Blankets – le titre – a été traduit, de façon quelque peu péremptoire, en un joli Manteau de Neige. L’image ne ment pas, elle évoque l’hiver, sa beauté cruelle et sidérante dans laquelle s’encastre le récit, mais elle n’en trahit pas moins la polysémie essentielle du terme blankets. Couverture déployée ou pliée, étreinte, protection matérielle et immatérielle, chaleur, refuge, dernier vestige du souvenir tissé par des mains amoureuse … Ou encore, métonymie du roman – assemblage graphique de pans mémoriels, enfance et adolescence entremêlés dans le devenir…
Suffisamment libre pour laisser respirer l’imaginaire, Blankets, d’un trait délicat et rêveur, trace le passé de son auteur, Craig Thompson. Plusieurs lignes narratives s’enchevêtrent. La famille, l’amour, la religion. Au fin fond de nulle part, dans une campagne austère du Nord des Etats-Unis, Craig et son petit frère grandissent au sein d’une famille évangéliste. A la dureté du climat s’ajoute celle d’une éducation sévère, fondée sur l’effroi d’une lecture littérale de la Bible. Ce regard intérieur, critique et sensible, apporte un éclairage pertinent sur ces communautés difficiles à comprendre, dont les médias se servent, avec leur subtilité coutumière, pour diaboliser une certaine Amérique. Le tableau que présente Craig Thompson est certes terrifiant : enseignement dogmatique, régressif, intolérant et culpabilisateur. Craignant l’autonomie de la pensée, l’évangélisme n’apprend pas aux enfants à réfléchir ni à interroger leur expérience personnelle, au contraire, il impose une vision du monde hermétique et figée. Dans ce contexte, les adultes font triste figure, malheureux, pervers ou carrément méchants, rivés aux interdits qu’ils ne cessent eux-mêmes de transgresser. Craig Thompson illustre ce milieu délétère avec la candeur d’un croyant sincère ; son point de vue sur l’intégrisme prend valeur de témoignage : voilà ce qu’il a traversé, voilà ce qu’il a quitté, sans haine et sans amertume. A quoi bon les accabler, ces prisonniers de la foi ? Sa propre traversée spirituelle se conclut par la reprise du mythe platonicien de la caverne, de l’aveuglement à la douloureuse conscience.
L’émancipation spirituelle est enchaînée à l’apprentissage amoureux. La progression du sentiment affaiblit l’autorité des adultes, l’âme est prise d’un bouillonnement irrépressible qui ne souffre aucune résistance, c’est le ravage bénéfique par la découverte de l’autre – de la chair. Craig, habitué à la solitude, découvre une nouvelle forme de solitude, intenable celle-là, un manque, une soif qui se manifeste avec violence. Du sentiment métaphysique au sentiment amoureux, il fait enfin l’expérience de lui-même : les questions qu’il se posait depuis toujours ne se braquent plus contre lui mais l’entraînent au-delà, dans l’ivresse de l’inconnu. Enroulé en spirales et tourbillons, le dessin de Craig Thompson épouse ses émotions. L’apaisement viendra plus tard, pour l’instant, ça se déchaîne trop, à l’intérieur ; la passion renferme un tel amalgame de désirs, frustrations et peurs que, faute de la comprendre, de pouvoir même l’exprimer par les mots, il faut l’extraire brutalement , entière, indistincte. Ce jeune homme, Craig, a l’air si gentil, si doux, mais le graphisme dit le contraire. L’apparence déborde toujours son sujet, dans le dessin ou l’écriture, jamais un personnage ne se limite à son corps! Craig transparaît dans la neige, les arbres, les chambres, les murs, et souvent tout cela se mélange furieusement, dans un élan de vie magnifique, une tempête salutaire. Sans doute fragile, le manteau lui sera encore nécessaire, mais au moment voulu, il fera de cet ultime refuge un feu magnifique.
Blankets / Manteau de Neige, de Craig Thompson – 2004
Casterman écritures pour la traduction
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