Comme Gerry, j’ai cru m’y perdre. Adorant la marche, j’ai marché avec lui – et avec son double, Gerry -. Consciente que la mort lorgne la splendeur de la nature, je me détachais de lui, éprouvant la distance, la solitude, bientôt pour le rejoindre, parce qu’en l’absence de tout chemin, je ne pouvais que le suivre dans son errance. Parfois, au lointain s’élevait une musique, sans mélodie, presque céleste, quelques notes de piano, gouttes de son qui ne s’adressent à personne. Il faisait trop chaud ou trop froid, nous avions soif, nous avions peur, mais nous n’en parlions jamais. Gerry, haïssant les miroirs, détestait les larmes, la faiblesse ; il croyait qu’en s’organisant, en décomposant la réalité en éléments simples, les points cardinaux par exemple, tout problème pouvait être résolu. Il n’avait pas tort, en ce qui le concernait, mais pour son double, pour moi, cette loi trop personnelle ne fonctionnait pas. Se sentait-il seul, parce que Gerry refusait de s’avouer vaincu ? Mesurait-il la course du temps par la soif qui lui rongeait la gorge, la faim, la fatigue, ou par le roulement des nuages dans le ciel, les jeux impitoyables du soleil ? Je voyais son visage tantôt de près, triste, en sueur, creusé, tantôt de loin, tête d’aiguille indistincte dans la sidérante immensité. Les proportions se mesuraient à l’échelle de la montagne, où l’homme n’est rien. Gerry refusait de l’admettre, mais les mirages qui venaient de plus en plus souvent à sa rencontre n’avaient pas plus de consistance que lui-même, alors que l’espoir ne battait plus que par intermittence, de temps à autre encore un coup violent, une déflagration du cœur, aussitôt suivie d’un apaisement, le sol qui s’adoucit lorsque l’on s’y étend, le ciel qui s’ouvre, dans la lumière, enfin. Nulle tristesse, la dissolution de l’être dans le néant.
Cette marche évoque irrésistiblement celle d’un autre artiste, qui aimait également l’aridité, le sable. Une vie entière à s’anéantir, sensible à la froide beauté des choses. « Le point noir que j’étais, dans la pale immensité des sables, comment lui vouloir du mal » (Beckett / Molloy)
« je suis ce cours de sable qui glisse
entre le galet et la dune
la pluie d’été pleut sur ma vie
sur moi ma vie qui me fuit me poursuit
et finira le jour de son commencement. »
Samuel Beckett
Musique par Arvo Pärt (für Alina)
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Film magnifique, un poème pour tout marcheur. J’adore ces deux citations de Beckett. Et j’aurais dit plutôt « la dissolution dans le néant Ouvert… »
Il faut dire que j’aime beaucoup votre écriture, chère krotchka, vous ne pouvez pas imaginer le plaisir que je me donne à lire vos articles. Merci infiniment pour cela !
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[Et si je peux me permettre : à quand un Belà Tarr -Werckmeister harmonies-, un Angelopoulos -L’éternité et un jour- ou un Kiarostami -Five- ? ; oui, je sais, là je me laisse un peu aller, j’en conviens, mais bon, c’est bien ça la vie…]
Ah mais vous me donnez une liste de films à voir! C’est que je n’en ai vu aucun de ceux que vous me citez, même si les réalisateurs me sont connus… Mais ça viendra. Aussi je n’écrirai pas forcément quelque chose. Pour moi ce n’est pas systématique, ça doit rester un désir, un plaisir. Certains films se passent de commentaires, je suis sûre que vous comprenez cela. Mais votre enthousiasme m’est précieux, merci encore et toujours.