Protections éphémères

Blankets – le titre – a été  traduit, de façon quelque peu péremptoire,  en un joli Manteau de Neige. L’image ne ment pas, elle évoque l’hiver, sa beauté cruelle et sidérante dans laquelle s’encastre le récit, mais elle n’en trahit pas moins la polysémie essentielle du terme blankets. Couverture déployée ou pliée, étreinte, protection matérielle et immatérielle, chaleur, refuge, dernier vestige du souvenir tissé par des mains amoureuse … Ou encore, métonymie du roman –  assemblage graphique de pans  mémoriels, enfance et adolescence entremêlés dans le devenir…

Suffisamment libre pour laisser respirer l’imaginaire, Blankets, d’un trait délicat et rêveur, trace le passé de son auteur, Craig Thompson. Plusieurs lignes narratives s’enchevêtrent. La famille, l’amour, la religion. Au fin fond de nulle part, dans une campagne austère du Nord des Etats-Unis, Craig et son petit frère grandissent au sein d’une famille évangéliste. A la dureté du climat s’ajoute celle d’une éducation sévère, fondée sur l’effroi d’une lecture littérale de la Bible. Ce regard intérieur, critique et sensible, apporte un éclairage pertinent sur ces communautés difficiles à comprendre, dont les médias se servent, avec leur subtilité coutumière, pour diaboliser une certaine Amérique. Le tableau que présente Craig Thompson est certes terrifiant : enseignement dogmatique, régressif, intolérant et culpabilisateur. Craignant l’autonomie de la pensée, l’évangélisme n’apprend pas aux enfants à réfléchir ni à interroger leur expérience personnelle, au contraire, il  impose une vision du monde hermétique  et figée. Dans ce contexte, les adultes font triste figure, malheureux, pervers ou carrément méchants, rivés aux interdits qu’ils ne cessent eux-mêmes de transgresser. Craig Thompson illustre ce milieu délétère avec la candeur d’un croyant sincère ; son point de vue sur l’intégrisme prend valeur de témoignage : voilà ce qu’il a traversé, voilà ce qu’il a quitté, sans haine et sans amertume. A quoi bon les accabler, ces prisonniers de la foi ? Sa propre traversée spirituelle se conclut par la reprise du mythe platonicien de la caverne, de l’aveuglement à la douloureuse conscience.

L’émancipation spirituelle est enchaînée à l’apprentissage amoureux. La progression du sentiment affaiblit l’autorité des adultes,  l’âme est prise d’un bouillonnement irrépressible qui ne souffre aucune résistance, c’est le  ravage bénéfique par la découverte de l’autre – de la chair. Craig, habitué à la solitude, découvre une nouvelle forme de solitude, intenable celle-là, un manque, une soif qui se manifeste avec violence. Du sentiment métaphysique au sentiment amoureux, il fait  enfin l’expérience de lui-même : les questions qu’il se posait depuis toujours ne se braquent plus contre lui mais l’entraînent au-delà, dans l’ivresse de l’inconnu. Enroulé en spirales et tourbillons, le dessin de Craig Thompson épouse ses émotions. L’apaisement viendra plus tard, pour l’instant, ça se déchaîne trop, à l’intérieur ; la passion renferme un tel amalgame de désirs, frustrations et peurs que, faute de la comprendre, de pouvoir même l’exprimer par les mots, il faut l’extraire brutalement , entière, indistincte. Ce jeune homme, Craig, a l’air si gentil, si doux, mais le graphisme dit le contraire. L’apparence déborde toujours son sujet, dans le dessin ou l’écriture, jamais un personnage ne se limite à son corps! Craig transparaît dans la neige, les arbres, les chambres, les murs, et souvent tout cela se mélange furieusement, dans un élan de vie magnifique, une tempête salutaire. Sans doute fragile, le manteau lui sera encore nécessaire, mais au moment voulu, il fera de cet ultime refuge un feu magnifique.

Blankets / Manteau de Neige, de Craig Thompson – 2004

Casterman écritures pour la traduction

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Les portes brûlent dans leur cerveau

Qu’y a-t-il, sous les hurlements, la colère, les pleurs ?  Que dissimulent les rires et les étreintes, les yeux fermés ? Que renferme une maison bien rangée, un joli jardin, des murs solides ?

Revenons en arrière de quelques décennies, prenons un jeune couple et leurs deux enfants.  Donnons-leur la chance de ne pas avoir de problème majeur, ni souci financier ni maladie grave.  Osons, sans méchanceté, les identifier comme représentatifs  d’une classe moyenne modérément instruite, travailleuse et saine. Bien sûr, son rêve à elle, son rêve ancien déjà, est d’être actrice. Elle imaginait les triomphes, les personnages au-travers de son corps, sa voix portant loin,  créatrice et voyageuse, toujours au-devant d’elle et l’entraînant ailleurs, dans des lieux, des vies nouvelles. Plus modestement, lui ne désirait qu’une chose : ne pas marcher dans les pas de son père, employé anonyme d’une société indifférente, ouvrier de l’ennui et de la routine. Mais les enfants sont apparus, il a fallu trouver la  jolie maison en dehors de la ville, arranger, ranger, organiser, entretenir. A présent c’est tout le contraire du rêve. La désespérante morosité. Je t’aime devient supplique, résignation, locution abusive et constat d’impuissance ; je t’aime et je ne t’ai jamais aimé ; désir pour soi non pas de l’autre.

Autant filmer jusqu’à l’impasse, sans craindre l’actualité du sujet. Laisser les acteurs livrer leurs excès ;  montrer l’insoutenable dissolution. Distiller, dans un récit sans originalité, les lueurs de la pénombre, les fulgurances regrettables, le fou qui dit la vérité, les insultes peut-être fondées, et les ironies du sort qui  sait si bien compléter l’incapacité humaine.

Revolutionary Road, de Sam Mendes, avec Leonardo DiCaprio et Kate Winslet , d’après le livre de Richard Yates – à voir au cinéma.

Lien 1 : autres films de Sam Mendes

Lien 2 : Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton.

***

Trop tard dans la pluie fallacieuse

Les voici réunis ceux que l’amour a séparés

Les fenêtres se déversent dans leur cœur

Et les portes brûlent dans leur cerveau.

Dylan Thomas

(Anniversaire de Mariage)

New York par écrit

New York ou les ambiguïtés  de l’Amérique :  triomphe et deuil. Cité du spectaculaire,  verticale et  grouillante, Hélène de Troie moderne…  Dans son ventre difficile, en bas, en haut, à tous les étages : les artistes.

Existe-t-il une œuvre qui puisse répondre au nom générique de roman new-yorkais ? La question se pose, précisément telle que l’annonce le documentaire Romans made in New York. Mais le pluriel du titre propose déjà une réponse. Six écrivains, interrogés, filmés chez eux, dans des  quartiers différents, c’est presque autant de villes séparées. Très vite, à les regarder comme entités distinctes, on se sent pris d’une envie irrépressible de les rapprocher,  les réunir, les confronter, puisqu’ils sont voisins, qu’ils ont, malgré leurs différences, la même activité, des préoccupations similaires. Mais non, l’écrivain est un être solitaire, qui n’apprécie pas forcément le travail des autres. Autour de chacun, un gros trait noir, un vide. Creuser, racler, réinventer autrui – parfois s’inverse en incapacité sociale.

Nelly Kaprièlian, fielleuse critique aux Inrock et, occasionnellement, au Masque et la Plume, rencontre tour à tour Jay McInerney, Marisha Pessl, Jonathan Franzen, Jonathan Safran Foer, Nicole Krauss et Rick Moody. Le documentaire, qui dure moins d’une heure, n’est rien de plus qu’un reportage télévisé,  trop court, superficiel : des entretiens réduits au minimum, des clichés urbains superflus, quelques lectures malheureusement traduites et une inévitable séquence sur le 11/09 … Qu’en retirer ? Un sentiment d’indiscrétion et d’inutilité , lorsque je constate que, moins attentive aux paroles, je  scrute les visages,  je fouille des yeux les quelques mètres visibles des appartements, étonnée, déçue, prête à croire qu’un écrivain qui se montre dans son intimité commet une erreur, se trahit.  Peut-être la radio conviendrait-elle mieux, car elle encourage moins cette fâcheuse curiosité qui porte sur le physique et la vie privée des artistes… Ici, quoi qu’il en soit, ils n’ont pas le temps. Le contenu du documentaire se résume à une maigre promotion par la personne.

En découvrant Jay McInerney, je me félicite de ne l’avoir jamais lu. Marisha Pessl ne me fait pas regretter l’abandon de son premier livre, La physique des catastrophes, après 200 pages d’ennui profond. Je constate qu’elle ressemble à ce qu’elle écrit : une jolie femme très intellectuelle qu’un langage tarabiscoté sauve à peine de la banalité. Par contre, malgré les lunettes noires et le look hollywoodien, Rick Moody me donne diablement envie de le lire. Quelques phrases sur l’écriture, une exigence d’innovation formelle, la lecture d’un bel extrait de Tempête de Glace me laissent penser qu’il y peut-être là un trésor insoupçonné. Jonathan Franzen, dont les Corrections m’avait enchantée, ressemble à un Woody Allen du roman. Comique et volontairement pathétique. Son immeuble, dit-il, est le plus laid du quartier ; pour se protéger du bruit, il utilise une triple protection : boules quiès, casque et disque de bruit blanc (sorte de grondement neutralisateur). Anecdotique.

Ceci, bien sur, est une vision totalement subjective du documentaire. Influencée par les livres déjà lus, ou pas. D’ailleurs, c’est en pleine connaissance de cause que j’avoue être tombée sous le charme de Jonathan Safran Foer, auteur du magnifique Tout est illuminé, et de Extrêmement fort et incroyablement près. Imaginez : d’emblée il cite l’influence de Kafka! Tant pis, je bois ses paroles. Car, contrairement aux écrivains qui l’ont précédé devant la caméra, il a quelque chose à dire – sur la littérature américaine, dont la qualité, selon lui, est inversement proportionnelle à l’état de santé du pays. Sur la réception de ses livres: il raconte avoir été stupéfait qu’un Noir s’approprie l’histoire, profondément juive, de Tout est Illuminé. Sur son métier, enfin : commencer un livre est facile – il en a commencé des dizaines – c’est finir qui est compliqué… Plus tard, on rencontre son épouse, l’écrivain Nicole Krauss. Si j’apprécie moins son Histoire de l’Amour, je suis néanmoins ravie de l’entendre dire que les livres de Kafka (forcément) et Bruno Schulz (bientôt un billet à propos de cet écrivain merveilleux), sont à son chevet.

De Paul Auster et Siri Hustvedt, pas un mot. Trop (re)connus ?

Ce documentaire diffusé sur Arte, je l’ai regardé par internet. La chaîne offre généreusement, pour chaque émission,  sept jours de visionnement gratuit sur son site.

Romans made in New York, de Sylvain Bergère, Nelly Kaprièlian.

Il Divo : encore un diable en costume!

Il Divo : ce film, d’avance je savais que je ne le comprendrais pas. Des événements évoqués, des innombrables noms cités – l’Italie des années 80 – je n’ai pas saisi grand-chose. Et pourtant, il me semble, c’était prévu que des gens comme moi ne connaissent pas les actualités de cette époque, qu’ils se représentent la politique italienne comme un rêve tourmenté de corruption, d’instabilité extrême, qu’ils s’imaginent un imbroglio infernal, une effarante succession d’attentats et de crimes non résolus, préparant la place du bouffon actuel : Berlusconi. Ce tableau grossier, un peu caricatural sans doute, n’entrave pas l’intelligence du film. C’est à peine une question de degré, de détails  – à saisir ou non. Aussi, Il Divo pourrait  être un film muet, dont on aurait supprimé bannières et étiquettes, son expressivité picturale et sonore suffirait encore à en manifester le sens et la force.

Mon obsession depuis le début était de faire un film dynamique, presque un opéra rock, sur un sujet aussi éloigné que possible du rock et de son dynamisme. (Paolo Sorrentino, Positif n°575). Le montage sonore impressionne dès les premières minutes : opéra, rock, techno, musique sirupeuse se juxtaposent, vertigineusement, en phase avec une image stylisée. Les voix, soumises elles aussi au remixage, renvoient à cette idée que la parole participe, au même titre que le son, à une création totale. Si le cinéma se fonde souvent sur une hiérarchie de constituants, selon laquelle, par exemple, la narration et les dialogues dominent le montage ou la photographie, Il Divo se conçoit comme une symphonie. Au cœur d’une orchestration sophistiquée, nul instrument ne surpasse l’autre. Voilà un style d’une fulgurance telle que, en dépit d’un scénario vicieusement complexe, le sens éclate dans le moindre détail. Paolo Sorrentino, que l’on affilie naturellement au cinéma italien engagé des années 70, préfère citer Kubrick et Scorsese, dont il partage le goût pour la virtuosité. On songe un moment à un Barry Lyndon sublimé, qui abuserait de la musique et des clairs-obscurs, à l’exclusion de tout autre procédé. Quant au personnage principal, le divin, Andreotti, il figure à merveille la créature bizarre, hybride d’un être réel et de sa réinvention scénique. Petit homme trapu, serré dans un costume impeccable, démarche raide et néanmoins efféminée (c’est possible, il faut voir!), tête enfoncée entre les épaules étroites, visage inexpressif, impassible,  les rides comme plis malheureux sur la peau d’un chien triste, la paire d’oreilles aussi comiques que répugnantes, dont les lobes supérieurs s’affaissent mollement sur le pavillon (impressionnant travail de maquillage et pose de prothèses, j’imagine, sur l’acteur Toni Servillo). Dans le registre de l’introversion et de l’étrangeté glaçante, l’incarnation du mal est suffisamment crédible –  voix posée, langage mesuré, discours axiomatique – pour qu’ Andreotti devienne sous nos yeux un monstre théâtral, shakespearien. Dans ce mélange d’outrance et de sobriété,  on décèle les traces d’une métaphysique très italienne, à mi-chemin entre Dante et la commedia dell’arte.

Je serais presque tentée de prétendre que la matière historique importe peu, si cette réflexion n’était pas motivée par ma propre ignorance, d’autant que  le succès de ce film en Italie n’est  certainement pas étranger à sa portée politique. En réalité, Paolo Sorrentino, qui a écrit le film seul, a fait de nombreuses recherches et rencontré beaucoup de monde, y compris Andreotti lui-même. Certes, le résultat tient de la spéculation, puisque le personnage, qui possède d’abondants dossiers personnels contre ses ennemis (pour autant qu’ils soient encore vivants), a échappé à toutes les condamnations. En définitive, si Il Divo ressemble davantage à une œuvre d’art qu’à un film historique, c’est que le réalisateur prend toujours le parti de la beauté. Ni démontratif ni didactique, le film réactualise une forme d’expressionnisme qui n’hésite pas à traiter le cinéma comme un langage qui se suffit à lui-même.

Il Divo, de Paolo Sorrentino (prix du jury à Cannes, 2008) – à voir au cinéma.

Lien 1 : Les Conséquences de l’amour de Paolo Sorrentino (2004)

Lien 2 : Barry Lyndon, de Stanley Kubrick (1975)  – NB: je n’aime pas du tout ce film…

Lien 3 : Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Elio Petri (1970) – en vidéo uniquement.

Lien 4 : Lucky Luciano, Francesco Rosi (1973) – en vidéo uniquement.

La nuit choisie

« C’était l’oasis, la salle noire de l’après-midi, la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toutes les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave  toute la jeunesse de l’affreuse crasse d’adolescence. » Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique.

Photos: Mia Farrow dans The Purple Rose Of Cairo, Woody Allen

Cellules littéraires cancéreuses

Les humains, en général, disent l’essentiel de ce qu’ils ont à dire dès le début, puis prennent une éternité pour nuancer, se contredire, obscurcir ou retirer des choses importantes. Vous manquez rarement un truc important en coupant la parole aux gens au bout de deux phrases. Richard Ford, L’Etat des Lieux, p.387

Sac où l’on peut tout fourrer :  le roman, selon l’écrivain polonais Witkiewicz, contient des petits bouts d’art, mais n’en est pas un. Peut-être l’américain Richard Ford partage-t-il, soixante ans plus tard, cette conception très slave – à vrai dire je n’en sais rien – mais son Etat des Lieux, (titre lesté  d’une littéralité dont il abuse au détriment, sans doute, du romanesque), long de 700 pages, avec ses fulgurances et à-plats journalistiques,  ses brillants dialogues et interminables radotages, répond point par point à cette anti-définition du roman.

Suivant ces fluctuations qualitatives, mon intérêt pour ce livre n’ a eu de cesse de s’élever et retomber par vagues – mouvement relatif, certes, dû au relief contrasté de cette histoire de peu de choses, qui se déroule sur les trois jours précédant Thanksgiving. Comme ce qui m’a menée à l’Etat des Lieux est la lecture – très appréciée – de Péchés Innombrables, recueil de nouvelles du même auteur, j’ai cru retrouver dans le roman, construit à l’horizontale, par saccades et traînées, un souvenir des nouvelles, distinctes mais successivement alignées, plongées dans un même climat, et malgré tout reliées entre elles par une vision désabusée de la vie. L’Etat des Lieux pourrait être constitué de blocs narratifs comparables, tantôt ciselés tantôt crayonnés, d’intérêt inégal. Le fil conducteur, c’est Frank Bascombe, omniprésence parfois lourde, point de vue unique, prolongé par sa famille, son entourage. Néanmoins, ces éléments et événements sont distribués de telle façon qu’au lieu de former une masse romanesque dense et hétérogène, ils se disposent les uns à côté des autres, soigneusement, petit bout par petit bout, de sorte que chaque micro-récit constitue un tout presque autonome. Sans être linéaire, la chronologie est géométriquement claire, toile d’araignée reliant des cellules indépendantes. Cette structure permet à l’histoire de se dévider à l’infini, ce qu’elle semble parfois faire, comme un feuilleton… L’intérêt de ce procédé est double : il permet de donner aux éléments de moindre importance autant d’attention qu’au reste, déjouant d’emblée toute hiérarchisation circonstancielle ;  il peut s’interrompre ou se poursuivre indifféremment, sans perturber la construction d’ensemble. Par contre, cette fragmentation accuse ses passages à vide,  faiblesses et  longueurs.

Si, de ce sac bien rempli, je ne devais retenir que le meilleur, j’aurais tout de même beaucoup à dire. Dans ses moments inspirés, Richard Ford prend un ton enjoué, qui mélange allègrement  sensibilité bougonne et auto-ironie. Frank Bascombe lui-même est pétri de cet alliage, et sa vie évolue selon un tracé similaire : à cinquante-cinq ans, marié deux fois et peut-être autant de fois divorcé, il soigne son cancer de la prostate (descriptions hilarantes et détaillées du traitement et de ses effets secondaires sur la vessie…) Des enfants, il en a trois : l’un est mort en bas âge ; le second ; il ne l’aime guère et le qualifie volontiers d’attardé mental ; sa fille enfin, possède toutes les qualités si ce n’est qu’après avoir rompu avec sa superbe compagne (qu’il lui aurait volontiers empruntée), elle menace de devenir hétérosexuelle, fait désolant pour un père raisonnablement libidineux.  Juste avant que le cancer ne se déclare, sa seconde femme le quitte pour « son mari mort » – il faut  attendre quelques centaines de pages avant de comprendre le sens de ce qualificatif – ce passage étant réellement le plus beau du livre, rupture tragi-comique, très réaliste dans son aspect dérisoire et désolé. De plus, Richard Ford est un dialoguiste virtuose. Les réparties sont concises, presque axiomatiques. Loin de figurer des échanges banals ou naturels, les conversations confinent souvent à l’abstraction, chargées d’un sens profond, dont la portée dépasse le cours du récit et le niveau intellectuel des personnages. Je l’avais déjà noté au sujet de Péchés Innombrables,  cette écriture me rappelle le style de Henry James, d’une telle densité que l’on finit par ne plus rien savoir sur rien. Cette sophistication des parties dialoguées, inutile de le souligner, contraste violemment avec une langue plutôt neutre, efficace mais sans relief – pour ne pas dire sans style. Richard Ford, dirait-on pratique une psychologie pragmatique, déductive : le fait mène à la théorie. Ce procédé ménage ses surprises, ou ses effets comiques (l’homosexualité devient la norme, l’hétérosexualité une trahison ; la femme idéale est un amour sans lendemain) ; plus encore, il brise plus d’une fois les liens attendus de cause à effet, correspondant ici aux nombreux tabous familiaux (les parents aiment leurs enfants).  Quant aux personnages moins que secondaires – les figurants – ils n’apparaissent jamais sans biographie. Qu’on ne s’y trompe pas : cette profusion de détails alimente moins un quelconque intérêt humain que l’ambition de dresser un portrait de l’Amérique. Si tel est le projet de Richard Ford, il se révèle précis mais trop mimétique, aussi plat que ce qu’il décrit. Car s’il revoie de son pays un portrait fidèle, quel intérêt, si ce n’est journalistique ? Que devient la fureur de Faulkner ? l’effroi de McCarthy ? l’art de transfigurer le réel ? Frank Bascombe, agent immobilier, donne une vision de l’Amérique à la mesure de son métier : c’est bien mais… au rythme d’une banlieue tout juste médiocre, on palpite peu et on patauge beaucoup…

L’État des Lieux, Richard Ford, Éditions de l’Olivier

Fins sans violence – à propos de Péchés Innombrables

Cancer de prostate et femme idéale : un autre point de vue sur le même livre, chez Comment c’est.

Sa Majesté des Mouches

C’est un peu ennuyeux, au début. Des enfants – pas très bons acteurs – se retrouvent sur une île déserte dans le Pacifique après un crash aérien. On sait ce qui va venir, on connaît l’histoire : avant le film de Peter Brook, Sa Majesté des Mouches est un de ces  livres qu’on a tous lu, il y a longtemps, et dont le souvenir est si vague qu’il se confond à une époque révolue, à de vieilles terreurs, aux images qui nous hantaient alors et que nous aurions oubliées si ce film, justement, ne nous les avaient pas remises en mémoire.

Très vite cependant, le débit approximatif de ces petits acteurs et leurs chamailleries sans intérêt font place à une action sidérante. Une micro-société tente de se former, qui éclate aussitôt. Laissés à eux-mêmes, les enfants ne tardent pas à se débarrasser du mince vernis de civilisation qu’ils avaient à peine acquis,  comme des vêtements désormais inutiles. Démonstratif, le récit s’inscrit dans l’analyse des structures de la société. Les enfants se divisent en deux groupes : ceux, minoritaires, qui tentent de refonder une démocratie, et ceux qui prennent le parti du chaos pour instaurer un régime de terreur. Pessimiste, l’histoire illustre le triomphe de la sauvagerie, le détournement des instincts primaires au profit d’un pouvoir fort, qui s’appuie sur la superstition, l’invention d’un ennemi commun, la désignation d’un bouc émissaire, et les rituels associés (sacrifice,transe). Dans une nature généreuse, l’homme, incontrôlable dès que l’autorité s’efface, retrouve sa cruauté originelle. Écrit en 1954, mais situé pendant la deuxième guerre mondiale, on comprend que le roman prenne à rebours le mythe du bon sauvage. La démonstration est d’autant plus puissante qu’elle s’appuie sur des êtres supposés innocents, des petits Anglais (parmi eux – ironie volontaire? –  le groupe de choristes incarne la faction »sanguinaire »), citoyens auto-proclamés d’une nation extrêmement civilisée. Depuis, cette hypothèse a été abondamment reprise en littérature ou au cinéma, parfois atténuée par un élément supplémentaire de compétition – pour survivre, les naufragés / membres de l’expérience doivent éliminer les concurrents (cf Battle Royale). Cependant, dans Sa Majesté des Mouches,  l’abondance de nourriture et la clémence de la nature semblent reléguer le souci de survie loin derrière l’appétit de domination.

Le film est d’une efficacité remarquable. Centré sur l’action, débarrassé de tout commentaire, il déjoue heureusement la lourdeur didactique de l’intrigue, se contentant d’en souligner le trait par une image expressive (le noir et blanc épure le décors et le réduit à une perception subjective). Les corps sont disposés dans l’espace, étagés, hiérarchisés : cette image stratifiée provoque un effet saisissant. Motivée par un budget réduit, une telle photographie rappelle la virtuosité de Kurosawa qui, dans Rashômon, offre à la forêt filmée en noir et blanc une densité unique que le mimétisme de la couleur efface, car l’œil, habitué à la voir ainsi, ne la voit plus. Ainsi, l’illustration des mécanismes de la prise de pouvoir détermine la composition de l’image, adéquation remarquable entre fond et forme  – digne des meilleurs films muets.

Sa Majesté des Mouches (Lord of the Flies), de Peter Brook (1963), d’après William Golding (1954)

Battle Royale, Kinji Fukasaku (2000)

Rashômon, Akira Kurosawa (1950)

L’homme superflu

Ployer, éprouver le poids des choses –  lignes et limites,  voir la rue  dépeuplée décolorée, l’océan gris  – contre la folie, revenir vivre dans sa famille, ne supporter ni amour ni  bienveillance – confondre désir et réalité, se croire sauvé lorsqu’on est à peine utile davantage utilisé – dédaigner ce qui se donne vouloir l’insaisissable – choisir ou non entre la mort et la vie – se résigner peut-être.

Dernier venu dans une succession de héros tragiques, Leonard  (prénom qui, en anglais, a une sonorité très douce) est un homme généreux mais suicidaire, inadapté, déroutant, défait. Contre un foyer chaleureux, oppressant de vie, de projets, de bonheur – qualités qui imposent un idéal précis, concret, une  exigence critique – il se rétracte; ange déchu, abîmé de nostalgie. Par l’intermédiaire de Joaquin Phoenix, déjà présent dans ses deux films précédents, James Gray dépeint un être qui voudrait se détacher de sa famille, confortable noyau originel mais écrasante puissance spirituelle et  affective. Une rupture partielle fige son angoisse, le maintient dans un état léthargique propice aux illusions et rêves éveillés.

L’intrigue de Two Lovers, classique triangle amoureux, se distingue par sa forte subjectivité, laissant croire que le réalisateur raconte toujours la même histoire, la sienne. Joaquin Phoenix devient un alter ego en conscience, projection malheureuse d’un esprit tourmenté.  Outre la récurrence de la famille juive déployée comme une micro-société, le lieu du drame est également invariable :  Brighton Beach, enclos fermé de quelques rues qui s’ouvre et s’achève sur l’océan. Dans ce cadre saturé d’idées morbides s’inscrivent en boucle le délitement de l’individu et le retour morose du fils prodigue. Des influences littéraires (Dostoïevski, Shakespeare) intelligemment détournées, et réactualisées, étoffent le déroulement de l’histoire, aussi sobre que les tonalités brunes et grises qui dominent l’image. James Gray pratique une virtuosité discrète, de coulisses, fondée sur une parfaite géométrie du cadrage et de la construction du plan. Cette façon de capter le réel, avec mesure et sincérité apparente, accentue son lyrisme. Le monde prend forme au travers d’un regard tantôt éteint, tantôt exalté, mais toujours extérieur, fasciné. Celui qui regarde ainsi ne participe pas, il reste en dehors. La maladresse trahit une inconsciente marginalité : Leonard perçoit le monde tel qu’il le désire ou le craint, non pas tel qu’il est – neutre. Dévoré par l’insatisfaction, l’amour brille à ses yeux comme  seule issue possible à son incapacité de vivre. S’il s’incarne ici en une jeune femme radieuse et superficielle, lumières et ténèbres en un seul corps, celle-ci devient l’écran idéal de ses propres projections, miroir d’une autre existence, d’un avenir enfin possible. Ceux qui l’aiment, ceux qui veillent sur lui – sa mère (magnifique Isabella Rossellini), sa fiancée « officielle » , sa famille  – il les considère comme une menace qui, du fait de leur disponibilité, accusent sa propre indigence,  son désarroi initial.  Il est, tout simplement, un homme superflu, que le réel ennuie.

Two lovers de James Gray, avec Joachin Phoenix, Gwyneth Paltrow, Vinessa Shaw, Isabella Rossellini…

Mon analyse du film pour le site de la Médiathèque

Lien 1: A propos de Little Odessa

Lien 2: Filmographie de James Gray

Clavier intempéré

Partition intime, intelligible pourtant secrète, chacun déchiffre sa musique et nul ne l’entend telle qu’elle a été créée, dans l’événement ou le souvenir, en rêve ou comme témoignage,  flux de la vie  capturé dans le son.

De Janacek, on connaît de troublants opéras et deux quatuors si vibrants qu’on s’étonne qu’une simple musique de chambre puisse rayonner aussi loin sans jamais s’enfermer, ni même se poser en quelque lieu que ce soit, encore moins dans une chambre. C’est que, pour lui, la musique est avant tout langage. Suivant la tendance de l’époque, Janacek a longuement étudié les musiques traditionnelles de son pays,  mélodies articulées sur le discours oral, vives et naturelles comme une conversation, épousant le rythme particulier du tchèque, son accent tonique, ses couleurs, ses contrastes. Impatient, fébrile, Janacek travaille vite, dans l’urgence ; cette transposition de la langue en chansons s’impose comme une façon évidente de convertir  en musique une idée, un moment, une émotion. Cette approche est à l’origine d’un style inimitable, enthousiaste jusque dans sa tristesse, qui fait danser la mélancolie, sursaute et secoue ce désespoir que l’on croit faussement immobile. Seule est visée  la vérité dans l’expression, l’intensité de l’émotion pure. Manifeste dans toute l’œuvre, ce traitement s’applique également à ces quelques pièces écrites pour le piano. Sans doute imagine-t-on difficilement qu’un clavier puisse se substituer à la voix humaine, embrasser le désordre et la compulsion qui caractérisent le travail de Janacek. Il est vrai qu’il transforme le piano, qu’il le subjugue. Loin du lyrisme romantique, indifférent à la narration, il soumet l’instrument aux débordements de sa sensibilité, avec une vigueur qui exclut tout repos. Il y a, en particulier,  la sonate 1 X 1905, écrite sur le vif après la mort d’un ouvrier lors d’une manifestation : les notes déferlent, se rétractent quand on s’attend à ce qu’elles se précipitent, s’élèvent encore sans rien achever, se battent et s’étreignent – transposition directe de l’événement ou abstraction ouverte aux lectures les plus contrastées, Janacek, sans craindre la distorsion, affranchit, brise les structures. Il déclenche, sans maîtrise ni retenue puis il se détourne et regarde ailleurs.

Jamais je n’avais encore entendu parler d’elle, et c’est par Michael Rudy que je m’étais initiée au piano de Janacek. Mais Hélène Couvert m’a étonnée, ravie, émue.  Son toucher semble en connivence refléter la lumière, creuser l’ombre, comprendre la contradiction, devancer la rechute.

Leos Janacek, Pièces pour piano, Hélène Couvert.

A lire aussi sur Janacek : De la maison des morts