L’œuvre d’art véritable déborde son commentaire ; elle se tient en retrait, à la périphérie de l’exégèse : son double, ressemblant mais incomplet, siège au cœur des discours, alimente la fièvre et la complexité ; intacte, elle continue à se donner silencieusement à cette partie de l’être qui la reçoit, et la comprend, sans un mot. Entre ce qu’elle dit et ce qui est dit, l’écart est infini mais non regrettable. Il comporte deux temps successifs, celui du vécu et celui de la pensée, dont le premier, bien que de nature irréductible au second, connaît pourtant grâce à lui une seconde vie, dont il absorbe la densité, la force persuasive, pour gagner en durée ce qu’il perd en authenticité.
Ce principe, Andreï Tarkovski – qui était autant philosophe que cinéaste – l’a intégré à la substance même de ses films. La vie en tant que telle, le cinéma et les interprétations dont il fait l’objet, existent, mais séparés, ils ne se reflètent pas et se réfèrent l’un à l’autre sans se représenter. Cette théorie induit un langage spécifique, qui reprend les mécanismes du réel pour produire des images vraies, et non des symboles. Le film se construit comme un rêve – un rêve nocturne, que l’on vit, sans rapport avec celui auquel on se livre consciemment lorsqu’on imagine, que l’on arrange les choses selon son désir. Les images paraissent étranges, vacillantes, et simultanément familières, intimes. Elles nous bouleversent, nous font mal, inexplicablement. Interpréter, c’est tenter de substituer au sentiment, ou à la sensation, un commentaire qui, prétendant contenir l’essentiel de l’oeuvre, la sacrifie à la rationalisation. La forme prophétique, les abstractions, la lenteur, la densité de chaque plan : tout n’est que tentation herméneutique. Or, les explications, quelque pertinentes, quelque fascinantes qu’elles soient, ne renvoient qu’aux caractères extérieurs du film.
« Que le projet s’accomplisse. Qu’ils se fient à ce qu’ils voient. Et qu’ils s’amusent à découvrir leurs passions. Ce qu’ils nomment ainsi en réalité n’a rien à voir avec l’énergie de l’âme, ce n’est que le produit de son frottement contre le monde matériel. » (Stalker)
Photographies : Stalker, Le Sacrifice, L’Enfance d’Ivan.
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en voyant et revoyant ‘Le sacrifice’ j’ai chaque fois le sentiment que ce que je vois ne sont pas des images,je ne sais pas comment arriver à comprendre cela,peut-être ce que tu proposes peut-il m’y aider
je suis perdu entre le monde et sa compréhension et je retourne souvent à ce film,pour me retrouver en plein milieu ‘d’un type de vision intermédiaire’,sans jamais être capable de me déloger de là
c’est une question naïve sans doute mais j’éprouve une douleur presque physique à être perdu dans cette incapacité et je me demande dans quelle situation on se trouve quand on est capable comme tu le fais de proposer une explication (si c’est le mot)
c’est certainement une question trop vague,trop vaste
(je sais bien qu’il ne s’agit pas seulement des mots,des idées,des constructions intellectuelles ou d’une quelconque capacité verbale – justement,les ‘images’ de Tarkovski)
je suis désolée mais je ne peux vraiment pas te répondre, je ne pense pas avoir d’explication, ma situation n’est pas différente de celle de tout un chacun.
oui,excuse-moi,tu as raison