Son caractère sacré ne parvient pas à éluder la réalité du deuil; la musique pourtant adoucit l’épreuve en l’éloignant un petit peu de soi. L’inspiration du Stabat Mater peut être traditionnellement religieuse, mais pour Dvorak, elle exprime à mots voilés une perte intime.
À quelques mois d’intervalle, Dvorak perd ses trois enfants. L’écriture du Stabat Mater déporte le chagrin, concentre l’esprit sur un travail. L’œuvre, dans sa texture et ses inflexions poignantes, revêt la forme de ce poème religieux du XIIIesiècle comme un habit de deuil qui, conventionnel et froid en apparence, dissimule une émotion intense, difficilement exprimable à la première personne. Par la voix de Marie pleurant son fils au pied de la croix, Dvorak donne la parole à son épouse, puis à lui-même, sans tenter la consolation.
La forme s’offre à lui comme un canevas poétique plus que spirituel. En cette fin du XIXesiècle, le compositeur tchèque nourrit son inspiration de folklore et de romantisme; la religion ne l’atteint qu’indirectement, au travers de filtres esthétiques. Des échos de Brahms, Schumann, Wagner se mêlent aux résonances slaves. Même si le texte latin demeure, le discours est bien différent de celui de Pergolèse ou Vivaldi. De la même façon, le psaume De Profundis, maintes fois repris au fil des siècles, du moyen-âge à Baudelaire ou Oscar Wilde, exprime une métaphysique de plus en plus organique. Les mots évoquent désormais une autre réalité; le sentiment profond qui les inspire subsiste mais la lecture de l’artiste diffère.
Son caractère composite n’est certainement pas étranger à la force de cette œuvre, comme si chaque élément se fondait en un autre qui, en lui faisant perdre sa spécificité, accentuait sa résilience. Il existe deux versions de ce Stabat Mater. L’une, composée en 1876, pour chœur, soliste et clavier est austère, mais déchirante; la seconde, datant de 1877, adopte une forme orchestrale, d’une nature profondément différente. C’est ici le premier enregistrement de la plus ancienne version. Son dénuement souligne l’intensité de l’alliage: une tension perceptible jusqu’au grain des voix, dans la discrète instrumentation, et ces parties pour soliste où l’émotion est portée à son comble. À cet égard, l’avant-dernier morceau mérite une écoute particulière: proche du lied, mais tellement plus puissant, il contraste avec un final, apaisé, repris par le chœur, synthèse de tout ce qui précède. Plus connue, la version orchestrée comporte trois mouvements supplémentaires, ce qui permet presque d’envisager les deux versions comme distinctes l’une de l’autre. Dirigé par Laurence Equilbey, l’ensemble Accentus est accompagné au piano par Brigitte Engerer, dont nous avions déjà apprécié L’Hymne à la Nuit. La qualité de l’interprétation se perçoit forcément dans la sobriété et la pudeur qui parviennent à faire glisser la tristesse, si ce n’est vers l’oubli, du moins vers une forme d’apaisement.
Titre extrait du poème de Victor Hugo « Trois ans après », dont la fille, Léopoldine, était morte noyée à dix-neuf ans:
Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée…
— Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !