Morton Feldman, colosse de la ténuité

Monde plein de fracas, connais-tu le silence ?

Le fragment du soupir dans la déflagration,

La blanche buée qui nimbe à peine le son,

Monde plein de clameurs, connais-tu le silence ?*

Une vie aventurière, rebondissante, riche en secrets et faux-semblants aurait fait de lui le rêve du biographe. Ces événements, s’ils ont eu lieu, se sont produits dans cette dimension intime qui échappe à toute chronologie. Au portraitiste en revanche, que le fait concret intéresse moins que les entrelacs d’une personnalité, le caractère de Morton Feldman offre une matière tumultueuse, dont l’exercice de l’ironie et le goût de la contradiction compliquent sensiblement la lecture.

Voyez d’abord ce visage renfrogné : c’est celui d’une musique ténue, presque silencieuse ; d’un compositeur capable de s’emporter contre l’orchestre, de lui hurler de jouer moins fort. Morton Feldman pesait cent cinquante kilos et sa musique ne pesait rien. D’une ambition démesurée, il déclarait vouloir devenir le « premier compositeur juif de tous les temps » (supérieur à Mendelssohn, Mahler et Schoenberg) mais refusait d’exercer la moindre fonction de musicien professionnel, préférant travailler dans l’usine de confection de son oncle. Bien sûr, fidèle en cela à la pittoresque réputation du juif new-yorkais, causticité et auto-dérision  servaient à dissimuler une inavouable mélancolie.

Longtemps son ami le plus proche fut John Cage, et leur rencontre fut aussi insolite que cette improbable relation entre deux artistes que tout opposait : le maintien, l’orientation sexuelle et même l’écriture musicale. C’était en 1950. A l’occasion d’un concert au Carnegie Hall, où se jouait en première partie une symphonie d’Anton Webern, ils s’étaient par hasard retrouvés dans la rue, à l’entracte, esquivant la seconde partie du programme, dédiée à Rachmaninov – cet insupportable romantique! Et là, tout naturellement, la rudesse du fils d’émigrés s’était accordée au raffinement du dandy californien, si bien que, quelques jours plus tard, Feldman prenait un appartement dans la maison de Cage. Incidemment, ce fut comme emménager dans une société d’artistes. Jackson Pollock, Phillip Guston, Robert Rauschenberg: découvertes, éblouissements, fenêtres ouvertes sur ses propres possibilités. De ses fréquentations, Feldman retint deux choses : qu’il était libre de créer ce qu’il voulait, comme il l’entendait ; qu’il pouvait s’inventer, vis-à-vis de la musique, un rapport de plasticien. Tout d’abord, il décida de quitter l’espace rassurant et géométrique de la partition. Intersection III (1953) propose un système de cases et de grilles relativement complexe par lequel l’exécution finale du morceau devient aléatoire et irreproductible. Ne reste plus que l’éventualité d’un événement sonore, ce dernier ne dépendant plus de la sensibilité de l’interprète mais au contraire d’un contexte objectif, fortuit. Feldman explora diverses formes d’indétermination, jusqu’au jour où, lors d’un concert dirigé par Bernstein, il se fit siffler par le public… et par l’orchestre. Ces essais cessèrent aussitôt de l’amuser, il se mit à travailler autrement.

Fasciné par l’école de Vienne (Schoenberg, Berg, Webern), enthousiasmé par les audacieuses innovations de ses amis plasticiens, Feldman se mit à creuser sa propre voie dans la modernité, solitaire et secrète, révélant de son caractère un angle presque antagoniste, qu’il continuerait d’ailleurs à désavouer en public, sans rapport évident avec l’homme social, débonnaire et terrestre qu’il donnait à voir. Goutte à goutte sur la partition retrouvée, il se mit à déposer les notes comme des taches de couleur, dont certaines, si pâles, se perdraient dans la blancheur de la feuille. Cisèlement de silences et de sons, distincts mais indissociables, sa musique se déploie sans fin, sans début, nappe étale jamais semblable, frissonnant d’une onde mystérieuse venue des profondeurs, tantôt claire, transparente et rieuse, tantôt opaque, rideau hermétique, étouffante fixité. Écrivant sous la seule dictée de l’instant, sans structure, sans préméditation précise, Feldman, disponible et méditatif,  errait dans les régions peu fréquentées d’une création à la fois maîtrisée et dilatée jusqu’à la dissolution. Ces pièces pouvaient durer des heures, et exiger du public, de l’orchestre, une patience presque inhumaine. En contrepartie, l’abandon de soi qu’induisent ces flots de lenteur et de durée, facilite l’accès à un état mental privilégié, d’absence et de conscience exacerbée. Le compositeur, de son corps pesant solidement arrimé à la terre, pouvait encore rire et fabuler, présenter ses œuvres comme des pièces de musée, que le spectateur examine l’une après l’autre, parcourant les salles innombrables sans fatigue, l’attention toujours renouvelée – comparer la texture du son avec celle de la peinture, et se prévaloir d’une musique physique, immédiate, sensuelle.

Cette scission entre oeuvre et vie, glissement progressif vers une introversion et un individualisme radical, n’exclurent cependant pas de stimulantes collaborations. L’expressionnisme abstrait avait joué dans son travail le rôle d’un catalyseur, aussi conçut-il naturellement la bande-son du documentaire de Hans Namuth consacré à Jackson Pollock. Samuel Beckett, dont il partageait l’aridité formelle, rédigea le livret de son opéra Neither, sans intrigue, sans personnages et sans lieu, dévidant les mots comme un long poème, prégnant et vide. Une communauté spirituelle se tissait d’elle-même entre ces artistes de la ténuité, unis par un intérêt partagé pour les zones limite entre l’être et le néant. Ainsi du lien étrange avec Mark Rothko, qui lui inspira la sublime Rothko Chapel, écrite en 1970, peu après le suicide du peintre, dans laquelle se mêlent confusément réminiscences de la Shoah et mélancolie intime, douleur collective et individuelle, transposition sonore de cette flamme sombre qui agite, inquiète, les grandes surfaces trop calmes des peintures de Rothko.

Dans les années soixante, il finit par accepter un poste d’enseignant à l’université de Buffalo, convaincu que l’art de la composition ne pouvait être enseigné et, par transitivité, involontairement ingrat vis-à-vis de ses propres professeurs, pourtant prestigieux. Il est vrai que, pour accéder à la création, il lui avait d’abord fallu renier tout ce qu’on lui avait appris.   Dès lors, il pratiqua cette fonction de façon tout à fait farfelue, assignant à ses élèves des tâches surréalistes. Et puis soudain Feldman devint riche : un héritage, un tableau de valeur acheté dix-neuf dollars, le succès commercial en Europe – l’aisance aussi simple, aussi insignifiante que la pauvreté. Puis il disparut, à soixante-et-un ans, foudroyé par le cancer,  et ce serait dommage, tant son œuvre se détache avec grâce du bruit de fond continuel, du vacarme assourdissant qui nous environne, d’oublier qu’en apparence, son auteur ne lui ressemblait pas du tout et, que, d’un seul éclat de voix, il aurait pu l’anéantir tout entière.

Morton Feldman (1926-1987), discographie sélective :

Intersection III (Composing by numbers 1950-1967)

Neither

Rothko Chapel

For Phillip Guston

Complete music for violin and piano

Late works with clarinet

John Cage (1912-1992)

Photos dans l’ordre : Morton Feldman, Rauschenberg, Pollock, Rothko

* petit pastiche pour le plaisir, pour la circonstance, et façon de concevoir – de Réversibilité de Baudelaire


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Esthétique de la violence

Edit 18/02/10 – ayant enfin vu le film, j’hésite à conserver ce billet… rien de ce que dénonce Kaganski ne me semble s’appliquer au travail remarquable de Steve McQueen, « Hunger » est certes un film dur, puissant, mais profondément sobre, intègre et, contrairement à ce que prétend le journaliste des Inrock, dénué de tout pathos. Quasiment muet de la première partie à la conclusion,  entaillé en son milieu par une longue conversation en plan-séquence entre un prêtre et Bobby Sands, le film sollicite moins l’empathie que le jugement. Il faut ouvrir grand les yeux, s’écarquiller, convoyer jusqu’au bout l’agonie, les lambeaux de vie se détachant un à un, endurer la durée, suivre cette injonction sans attendre de soulagement –  tout cela va bien au-delà de l’émotion, on ne peut pas s’exposer à ces images et être simplement touché, on est partie prenante, ici-maintenant, vieille histoire ou actualité ça revient au même, on sait que ça continue,  en d’autres lieux, sous d’autres formes, cette faim devient ma faim, m’interpelle, creuse ma responsabilité, si je prends ça en pleine face, la question se retourne contre moi.

// pour un compte-rendu détaillé, pertinent du film, voir le texte de  Comment c’est.

***

la suite, à titre indicatif:

Voici l’ironie de la critique, du commentaire : la confrontation entre le désir de voir un film et la lecture d’une critique négative, pertinente, argumentée, qui m’en décourage tout aussitôt.  A propos de Hunger de Steve McQueen, je lis dans les Inrock ce papier signé Serge Kaganski, dont je cite un extrait:

« Ensuite, on a l’impression que l’auteur ne fait pas confiance au spectateur en lui enfonçant son message au pilon identificateur. Gros plans sur des corps tuméfiés et des visages en souffrance, caméra n’esquivant aucune humeur corporelle (…), bande-son riche en râles, cris, silences pesants, mise en scène sulpicienne dans les séquences de la grève de la faim qui ne nous épargne aucune dégradation physique, aucune posture christique (…). Méthode de mise en scène contestable qui rappelle certains films de Michael Haneke, et qui consiste à mettre un réel talent formaliste au service d’une secousse culpabilisante du spectateur. Méthode tartufienne de pornographe puritain : dénonçons ces brutalités que je me complais à filmer sous tous les angles. Méthode politique tout aussi contestable qui consiste à sensibiliser le public par l’émotion, le sensationnalisme et la compassion plutôt que par la complexité d’un récit et l’analyse des mécanismes et des rapports de force qui aboutissent à de telles situations. » Serge Kaganski, Les Inrockuptibles n°678.

Jacques Rivette, De l’abjection, paru dans les Cahiers du Cinéma n°120, juin 1961: « le cinéaste juge ce qu’il montre, et est jugé par la façon dont il le montre. »

L’autre et le reflet : jeu de miroirs sur l’oeuvre de Tarkovski.

Quel regard un cinéaste pose-t-il sur un autre cinéaste ? Devant, ou derrière l’écran, les yeux perçoivent une image trouble, hésitant à mi-chemin entre l’œuvre et l’homme, compliquée par l’admiration, faussée peut-être par le mimétisme. Aussi, lorsque Marker et Sokourov réalisent le portrait de Tarkovski, ils conçoivent finalement, de l’artiste au travail, un autoportrait.


Tarkovski est malade, il est même mourant – mais il sourit. Allongé dans son lit, entouré de ses proches, pâle et émacié, sa vitalité ne laisse de surprendre. Concentré, volubile, rieur, dynamique, il est ce même homme qui, quelques mois plus tôt, sur l’île suédoise de Gotland, se donnait corps et âme au tournage de son dernier film, Le Sacrifice. De la chambre encombrée à l’étendue venteuse de l’île, du dedans au dehors, les séquences se succèdent, paraphrasant l’évidente scission entre corps et esprit, que, dans sa fervente religiosité, le réalisateur russe n’aurait pas désavouée. Significativement, cette juxtaposition de l’artiste au travail et de sa maladie figure la lecture, intime et morbide, que Marker et Sokourov impriment à l’univers de Tarkovski. L’insertion continuelle de ces séquences, entrecoupées d’extraits de films, tend à brouiller la frontière entre réalité et fiction, comme si le miroir posé entre l’une et l’autre les rendaient équivalentes, et pareillement signifiantes. De fait, si, autour de ce noyau expressif, le contenu des deux documentaires diverge, c’est qu’il s’agit des deux faces du miroir :Sokourov esquisse une biographie subjective, impressionniste et désordonnée, volontairement resserrée sur quelques moments de vie, mis en parallèles et répétés, étirés – procédé qui étaye la croyance que l’identité, diluée dans le  temps, ne devient perceptible qu’après la mort. Marker se concentre sur l’œuvre, qu’il expose de façon tout aussi personnelle: associations, comparaisons et analyses de plans, interprétations et commentaires. Ainsi, par ces effets de redondance et de diffraction, ces deux documentaires peuvent-ils sembler à la fois complémentaires et jumeaux.

Il est rare qu’un artiste aussi religieux captive un public aussi large. Il est plus extraordinaire encore que, ainsi que le montrent Sokourov et Marker, une œuvre qui reflète une vision du monde aussi personnelle, et le caractère singulier de son auteur, dans les analyses qui lui sont consacrées,  puisse sans violence être envisagée en dehors de tout contexte  psychologique, national ou religieux – pour atteindre cette forme d’universalité qui rend également pertinentes les interprétations les plus diverses. Ce phénomène, chez Tarkovski, s’explique par un iatus entre intentions et méthode. Lorsque, dans une séquence de L’Elégie de Moscou, il explicite sa vision du monde, on est frappé, au-delà de son attitude méditative, par un flagrant manque d’originalité – et de profondeur. Plutôt, sa pensée s’inscrit dans la lignée des grands écrivains russes, Pouchkine, Lermontov, Gogol et surtout Dostoïevski. Sa conception du « héros », à l’opposé du surhomme, un peu ridicule, anormal, humble, vecteur de «l’anoblissement moral», tient, en Russie, du lieu commun. De même, au niveau religieux, loin de révéler une conscience intellectuelle, une foi habitée, (qui ne serait d’ailleurs que la vision idéalisée et romantique de l’Orthodoxie en Occident), sa spiritualité résulte d’un amalgame assez confus de superstitions, d’ésotérisme et d’orientalisme superficiel… Cela, encore une fois, est très russe, caractéristique d’un pays où, pendant de longues années, la religion était interdite. Pourtant, rien, dans les films de Tarkovski, ne trahit la moindre trivialité, ou  complaisance intellectuelle pour des théories légères, faciles. Car dans ce rapport paradoxal qu’il entretient avec son œuvre, il y aurait deux échelles de lecture: pour l’une, le film est le reflet fidèle de l’auteur (les personnages tiennent des discours théoriques, l’intrigue prend forme de fable, de prophétie parfois) ; pour l’autre, tellement plus puissante qu’elle l’emporte sur la première, l’œuvre se détache par l’image, si loin que l’auteur disparaît et, par là, ne la limite plus, lui permettant d’accéder à une dimension qui dépasse ses intentions. Par sa façon de concevoir le plan, Tarkovski transcende sa propre pensée, ses faiblesses, ses convictions d’homme.

Chez Tarkovski, l’image est ascension.  Dans son analyse, sensible et délicate, Marker évoque la position de la caméra, soit légèrement au-dessus des personnages, les rivant à la terre, soit très haut, verticale comme le regard du Christ sur l’icône, qui veille sur la création. L’image est sensuelle, elle veut émouvoir, retourner le sang, induire un état de réceptivité extrême, faire vibrer le corps pour atteindre l’âme, dans une continuité naturelle, irriguée par les quatre éléments, l’air, la terre, l’eau et le feu, onguents et sève de chaque plan. Mais encore, l’image n’a pas pour lui la vocation de refléter le réel, mais de créer, en se fondant sur la démiurgie du rêve, une autre réalité, aussi vraie, aussi puissante. Contre la stérilité de la logique, il préfère la fécondité de l’étrange; contre les limites discursives du symbole, il choisit la profusion du mystère. Dans son cinéma, le désir de transmettre, d’énoncer un message lutte avec les dimensions folles  de l’image. Ainsi, dans le film Stalker, deux conclusions se font concurrence: un monologue fiévreux, étendard froissé, barbouillé de sanglots, dressé contre l’état moral de l’humanité, la perte du sentiment métaphysique, et un tableau final éblouissant, pratiquement muet, indéchiffrable, où l’on voit – scène baignée d’une lumière irréelle – un enfant, tête reposant sur une table, mettre en mouvement des verres, à distance, sous des flocons de neige qui ressemblent à des plumes minuscules, soyeuses.  Et tout d’un coup, une secousse, une explosion incompréhensible: le verre vole en éclat, l’enfant demeure immobile. La dimension des films de Tarkovski est donc celle de la métaphysique, en cela qu’elle se greffe sur un visuel qui la dépasse, la pulvérise. Cette métaphysique, pourtant, n’est pas celle qu’il croit viser par la critique du matérialisme, ni celle de son propre mysticisme, qui n’est que la transposition spiritualiste du monde qu’il rejette; c’est une métaphysique pure, qui se mesure en termes de distance, d’écart, de creux, où la question du sens, réduite  à une tête d’épingle, semble désormais dérisoire.

Pour en revenir aux documentaires, s’ils contiennent des éléments utiles au décryptage d’une œuvre par moment hermétique, leur découpage, leur contenu, leur durée même correspond tellement à l’univers particulier de leur auteur, plus qu’à celui de Tarkovski, qu’on ressent assez rapidement une frustration par rapport aux espoirs qu’ils soulèvent. Il faut le dire, ces travaux sont essentiellement descriptifs. Sokourov réalise un document lent, contemplatif, mais l’exercice d’admiration tourne en rond, ni objet d’art en tant que tel, ni objet d’étude, manquant de point de vue et, paradoxalement, de point focal: dans un brouillard noir et blanc, les paysages russes effacent Tarkovski, la musique étouffe sa voix et l’atmosphère grise pèse lourdement sur l’image, plongeant le spectateur dans une triste torpeur qui n’a sans doute pas lieu d’être.  Cela est moins vrai pour Une Journée d’Andreï Arsenevitch, qui propose quelques pistes de réflexion, avec cette voix off toujours très littéraire, dans les films de Marker, un beau texte lu par Marina Vlady – russe, elle aussi . Pourtant, on ne peut s’empêcher de trouver la chose un peu vaine. Le miroir posé par eux entre Tarkovski et ses films, c’est finalement sur eux-mêmes qu’ils le dirigent, peut-être parce que cette œuvre, vertigineuse et béante, ne permet pas d’autre approche que celle de la planète Solaris, reflétant la conscience de celui qui la regarde.

Quelques liens:


Les cendres de l’idéalisme

Méfions-nous de l’idéalisme : il n’est souvent que l’expression d’un effroi face à la vie. Evitons de lui accorder l’intensité qu’il subtilise à nos actes, de lui sacrifier le sentiment dont il nous prive, de lui concéder la beauté qu’il ôte à notre regard, de lui concevoir plus de volupté qu’il ne nous en offre en retour ; évitons de nous consumer en cendre froide sans avoir jamais connu l’embrasement.

Marguerite aime porter les robes de princesse qu’elle crée à ses heures perdues, si différentes des sobres tabliers de cuisinière imposés par son travail ; les forêts et les lacs ont sa préférence lorsqu’elle veut s’enfuir, car elle sait qu’une maison peut être plus mortelle qu’un cimetière. Blanche cherche la paix dans la prière et les tranquillisants, dans le sommeil et l’oubli. Dolores s’enivre d’odeurs et de parfums, fleurs et pourritures qui font renaître en elle les vagues sensations du plaisir perdu. Lucien, devenu impuissant, confond fidélité et abjection ; Louis, dans une maison remplie d’animaux empaillés, regarde sans toucher, désire en se cachant. Ce monde froid s’anéantit dans la laideur. Vidés, épuisés, les corps privés de jouissance n’ont plus d’autre exaltation que celle du meurtre. S’épier, se parler, danser même, sont les modalités nouvelles de la solitude. Les rêves se dégradent en fantasmes.

Aux hommes qu’elle rencontre, Marguerite pose toujours cette misérable question : Auriez-vous pu m’aimer ? Différente en cela de son héroïne, Lady Chatterley, dont elle relit l’histoire à longueur de temps, qui, impérieuse, murmure vous m’aimerez, je sais que vous m’aimerez,  elle précipite l’amour dans l’inaccomplissement, s’en débarrasse dans un non-lieu. Lointaine, désespérée, objet inconscient de tous les désirs, pas plus que les autres elle ne se révèle apte à l’existence.

Difficile, déplaisant, mélange de stylisation esthétique et de naturalisme désagréable, Coupable est un film que l’on est tenté de quitter très vite. Rien ne peut nous y rattacher, ni les personnages ni l’histoire. Tout reste à niveau, c’est-à-dire très bas, médiocre ; la poésie n’élève pas le cœur mais elle l’enferme un peu plus dans son habitacle étriqué. Pour cela, comme le revers ingrat d’une sensibilité, Coupable vaut sa très grande peine. Le jeu détaché d’Hélène Fillières s’emboîte avec précision dans celui, instinctif mais très juste, de Jérémie Rénier. En se reposant sans inquiétude dans cette atmosphère grise, on finit par saisir les nuances infimes de ces êtres défaillants ; l’émotion est à la mesure de celle qui leur fait tant défaut.

Coupable, de Laëtitia Masson

Autres films de Laëtitia Masson

Faire défaut

« Vous allez oublier votre seule vocation. Qu’avez-vous appris, si ce n’est à manoeuvrer votre queue dans un trou en tout point semblable à celui dont vous êtes issu, avec toujours le même résultat plus ou moins divertissant, et toujours dans l’illusion que l’applaudissement des muqueuses d’autrui va à votre seule personne, que les cris de jouissance vous sont adressés à vous, alors que vous n’êtes que le véhicule inanimé de la jouissance de la femme qui vous utilise, indifférent, et tout à fait interchangeable, bouffon dérisoire de sa création. Vous le savez bien, pour une femme, tout homme est un homme qui fait défaut, et vous savez également ceci, Valmont : bien assez tôt, le destin vous enjoindra de n’être même plus cela : un homme qui fait défaut. Au fossoyeur de trouver ensuite sa satisfaction. » Heiner Müller, Quartett.

… délicieuse citation extraite de Quartett, d’Heiner Müller, qui, d’après cet auteur est-allemand mort il y a quelques années, se conçoit comme le palimpseste des Liaisons Dangereuses, de Choderlos de Laclos. Vieillis, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil se pavanent encore : empruntant l’identité de conquêtes passées, ils raillent leurs souvenirs et rejouent les triomphales années du libertinage. Avec son humour cruel, décadent, métaphysique, ce dialogue remarquablement écrit ne dépare en rien l’original, contrairement à certains films.  Vers la mort, en dépit de la décrépitude, ils grimacent le sourire narquois de ceux qui ne regrettent que la brièveté de la jouissance.

Photos : Isabelle Huppert et Ariel Garcia Valdès au Théâtre de l’Odéon, dans une mise en scène de Robert Wilson (2006)

Nouvel enregistrement de la pièce lue par jeanne Moreau et Samy Frey à l’occasion du festival d’Avignon 2007.

Tout est resté immobile

« On dit que le deuil, par son travail progressif, efface lentement la douleur ; je ne pouvais, je ne puis le croire ; car, pour moi, le Temps élimine l’émotion de la perte, c’est tout. Pour le reste, tout est resté immobile. Car ce que j’ai perdu, ce n’est pas une Figure, mais un être ; et pas un être, mais une qualité (une âme) : non pas l’indispensable, mais l’irremplaçable. » Roland Barthes, La Chambre Claire

Voir absolument Little Odessa, (James Gray, avec Edward Furlong et Tim Roth, 1994) film parfait, tourné en quelques semaines avec très peu de moyens, par un jeune homme de vingt-quatre ans. Une épure.

Magnifique bande-son, des chants orthodoxes.

Autres films de James Gray

Non des preuves – des traces …

Un graphisme stylisé, un effet de collage en deux dimensions ;  à l’intérieur du livret un texte très écrit, des photos d’elle radieuse, une interview méditative, pertinente… On sent qu’il sera difficile de parler d’Hélène Grimaud, de son nouveau disque, non seulement parce que sa présence – images et discours – déborde sur la musique, mais surtout parce que l’espace qui la concerne semble déjà saturé. Autant s’y résoudre et ne pas forcer l’objectivité.

Sa  démarche, plus anthologique qu’exhaustive, consiste à glisser d’un compositeur à l’autre, à s’agréger certaines pièces mûrement choisies, qu’elle interprète et commente avec une égale ferveur. S’éloignant ainsi légèrement de sa prédilection romantique, elle se consacre  aujourd’hui à la musique de Bach. Son toucher remarquablement dynamique, précis, sec par moments, circule entre préludes, fugues et transcriptions. Succomberait-elle à la tentation de l’éclectisme ? Certainement, ce disque, multiple et changeant, configuré comme une promenade, s’offre à la respiration, libre, perméable, sans commune mesure avec l’aridité des intégrales. C’est là, fondamentalement, le domaine particulier d’Hélène Grimaud qui, par cette composition personnelle, structure son champ d’interprétation, définit sa vision propre de la musique. Elle livre un récital intime, tout en fulgurances et  accalmies, certes moins orthodoxe, moins discipliné que l’œuvre des grands maîtres (le spectre de Glenn Gould…) qu’elle ne cherche pas, d’ailleurs, à dépasser, car son ambition est tout autre. Sans regarder derrière elle ni même exiger d’être suivie, elle se pose seule avec son piano, tant que dure la musique, se referme en elle-même. Mais de l’attaque magistrale  du Prélude n°2, en passant par ce concerto que j’adore (dont je voudrais pourtant éliminer l’orchestre…), découvrant le travail de Busoni, Liszt et Rachmaninov sur les partitions de la Chaconne et de morceaux destinés originellement à l’orgue et au violon, la tête me tourne et je ressens un vertige que seules les fortes individualités peuvent me communiquer.

Paraphrasant René Char, je dirais que, de Bach, Hélène Grimaud livre des traces plutôt que des preuves.

«Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.»
René Char, La parole en archipel

Autres disques d’Hélène Grimaud


Défaire et nouer

Si toute une vie devait, tel un linge aux plis compliqués  qui, une fois déployé, révèle une surface lisse et nue, s’enrouler sur la trame unie d’une seule soirée, autour d’elle l’histoire s’arrondirait pour l’emprisonner dans une boucle parfaite qui, mise en roman, se tracerait dans l’intimité d’une nuit de noces, et s’intitulerait, empruntant avec pudeur le nom du lieu, Sur la plage de Chesil. Ils seraient deux, par concentration. Elle – très belle jeune femme, dont la bonne éducation tiendrait lieu de corps social – serait  violoniste, rien d’autre. Du reste, elle détournerait les yeux, ôterait les mains, éloignerait les lèvres. Inintéressée, déplacée. Si elle devait, malgré son isolement, tomber amoureuse, elle forcerait l’intelligence pour pallier la froideur, embaumerait de tendresse l’horreur de la chair. Face à elle, un jeune homme intrépide, enthousiaste, tomberait en admiration devant cet être si différent, inaccessible et proche, glacial et délicat,  mystérieux, impénétrable. Ils pourraient peut-être, le temps de se « connaître », de se faire la cour – tout se passe au début des années soixante – tendre l’un vers l’autre, partager une illusoire sincérité, ivres de désir inassouvi, s’abuser de conversations   ; ils pourraient se frôler, se tenter, vaciller et osciller jusqu’à l’arête tranchante de cette nuit fatale, sur la plage, où leur histoire se brise et recommence.

Ian McEwan est également l’auteur d’Atonement.

Fins sans violence

En route pour rejoindre sa maîtresse dans un luxueux hôtel, un homme assiste à un accident de la route ; une femme meurt sous ses yeux. A son amie avide pourtant d' »événements », il ne raconte rien  mais, attentif à sa conversation superficielle, sa légèreté, en laquelle il ne voit qu’une forme d’innocence, le touche. Dans une autre ville, un écrivain épie chaque soir par la fenêtre le déshabillage d’une  distante voisine. Par hasard, il la rencontre dans la rue et se rend compte que la frêle jeune femme qu’il avait imaginée de loin est en réalité très âgée. Pour teinter de tragédie la fin d’une liaison trop calme, une femme engage un acteur censé jouer le rôle de son mari auprès de son amant.

Ces histoires, amères et mélancoliques, composent, parmi d’autres, les Péchés Innombrables, de l’écrivain américain Richard Ford, celui-là même qui publie cette année L’Etat des Lieux, que je n’ai (pas encore…) lu. Portraits subtils, sans haine et presque sans souffrance, de couples défaits, ces récits sinuent dans les sillons invisibles qui ravinent les sentiments. Lorsque survient la rupture, l’amour, déjà exsangue, ne fait plus mal ; par vagues refluent des souvenirs très doux, qui, du lointain où ils se tiennent, ressemblent à ces vieux films dont l’image, à moitié effacée, frémit, se brise et craque, l’écran fissuré de sombres entailles, et se regardent avec une voluptueuse nostalgie.

Il est rare, et d’autant plus précieux, que la fin de l’amour soit dépeinte avec une telle délicatesse. Qu’ils soient plaintifs, hurlants, fielleux ou cyniques, si souvent les films et les livres se complaisent dans l’agonie. Aussi, parce que l’on s’identifie parfois à certain trait finement observé, on adhère trop vite à leurs conclusions hâtives et désolées. Richard Ford  atteint un niveau d’abstraction tel qu’il nous épargne le sordide et l’indécent. Certains dialogues, denses, elliptiques, me rappellent, toutes proportions gardées, les échanges hiératiques qui font la beauté des romans de Henry James : « – Tout ira bien, dit-il, avec un sourire forcé qui le calma. – En mettant à part la question de savoir quand je te reverrai. – En la mettant à part. Il garda le sourire. » Cette façon d’écrire, je ne sais pourquoi, détachée, sans ostentation et sans naturel, me touche plus que tout autre. L’immédiat n’y a pas lieu, débarrassé de toute illusion. Ce qui se présente comme tel, les dialogues justement, sont en réalité redéfinis en fonction de ce qui va suivre ; ils inscrivent le passé dans le présent, non pas comme seul un livre peut le faire, parce qu’ils font état de  la difficulté d’exister dans l’instant. On anticipe, on se souvient, mais on est rarement là. Cette absence au monde détermine, imperceptible, la cruelle discordance de l’amour, toujours ailleurs, toujours autre, plus présent dans le quotidien où il demeure invisible que dans l’esprit qui n’en saisit que l’illusion.