autres adaptations au cinéma :
– La Princesse de Clèves, Jean Delannoy
– La Fidélité, Andrzej Zulawski
– La Lettre, Manoel de Oliveira
Valse avec Bachir
Une autre guerre, une forme tout aussi déconcertante – mais un film radicalement différent, que je qualifie cette fois sans réserve de chef d’œuvre. A l’opposé de Redacted, qui se proposait de collecter et reproduire des témoignages directs du front, documents immédiats dénués de sensibilité ou de moralité, Valse avec Bachir ose emprunter la douloureuse route de la mémoire. L’expression de ce cheminement personnel épouse une forme inédite à ce genre : l’animation. Cette démarche évoque une autre œuvre dessinée qui, elle aussi, suivant le fil intime du souvenir, raconte un bout d’histoire du Moyen Orient: Persepolis, de Marjane Satrapi, adapté l’an passé au cinéma, récit autobiographique d’une jeune iranienne exilée en France, dont le sort est indissociable de l’évolution tragique de son pays vers l’intégrisme. Partant d’un sujet difficile, Marjane Satrapi réalise une fresque douce amère, remplie d’humour et d’auto-dérision, dont le dessin stylisé adoucit considérablement l’horreur. Persepolis agit comme un exutoire, une salutaire dédramatisation de la mémoire ; Valse avec Bachir en est l’éprouvante tentative de réappropriation. Ari Folman tente de comprendre la guerre du Liban, dont l’acmé, le massacre de Sabra et Chatila, semble avoir été refoulé aux confins de la mémoire collective (cf l’élection d’Ariel Sharon, quelques années plus tard). Refluant à la surface de la mémoire, le passé se dilate et se déforme – hallucinations, angoisses, cauchemars, de la nuit jusqu’au jour, il infiltre l’esprit de sa substance visqueuse.
La mémoire agit par contagion, comme une maladie que les acteurs du drame se transmettent les uns aux autres. Infime particule de l’Histoire, Ari (personnage principal/réalisateur), par la relation qu’il entretient avec le groupe, franchit les distances, interroge sans relâche ses anciens compagnons d’arme, ainsi que ses souvenirs personnels, de sorte que, extrayant de l’oubli, fragment par fragment, une conscience collective, il retrouve sa place au monde, et, par là, reprend possession de lui-même. Drame individuel – drame universel : la mémoire transcende la subjectivité – qu’elle soit trompeuse, lacunaire ou métaphorique. Valse avec Bachir émet l’hypothèse que tous les chemins mènent au passé. La philosophie, appréhendée dans ce qu’elle offre de plus sensible, est également la marque d’un autre cinéaste, Terrence Malick, en particulier dans Thin Red Line (dont le sujet est la bataille de Guadalcanal)… On y retrouve cette même dialectique entre l’individu et le groupe, la présence de l’infini qui se manifeste dans la nature, l’inexplicable détachement qui peut s’emparer d’un homme en plein combat… Ainsi la scène titulaire du film advient-elle comme un moment de grâce horrifique, figurant avec poésie et pudeur la scission opérée par la guerre dans le psychisme humain. Les notes merveilleuses d’une valse de Chopin en plein combat, sous la photo géante de Bachir Gemayel, (chef assassiné des phalangistes chrétiens libanais), annonce l’indicible dénouement de la quête, mais non la fin de l’Histoire. Fonctionnant comme un commentaire, la musique sous-titre émotionnellement chaque scène, soit qu’elle la renforce, soit qu’elle s’inscrive en décalage par rapport à l’action.
A voir brièvement une bande annonce, ou même les reproductions jointes à cet article, on pourrait se sentir déçu par un graphisme jugé, a priori, trop conventionnel, peut-être laid, utilisant des couleurs difficiles comme le jaune, sans finesse, grossièrement. Je dirai simplement que le mouvement joue un rôle essentiel dans la perception des images, non pas qu’elles soient animées avec la virtuosité des productions américaines – en fait c’est juste le contraire : les corps sont frappés d’une lenteur presque insupportable à l’œil, une lenteur qui donne la nausée – exactement celle que l’on peut ressentir en rêve, lorsque la peur qui nous enjoint de courir nous glace, nous fige et nous retient par des lanières invisibles. Le fond, peint à l’aquarelle, contraste violemment avec la netteté des personnages. Ces éléments, qui heurtent l’esthétique, griffent l’œil, me semblent justes et vrais, en osmose avec le sujet. Il est d’ailleurs beaucoup question de regard, dans ce film où la responsabilité ne peut être admise sans traumatisme. Pour un temps, il est possible de dissocier voir et savoir, se laver les mains, oublier, mais certains événements s’inscrivent ailleurs qu’au fond de l’œil. En retrait et en plein cœur du conflit, Valse avec Bachir accomplit cette prouesse rare, aujourd’hui, de parler de soi sans obscénité, et toucher ainsi l’universel.
Valse avec Bachir, d’Ari Folman, actuellement au cinéma.
La musique, de Max Richter : YV 1590
Un jardin, Samarkand, des lagunes…
ENSEMBLE ICTUS : Jean-Luc FAFCHAMPS (1960), A Garden ; Claude VIVIER (1948-1983), Samarkand ; Misato MOCHIZUKI (1969), Lagunes – concert du 25/09/08 au studio 1 de Flagey
Humour ou mélancolie, spiritualité rêveuse ou neutralité méditative, l’Ensemble Ictus nous embarque pour une douce promenade dans l’arrière-pays de la musique contemporaine. Première escale, A Garden, de Jean-Luc Fafchamps. Belle occasion de s’imprégner des atmosphères ludiques dont le compositeur belge (aussi pianiste de l’Ensemble Ictus) a le secret, très présentes sur son dernier opus, Lignes, dont l’imagerie sonore chatoyante prépare agréablement l’oreille aux notes plus voilées de Claude Vivier. Ce compositeur canadien, assassiné à Paris à l’âge de trente-cinq ans, ne s’est inscrit au Conservatoire qu’après avoir été exclu du séminaire. Aussi son œuvre garde-t-elle l’empreinte profonde de ses aspirations mystiques, creusant les thématiques intemporelles de la mort, l’errance, l’amour. On ne sera pas surpris de lui découvrir une égale attirance pour l’Orient, suite à un voyage initiatique en Asie, entrepris à la fin des années septante. Effectuant le parcours inverse, Misato Mochizuki, japonaise d’origine, est aujourd’hui installée à Paris. Longs aplats sonores, son domaine est celui de la demi-teinte, de l’entre-deux, subtiles nuances délicatement mises en évidence dans ses compositions languides. Ces compositeurs, que l’on a davantage l’habitude d’entendre dans le cadre du festival Ars Musica, forment, en marge des grandes salles, un programme harmonieux, tout en souffles et en tintements.
Plus loin :
– Site de Flagey
– L’œuvre de Jean-Luc Fafchamps à la médiathèque
– Biographie de Jean-Luc Fafchamps
– L’œuvre de Claude Vivier à la médiathèque
– Misato Mochizuki : Si bleu, si calme, FM7101
Redacted – cinéma revu et corrigé
Redacted : voici un concept qui m’interpelait depuis longtemps. Des images numériques reprises d’internet, fictionnalisées, revues et corrigées en remake d’un film tourné il y a presque vingt ans. Soit De Palma adaptant son pamphlet contre la guerre du Vietnam (Outrages, 1989), au contexte irakien.
Première chose : la vocation dénonciatrice tombe d’elle-même, comme auparavant celle d’Outrages. La guerre en Irak a bien eu lieu et, si elle se poursuit encore, l’opinion américaine s’est depuis longtemps retournée contre elle et contre son instigateur. Aujourd’hui, le débat inspire quantité de films et de séries, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’ils auraient dû sortir plus tôt…
Plus intéressant, le côté provocateur : les questions que soulève la récupération d’images numériques à des fins « documentaires ». Quelle est l’intention du réalisateur ? A savoir, De Palma, une filmographie sulfureuse (Body Double, Femme Fatale, Le Dahlia Noir…), une carrière en rade, une complaisance esthétique certaine – autant dire l’inverse d’un auteur engagé. Jusqu’à ce coup de génie artistique. N’a-t-on pas suffisamment dénoncé la censure des médias officiels dans la couverture de la guerre ? De Palma supprime la parole et passe à l’acte. La vérité est là, sous nos yeux, à portée de tous: sur internet. Sans pudeur, sans retenue, l’horreur brute. Tout ce qu’on ne veut pas savoir ni voir ni entendre. La violence, l’état mental des soldats, l’insouciance, le racisme, la folie. Un quotidien d’ennui et de paranoïa, le degré zéro de la vie humaine. Son travail d’artiste consiste à plonger dans ce trésor numérique, copier, monter, arranger une histoire forcément vraie (aussi la guerre est un stock inépuisable de faits divers sordides), plaquer quelque musique hautement référencée (Haendel, entendu dans le Barry Lyndon de Kubrick), et finir sur des photographies authentiques, atroces, de cadavres américains et irakiens.
Que faut-il en penser ? C’est certainement un des documents les plus forts sur la guerre qu’il m’ait été donné de voir. Artistiquement, le geste m’impressionne, c’est inédit, radical, polémique (mise en abîme du soldat-réalisateur, dont le témoignage prévaut sur l’éthique, réflexion sur le statut des images, etc). Pas la moindre tentative ni tentation de sauver la guerre, dont les justifications officielles deviennent prétextes aux agissements de psychopathes de petite (certains soldats) et grande envergure (les politiques). Mais un mélange de genres, de vrai et de faux, qui me semble dangereux. Le devenir de l’information ? De la critique? Du journalisme ? La voix royale à l’exhibitionisme et au voyeurisme, le nivellement par le bas et surtout, en sourdine, une marge infinie pour la manipulation.
Difficile liberté
A vingt ans, il s’était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l’entendement des œillères, mais sa vie s’était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d’emblée posséder la somme. On n’est pas libre tant qu’on désire, qu’on veut, qu’on craint, peut-être tant qu’on vit.
<Marguerite Yourcenar, L’Oeuvre au Noir
Maurice Compte, dans Dream Catcher, d’E.A. Radtke (1999)
Un dimanche sous la pluie, la montée du sentiment
Trop noir, trop sombre, le cinéma des frères Dardenne suscite l’appréhension qu’un sujet difficile ne manque jamais de soulever à la seule lecture d’un résumé. Pourtant, il existe une noirceur qui, ne cherchant ni à plaire ni à générer l’adhésion, gagne en force, en profondeur, dépassant de fait son propre pessimisme. Personnellement, le cinéma dit « social » ne m’attire pas outre mesure, et les grands drames qui empoignent le cœur me laissent le plus souvent sceptique… les scénarios « arrangés », didactiques, historiques, dénonciateurs, représentatifs – je les vois venir, avec leur message en bannière, déployé, prévisible… Ce n’est pas cela que j’attends d’un film.
Aussi bien, le cinéma des Dardenne, c’est tout autre chose. Je n’ai jamais oublié le jour où j’ai vu L’Enfant. Cette possibilité de transcender le réalisme en le poussant à bout, par l’épuisement de sa substance. La caméra collée à la peau des personnages, si près que le décor – les rues laides, la crasse, le délabrement – se plaque directement contre les corps, sur un même plan, sans profondeur de champ, à faire étouffer l’image. Très peu de paroles, pas de musique mais beaucoup de bruit; du souffle, de l’organique. L’intrigue tendue comme un nerf, sans digression, sans distraction. Style concis jusqu’à l’ellipse, épure qui précipite le sujet, le cristallise sur un point (une entame, une brèche) , toujours le même, une obsession, déclinée de film en film, à mille lieues de cette noirceur indûment reprochée : la montée du sentiment. Comprendre : le moment de grâce d’un personnage soumis à l’abjection de son milieu, tenu, haletant, coincé – contre toute attente, alors même qu’on ne l’identifie plus qu’à ses actions, le reste étant impénétrable, interdit. Brusquement, sans explication, au risque de se perdre, il rompt ses chaînes.
Cette fois, il s’agit de Lorna, jeune albanaise – prête à tout – qui se compromet dans un trafic de mariages. Une armure en mouvement qui ne laisse rien entrevoir; une créature abrupte, indifférente, calculatrice, comme ses relations humaines qui toutes se chiffrent en euros. Entre un mari drogué dont la détresse l’écœure, et un amoureux lointain qui l’encourage dans la voie de l’illégalité, quel espoir ? Une vie éprouvante que seule l’idée fixe d’une amélioration sociale – la régularisation – rend tolérable. Pour y parvenir, un pacte avec le diable, qui, de là où elle se trouve, n’en paraît presque pas un. Sans ménagement mais sans contradiction, tout s’inverse, viscéralement : c’est un avènement, jamais une rédemption.
Le film s’achève au crépuscule, dans une cabane au fond de la forêt. La réalité apparaît comme infiniment moins importante que Lorna – c’est elle, et non la réalité, qui nous mène étrangement jusqu’à la fin. Et la cruauté tant redoutée se résorbe dans une douceur inattendue…
Il me reste de ce film une impression tenace, au-delà de la tristesse, une émotion difficile à formuler. Que dire de plus ? Ne pas se prononcer, ni en pensées, ni par écrit ; là où le film impose le silence.
Le Silence de Lorna, Jean-Pierre et Luc Dardenne – Cannes 2008: prix du meilleur scénario.
Autres films des frères Dardenne à la médiathèque.
Ethique animale (suite)
Dans le prolongement de mon précédent billet au sujet de l’éthique animale, je me permets de reproduire quelques extraits d’une interview de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer réalisée par Le Monde.
Comment expliquez-vous le retard de la réflexion française – que vous dénoncez – en comparaison des pays anglosaxons dans le domaine de l’éthique animale ?
Il y a d’abord l’influence de l’humanisme qui structure notre société depuis Descartes, et qui introduit une stricte hiérarchie : l’homme est placé au centre et le reste autour. Il conduit à se persuader que si jamais nous donnions trop de considération morale aux animaux, en leur accordant des droits ou en augmentant nos devoirs vis-à-vis d’eux, nous nous abaisserions, nous tomberions de notre piédestal selon un principe de vases communicants. En fait, nous répondons aux injonctions chrétiennes, comme se rendre maître et possesseur de la nature, instrumentaliser les animaux à notre service. Nous avons longtemps pensé avoir la permission divine pour cela.
(…)
Quand vous interrogez sur le rapport à l’animal quelqu’un comme Luc Ferry ou même Elisabeth de Fontenay, vous obtenez de grands discours sur Aristote, Descartes, Hegel, l’existentialisme, la Bible… C’est une tendance française de répondre à une question d’éthique qui s’inscrit dans la vie quotidienne par un catalogue d’auteurs. Les intellectuels français sont toujours dans l’éloge de l’abstraction et le mépris du concret. Or l’éthique animale ne relève pas d’une métaphysique de haut vol, mais interroge concrètement sur la façon dont nous traitons les animaux : est-ce juste ou pas ? Et que devrions-nous changer ?
(…)
Dans leurs cours de philosophie, les Anglo-Saxons sont plus pragmatiques, ce qui leur permet de toucher les gens. Le livre de Peter Singer, La Libération animale, traduit de l’anglais en 1993 et publié par Grasset, a été tiré à 500 000 exemplaires. Il peut être lu par tout le monde.Actuellement professeur de bioéthique à Princeton, ainsi qu’à Melbourne, Peter Singer est un des fondateurs de la réflexion moderne sur la condition animale. Ce philosophe d’origine australienne a fait ses études à Oxford, où il a écrit Animal Liberation en 1975. Je lui ai demandé de préfacer mon livre, car je partage l’essentiel de ses convictions. C’est un utilitariste.
Quels sont les principes de cet utilitarisme ?
Ce courant, en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, affirme qu’un comportement est moralement acceptable si, et seulement s’il aboutit à de bonnes conséquences, a des effets utiles. Selon ce principe, certains philosophes britanniques comme Jeremy Bentham sont parvenus à se dégager du préjugé qui veut que le cas de l’homme soit incommensurablement incomparable, et se sont ainsi demandé en quoi le fait que l’animal soit moins intelligent rend acceptable de le faire souffrir.
Peter Singer est dans cette veine. Pour lui, il faut appliquer une égalité de considération d’intérêt aux hommes comme aux animaux. Or, quel est notre intérêt commun ? Ne pas souffrir. Singer pense que la vie de l’homme vaut plus que celle de l’animal dans la mesure où le premier est capable de faire des projets. Donc, si vous tuez un homme, vous supprimez en même temps les desseins qu’il ne pourra jamais réaliser. Les singes,même s’ils sont très intelligents, ne mènent pas de programmes politiques. Certains militants considèrent à l’inverse que l’homme vaut moins que l’animal car sa capacité de nuire est supérieure.
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Le grand public n’entre pas dans les porcheries, ni dans les poulaillers industriels. Est-ce qu’il continuerait de consommer de la même façon, s’il savait ce qui s’y passe ? En ne donnant pas accès au monde animal dans son cadre – derrière les portes closes des laboratoires, des élevages industriels –, on l’exclut de la sympathie humaine. Nous devrions pouvoir nous déterminer en connaissance de cause. Nous votons aussi avec notre porte-monnaie. Nous faisons preuve de schizophrénie, nous sommes capables intellectuellement de reconnaître beaucoup de choses et de faire preuve de compassion, mais pas de traduire nos conclusions en actes.
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D’une façon générale, quel est le panorama des mouvements de défense de la faune ?
Il existe de plus en plus d’organisations, mais elles sont très divisées. Entre les deux courants militants principaux – les » welfaristes « , autrement dit les réformistes qui désirent améliorer le bien-être animal, et les abolitionnistes qui veulent en supprimer toute exploitation –, c’est un peu la guerre.
Les seconds voient dans les premiers les responsables de la perpétuation de la situation, puisqu’ils permettent une exploitation adoucie, donc tolérable. Les abolitionnistes mettent en avant le parallèle entre la situation actuelle et la traite des Noirs.
Cette analogie avec l’esclavage vous paraît-elle judicieuse ?
Elle correspond à un fait historique, ce qui ne rend pas l’argument pertinent pour autant. Au temps de la traite des esclaves, les exploitants argumentaient selon la même rhétorique que les industriels de l’élevage aujourd’hui : « C’est mieux pour eux, car dans la nature, dans la jungle africaine, leur situation serait pire. »
Les mêmes outils sont utilisés : esclaves et bétail parqués avec la même rationalité, les mêmes chaînes, le même procédé de marquage. Mais que faire de cet indéniable parallèle historique ? Au plan philosophique, il faut passer du fait à la valeur, de ce qui est à ce qui doit être. Ceux qui pensent obtenir la fin de l’exploitation animale parce que l’esclavage a été aboli se trompent.
Les Noirs étaient traités de la sorte précisément parce que les Blancs les considéraient comme des animaux. Or nous ne parviendrons jamais à établir que les animaux n’en sont pas… Il vaut mieux montrer la continuité entre les vivants et les responsabilités qu’elle implique.
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Dans un monde idéal, quelles pourraient être nos relations ?
Pour moi, à défaut de grandes victoires radicales, il serait important de s’unir pour obtenir quatre ou cinq mesures importantes comme la fin de la corrida, de l’enfermement de bêtes sauvages dans les cirques et les zoos, de la maltraitance des animaux de compagnie… On devrait aussi inculquer le respect aux enfants, éviter les représentations de boeufs et de cochons souriants, réjouis d’être transformés en cornedbeef et en saucisses ! Voilà vers quoi devrait tendre un monde idéal.
L’article reste lisible sur le site du Monde pendant un temps limité…
La France est la lanterne rouge du bien-être animal, Le Monde, 05-09-08
La vie est un songe… à la radio.
Si la télévision n’a pour moi aucun attrait, j’avoue une certaine addiction à la radio. Des émissions que j’écoute chaque semaine, rituels hebdomadaires dont la régularité me convient, leur atmosphère joyeuse me réconciliant avec le dimanche soir; des programmes quotidiens écoutés plus distraitement, qui se perdent dans le fil de mes pensées ou dans d’autres activités domestiques; des documentaires radiophoniques que j’écoute avec autant d’assiduité que de plaisir, et puis l’une ou l’autre émission découverte sans hasard, par l’étude quelque peu inquiétante et maniaque des grilles horaire. C’est le cas des Nouveaux chemins de la connaissance qui, depuis le début du mois de septembre, est diffusée plus tôt, en début de soirée, heure à laquelle je me sens irrésistiblement attirée par la radio. (Au fait, petite précision, quand je parle de radio, je fais référence à une écoute par internet, moins contraignante au niveau des horaires, et surtout de l’espace… puisque elle ne me limite pas aux radios belges ni aux schkoutch schkroutch des longues ondes, qui ont pourtant leur charme…)
Les chemins de la connaissance revendique son inactualité, donnant la parole aux intempestifs. Une approche philosophique, littéraire et décalée de l’existence , qui nie l’écart superficiel entre l’art et la vie. En théorie, le programme s’annonce passionnant, mais encore faut-il écouter ces voix – hommes et femmes amoureux de leur sujet, à la parole précise et savoureuse, grâce auxquels l’expression de Nietzsche, le gai savoir, prend tout son sens! Grâce à eux, je vois le monde s’ouvrir, se déployer à l’infini, s’enrichir de textes, d’idées, d’interprétations. En particulier, la lecture faite de certains fragments me permet de goûter la sensualité d’un style, la musicalité des mots dont une lecture silencieuse ne rend pas suffisamment compte. Un tel regard sur la vie annule toute morosité: des métamorphoses, des paradoxes – scintillements ou tempête, exaltation permanente de la profusion intellectuelle.
La vie est un songe… tel est, justement, le thème abordé par l’émission cette semaine. On cite Proust qui, dans La Prisonnière, parle du rêve avec l’acuité de ceux pour qui le sommeil est rare, précieux, et sont capables de reprendre au matin le fil de leurs pensées nocturnes sans tenter de les dissocier du réel, ni de leur donner une cohérence artificielle. Ceux qui savent que tout y est vrai, que le réveil est une perte… le monde du rêve puise ses matériaux dans la réalité et les transforme ensuite (Proust parle d’un « autre appartement »), de sorte que le rêve, finalement, n’est qu’un travestissement du souvenir. Il est question de rêves de complaisance, d’inspiration, de mort, bien sûr, de sensations troublantes et de flegme du dormeur… Sont convoqués Perec, Michaux, Mallarmé, Lynch, qui, chacun à sa façon, apporte un éclairage particulier sur le thème envisagé. Et moi, j’ai le bonheur de réentendre ce poème magnifique de Desnos, retrouvé sur lui après sa mort (en 1945, dans le camp de Terezin):
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venus.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
Robert Desnos, 1930, probablement
Les nouveaux chemins de la connaissance, émission proposée par Raphaël Enthoven, France Culture, du lundi au vendredi de 17h à 17h50. Edit 01/09/09 : nouvel horaire : en semaine, de 10h à 11h.
Photos : La science des rêves, film de Michel Gondry avec Gaël Garcia Bernal et Charlotte Gainsbourg
Demon (1890), peinture de Mikhail Vroubel, d’après un poème de Lermontov.