Impétueuse, follement expressive, trop visible encore lorsqu’elle se dérobe, sa chevelure la trahit, sinon son visage. Martha Argerich : la musique réconcilie et surexpose, isole, relie, offre et astreint.
Evening talks : ce formidable documentaire ne dit rien, ne montre pas, mais il fait entendre et donne à voir. En guise de biographie – des bribes de souvenirs et des merveilleux moments musicaux ; en guise de portrait – un visage nu filmé au plus près, un regard, un sourire et des mots qui se bousculent, des idées qui se forment et se dissipent. Martha Argerich, née à Buenos Aires en 41, est une très grande pianiste, et cela en dépit d’elle-même. La musique est un don, quelque chose qu’elle reçoit très jeune dans les doigts, dans l’oreille, qui la capture aussitôt, l’isole enfant prodige, désormais redevable. Entre la petite fille timide et terrorisée sur scène et cette femme ombrageuse qui refuse contrats et programmes, une barrière s’est imposée, indispensable, permettant la reprise de soi par une forme de sauvagerie nécessaire. L’art ou son exercice font craindre la dépossession. Quand elle joue, cela doit être parfait. Sans concession, sans exception. On la voit faire corps avec le piano, partant des mains, un mouvement qui l’anime tout entière. D’ailleurs, il lui est presque impossible d’en parler : elle dit d’un compositeur je crois que lui il m’aime, et d’un autre il me joue des tours, ou encore parfois on s’entend bien. Des sentiments, du cœur et de l’énergie : c’est surprenant : les artistes si souvent intellectualisent, expliquent, dissertent. Intuitive, étrangère aux théories, elle crée sur le moment, avec ce qu’elle ressent, incarnation plus qu’interprétation. Pour autant, plus exigeante et inassouvie, elle ne se repose jamais sur une partition, craignant de sombrer dans l’auto-parodie, elle cherche, creuse, retourne et repart, attentive, extrêmement réceptive. Épiphanie de l’instant – défier la difficulté d’être, se mettre en osmose avec l’instabilité des choses, connaître l’éblouissement de l’imprévu . La musique comme un miracle, jamais deux fois la même chose, sinon c’est mourir!
Cette quasi-brutalité ne heurte ni n’agresse tant Martha est chaleureuse et physiquement tournée vers le dehors. Refusant désormais de jouer seule, elle met sa notoriété au profit de jeunes talents. Sur scène, ce contact lui est indispensable ; le retrait ne la dérange pas. Sans doute l’angoisse des débuts continue-t-elle de la hanter : affronter le public sans le voir, elle très myope refusant de mettre ses lunettes, d’autant plus seule qu’entourée d’inconnus. Cela aujourd’hui elle a le pouvoir de ne plus l’accepter, et de venir à son piano non par obligation mais par plaisir.
Pour le contraste, je repense à Mademoiselle, documentaire sur Nadia Boulanger, qui, il y a déjà un siècle, enseignait le piano à Paris. Il est significatif que, quoique très différents, ces films n’abordent ni l’un ni l’autre le domaine privé. Ils ont en commun de parvenir jusqu’au seuil sans transgresser l’intimité de ces femmes, toutes deux farouches, réservées et rares. Je replace donc, à la suite de ce texte, celui sur Nadia, écrit il y a déjà quelques mois.
Martha Argerich – Evening Talks, Georges Gachot
Martha Argerich – discographie subjective
– lien 1: concerto pour piano de Robert Schumann
– lien 2: concerto pour piano de Frédéric Chopin
– lien 3: concerto pour piano Tchaïkovsky et Prokofiev
– lien 4: concerto pour piano n°3 Rachmaninov
– lien 5: concerto pour piano Ravel
– lien 6: fantaisies op. 12, Schumann
– lien 7: Bach – Partita, suite anglaise, toccata
– lien 8: Chopin – Préludes…
– lien 9: Schumann – Scènes d’enfants
– lien 10: Sonate pour 2 pianos – Bela Bartok
– lien 11: concerto piano Dmitri Chostakovitch
– lien 12: Nuits dans les jardins d’Espagne – Manuel de Falla
– lien 13: Sonate pour piano Franz Lizst