Si la télévision n’a pour moi aucun attrait, j’avoue une certaine addiction à la radio. Des émissions que j’écoute chaque semaine, rituels hebdomadaires dont la régularité me convient, leur atmosphère joyeuse me réconciliant avec le dimanche soir; des programmes quotidiens écoutés plus distraitement, qui se perdent dans le fil de mes pensées ou dans d’autres activités domestiques; des documentaires radiophoniques que j’écoute avec autant d’assiduité que de plaisir, et puis l’une ou l’autre émission découverte sans hasard, par l’étude quelque peu inquiétante et maniaque des grilles horaire. C’est le cas des Nouveaux chemins de la connaissance qui, depuis le début du mois de septembre, est diffusée plus tôt, en début de soirée, heure à laquelle je me sens irrésistiblement attirée par la radio. (Au fait, petite précision, quand je parle de radio, je fais référence à une écoute par internet, moins contraignante au niveau des horaires, et surtout de l’espace… puisque elle ne me limite pas aux radios belges ni aux schkoutch schkroutch des longues ondes, qui ont pourtant leur charme…)
Les chemins de la connaissance revendique son inactualité, donnant la parole aux intempestifs. Une approche philosophique, littéraire et décalée de l’existence , qui nie l’écart superficiel entre l’art et la vie. En théorie, le programme s’annonce passionnant, mais encore faut-il écouter ces voix – hommes et femmes amoureux de leur sujet, à la parole précise et savoureuse, grâce auxquels l’expression de Nietzsche, le gai savoir, prend tout son sens! Grâce à eux, je vois le monde s’ouvrir, se déployer à l’infini, s’enrichir de textes, d’idées, d’interprétations. En particulier, la lecture faite de certains fragments me permet de goûter la sensualité d’un style, la musicalité des mots dont une lecture silencieuse ne rend pas suffisamment compte. Un tel regard sur la vie annule toute morosité: des métamorphoses, des paradoxes – scintillements ou tempête, exaltation permanente de la profusion intellectuelle.
La vie est un songe… tel est, justement, le thème abordé par l’émission cette semaine. On cite Proust qui, dans La Prisonnière, parle du rêve avec l’acuité de ceux pour qui le sommeil est rare, précieux, et sont capables de reprendre au matin le fil de leurs pensées nocturnes sans tenter de les dissocier du réel, ni de leur donner une cohérence artificielle. Ceux qui savent que tout y est vrai, que le réveil est une perte… le monde du rêve puise ses matériaux dans la réalité et les transforme ensuite (Proust parle d’un « autre appartement »), de sorte que le rêve, finalement, n’est qu’un travestissement du souvenir. Il est question de rêves de complaisance, d’inspiration, de mort, bien sûr, de sensations troublantes et de flegme du dormeur… Sont convoqués Perec, Michaux, Mallarmé, Lynch, qui, chacun à sa façon, apporte un éclairage particulier sur le thème envisagé. Et moi, j’ai le bonheur de réentendre ce poème magnifique de Desnos, retrouvé sur lui après sa mort (en 1945, dans le camp de Terezin):
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venus.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
Robert Desnos, 1930, probablement
Les nouveaux chemins de la connaissance, émission proposée par Raphaël Enthoven, France Culture, du lundi au vendredi de 17h à 17h50. Edit 01/09/09 : nouvel horaire : en semaine, de 10h à 11h.
Photos : La science des rêves, film de Michel Gondry avec Gaël Garcia Bernal et Charlotte Gainsbourg
Demon (1890), peinture de Mikhail Vroubel, d’après un poème de Lermontov.
« A trente ans Randolf Carter perdit la clé de la Porte des rêves.
…
Il avait lu trop de choses dans la réalité, discuté avec trop de gens. Des philosophes bien intentionnés lui avaient appris à observer les relations logiques des événements et à analyser les processus engendrant les pensées et les rêves; après quoi le merveilleux avait fui tandis qu’il oubliait, lui, Carter, que toute vie, dans notre cerveau, n’est qu’une collection d’images et qu’il n’y a pas de différence entre celles qui naissent des objets réels et celles qui naissent de nos rêves intimes pas plus qu’il n’y a de raison de considérer les unes comme supérieures aux autres. »
Howard Phillip LOVECRAFT – Démons et merveilles
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