Monde plein de fracas, connais-tu le silence ?
Le fragment du soupir dans la déflagration,
La blanche buée qui nimbe à peine le son,
Monde plein de clameurs, connais-tu le silence ?*
Une vie aventurière, rebondissante, riche en secrets et faux-semblants aurait fait de lui le rêve du biographe. Ces événements, s’ils ont eu lieu, se sont produits dans cette dimension intime qui échappe à toute chronologie. Au portraitiste en revanche, que le fait concret intéresse moins que les entrelacs d’une personnalité, le caractère de Morton Feldman offre une matière tumultueuse, dont l’exercice de l’ironie et le goût de la contradiction compliquent sensiblement la lecture.
Voyez d’abord ce visage renfrogné : c’est celui d’une musique ténue, presque silencieuse ; d’un compositeur capable de s’emporter contre l’orchestre, de lui hurler de jouer moins fort. Morton Feldman pesait cent cinquante kilos et sa musique ne pesait rien. D’une ambition démesurée, il déclarait vouloir devenir le « premier compositeur juif de tous les temps » (supérieur à Mendelssohn, Mahler et Schoenberg) mais refusait d’exercer la moindre fonction de musicien professionnel, préférant travailler dans l’usine de confection de son oncle. Bien sûr, fidèle en cela à la pittoresque réputation du juif new-yorkais, causticité et auto-dérision servaient à dissimuler une inavouable mélancolie.
Longtemps son ami le plus proche fut John Cage, et leur rencontre fut aussi insolite que cette improbable relation entre deux artistes que tout opposait : le maintien, l’orientation sexuelle et même l’écriture musicale. C’était en 1950. A l’occasion d’un concert au Carnegie Hall, où se jouait en première partie une symphonie d’Anton Webern, ils s’étaient par hasard retrouvés dans la rue, à l’entracte, esquivant la seconde partie du programme, dédiée à Rachmaninov – cet insupportable romantique! Et là, tout naturellement, la rudesse du fils d’émigrés s’était accordée au raffinement du dandy californien, si bien que, quelques jours plus tard, Feldman prenait un appartement dans la maison de Cage. Incidemment, ce fut comme emménager dans une société d’artistes. Jackson Pollock, Phillip Guston, Robert Rauschenberg: découvertes, éblouissements, fenêtres ouvertes sur ses propres possibilités. De ses fréquentations, Feldman retint deux choses : qu’il était libre de créer ce qu’il voulait, comme il l’entendait ; qu’il pouvait s’inventer, vis-à-vis de la musique, un rapport de plasticien. Tout d’abord, il décida de quitter l’espace rassurant et géométrique de la partition. Intersection III (1953) propose un système de cases et de grilles relativement complexe par lequel l’exécution finale du morceau devient aléatoire et irreproductible. Ne reste plus que l’éventualité d’un événement sonore, ce dernier ne dépendant plus de la sensibilité de l’interprète mais au contraire d’un contexte objectif, fortuit. Feldman explora diverses formes d’indétermination, jusqu’au jour où, lors d’un concert dirigé par Bernstein, il se fit siffler par le public… et par l’orchestre. Ces essais cessèrent aussitôt de l’amuser, il se mit à travailler autrement.
Fasciné par l’école de Vienne (Schoenberg, Berg, Webern), enthousiasmé par les audacieuses innovations de ses amis plasticiens, Feldman se mit à creuser sa propre voie dans la modernité, solitaire et secrète, révélant de son caractère un angle presque antagoniste, qu’il continuerait d’ailleurs à désavouer en public, sans rapport évident avec l’homme social, débonnaire et terrestre qu’il donnait à voir. Goutte à goutte sur la partition retrouvée, il se mit à déposer les notes comme des taches de couleur, dont certaines, si pâles, se perdraient dans la blancheur de la feuille. Cisèlement de silences et de sons, distincts mais indissociables, sa musique se déploie sans fin, sans début, nappe étale jamais semblable, frissonnant d’une onde mystérieuse venue des profondeurs, tantôt claire, transparente et rieuse, tantôt opaque, rideau hermétique, étouffante fixité. Écrivant sous la seule dictée de l’instant, sans structure, sans préméditation précise, Feldman, disponible et méditatif, errait dans les régions peu fréquentées d’une création à la fois maîtrisée et dilatée jusqu’à la dissolution. Ces pièces pouvaient durer des heures, et exiger du public, de l’orchestre, une patience presque inhumaine. En contrepartie, l’abandon de soi qu’induisent ces flots de lenteur et de durée, facilite l’accès à un état mental privilégié, d’absence et de conscience exacerbée. Le compositeur, de son corps pesant solidement arrimé à la terre, pouvait encore rire et fabuler, présenter ses œuvres comme des pièces de musée, que le spectateur examine l’une après l’autre, parcourant les salles innombrables sans fatigue, l’attention toujours renouvelée – comparer la texture du son avec celle de la peinture, et se prévaloir d’une musique physique, immédiate, sensuelle.
Cette scission entre oeuvre et vie, glissement progressif vers une introversion et un individualisme radical, n’exclurent cependant pas de stimulantes collaborations. L’expressionnisme abstrait avait joué dans son travail le rôle d’un catalyseur, aussi conçut-il naturellement la bande-son du documentaire de Hans Namuth consacré à Jackson Pollock. Samuel Beckett, dont il partageait l’aridité formelle, rédigea le livret de son opéra Neither, sans intrigue, sans personnages et sans lieu, dévidant les mots comme un long poème, prégnant et vide. Une communauté spirituelle se tissait d’elle-même entre ces artistes de la ténuité, unis par un intérêt partagé pour les zones limite entre l’être et le néant. Ainsi du lien étrange avec Mark Rothko, qui lui inspira la sublime Rothko Chapel, écrite en 1970, peu après le suicide du peintre, dans laquelle se mêlent confusément réminiscences de la Shoah et mélancolie intime, douleur collective et individuelle, transposition sonore de cette flamme sombre qui agite, inquiète, les grandes surfaces trop calmes des peintures de Rothko.
Dans les années soixante, il finit par accepter un poste d’enseignant à l’université de Buffalo, convaincu que l’art de la composition ne pouvait être enseigné et, par transitivité, involontairement ingrat vis-à-vis de ses propres professeurs, pourtant prestigieux. Il est vrai que, pour accéder à la création, il lui avait d’abord fallu renier tout ce qu’on lui avait appris. Dès lors, il pratiqua cette fonction de façon tout à fait farfelue, assignant à ses élèves des tâches surréalistes. Et puis soudain Feldman devint riche : un héritage, un tableau de valeur acheté dix-neuf dollars, le succès commercial en Europe – l’aisance aussi simple, aussi insignifiante que la pauvreté. Puis il disparut, à soixante-et-un ans, foudroyé par le cancer, et ce serait dommage, tant son œuvre se détache avec grâce du bruit de fond continuel, du vacarme assourdissant qui nous environne, d’oublier qu’en apparence, son auteur ne lui ressemblait pas du tout et, que, d’un seul éclat de voix, il aurait pu l’anéantir tout entière.
Morton Feldman (1926-1987), discographie sélective :
Intersection III (Composing by numbers 1950-1967)
Complete music for violin and piano
Photos dans l’ordre : Morton Feldman, Rauschenberg, Pollock, Rothko
* petit pastiche pour le plaisir, pour la circonstance, et façon de concevoir – de Réversibilité de Baudelaire
Je découvre votre blog via mon camarade doux amer. Vous disiez vous sentir chez vous chez lui, je mens un peu chez moi chez vous… (Pessoa et Feldman sont mes grandes passions, mais les affinités ne s’arrêtent pas là…)
Je reviendrai !
Là je suis touchée : voyez je venais déjà chez vous, discrète et silencieuse, attirée par la musique, intriguée par l’écriture.
(Curieux lapsus, cette contraction de « je me sens » en « je mens »… N’y voyez aucune malice…)
Je suis heureux d’avoir démasqué une visiteuse de cette qualité, alors. ;-)
Ah, et je vous remercie de m’avoir fait découvrir Catoire. Ni une ni deux j’ai téléchargé des partitions, et me voilà déchiffrant avec plaisir des « Chants du crépuscule » qui ne pouvaient que m’attirer. C’est charmant en effet, moelleux, scriabinien, passionné mais sobre.
je mens = je m(e) + (s)ens, je n’y avais pas pensé, j’aimais bien l’ambiguïté de la formule.
Catoire, c’est tout à fait ça, on pourrait passer à côté de lui, ne pas le remarquer, il ne nous manquerait pas, et cependant on s’arrête, quelque chose se passe, qui donne envie de s’attarder un peu auprès de lui. Encore une image qui me vient : dans un parc, se retrouver sur un banc près d’un inconnu. Rien ne se dit, mais chacun est conscient de la présence de l’autre : intensité de l’infime.
Musiciens qu’on dit mineurs, dans l’intervalle laissé par deux génies… Mais c’est si beau les intervalles mineurs !
(Votre métaphore me parle d’autant plus que s’asseoir dans les parcs est une de mes activités favorites.)