Au détriment du soleil

Sous une écorce granuleuse et tavelée sa pulpe semble juteuse et sucrée. Comme cristaux de miel elle s’égoutte en averse sèche,  répand sur la peau des êtres et des choses ses feintes brûlures.

La foule aimantée s’étale homogène dans les rues de la ville, expulsée des bâtiments par une température et une lumière artificielles incomparablement moins démocratiques que le soleil qui s’expose gratuitement à l’extérieur.

En inversant sur lui le regard, le ciel bleu subit d’irritantes interruptions provoquées par l’architecture aux teintes approximatives –  incrustations sales, cicatrices béantes qui, les unes à côté des autres, folles géométries niant le vide, prétendent enregistrer des significations nouvelles.

Il est facile de déchiffrer ce langage, encore faut-il accepter de s’y soumettre.  Servitude nécessairement volontaire que le soleil soudain compromet comme un levé de rideau prématuré, comme le brusque retrait d’un pansement sur une chair en souffrance.

Le réel, dit-on, est transfiguré. Le soleil scintille le désert tel une possibilité d’épanchement. La chaleur est une feinte de l’aridité, la promesse d’une purification. Jusqu’à cette rencontre cruciale avec l’élément liquide, eau et alcool mêlés noyant dans l’ivresse le mysticisme saisonnier.

Contraire à la surabondance l’astre autoritaire déguise son avarice en fécondité. Qu’offre-t-il face à ce qu’il prend ? L’eau volatilisée, le derme avili –  tout ce qu’il consume et ravine – cette profusion promise, anéantie par un gigantesque éclat !

Les chats, qui incarnent l’immédiat de la sagesse et de la volupté, savent en tirer profit. Ils se lovent dans des flaques de lumière  pour eux seuls déversées, disposées en tapis moelleux qu’ils ne partagent jamais. Souverains de l’idolâtrie leur pelage fond dans le sirop ambré qu’ils absorbent par ronronnements et palpitations intimes.

Très haut sur les cimes les feuillages se livrent à d’intenses transactions. Ils boivent les liqueurs du midi flamboyant,  les digèrent, puis exhalent leur délice en frissonnant. A peine plus bas le bois jaloux lorgne l’orgie et forme secrètement des projets d’appropriation, resserrant la dentelle de ses branches contre son corps massif dans lequel bouillonne la sève.

La frondaison est une idée trompeuse. Le soleil individualise les feuilles sans tenir compte de leur contours réels. D’un flux de lumière qui concurrence le vent dans l’art de l’abstraction, il trouble la masse végétale et ne cesse de la redessiner, en y découpant, avec un pinceau d’ombre, d’autres entités éphémères.

Le soleil fraye avec la foule mais ne correspond pas avec elle. Ses doigts évanescents se posent partout entretenant avec la matière une promiscuité fondée sur un malentendu. Ce contact indifférent fait naître chez les corps sensibles une reconnaissance indue qui les portent à l’adoration d’un phénomène qui ne les concerne pas et les réduit à un amas de cellules dérisoires.

Le soleil dissout le ciel, à moins que ce ne soit l’inverse.

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Notes futiles sur film frivole

Au sujet de Vicky Cristina Barcelona, de Woody Allen, avec Rebecca Hall, Scarlett Johansson, Penelope Cruz et Javier Bardem.

Il est remarquable que, partant d’un scénario érotique et cérébral plutôt serré, la mise en scène s’applique à défaire, centimètre par centimètre, chaque nœud d’intrigue dont elle dispose, et réussisse l’exploit  d’éteindre, de rabattre et de refroidir la fièvre générée par la présence de chair désirable sur des territoires brûlants.

Faut-il y voir l’emplâtre affectif d’une composition intellectuellement fade, d’une érection puritaine,  ou  d’une perplexité décatie ?

Je me demande d’où vient ce récent cliché de cinéma selon lequel pour s’aimer à deux, il faut être au moins trois. Christophe Honoré, les frères Larrieu, j’en oublie… L’essentiel est de considérer cette « ouverture » comme un dépassement de la crise du couple. Nul besoin de se séparer, désormais il suffit d’augmenter la relation. L’exclusivité sexuelle est seule responsable de la mort de désir. Pour entretenir l’appétit, mieux vaut varier le menu.

Dans ce cas de figure, on constate généralement que c’est à l’homme que revient le privilège de diversifier les rapports. Les femmes reçoivent même la permission de se tripoter entre elles.

Penelope Cruz peut se porter candidate à l’oscar de hystérie, Scarlett Johansson ne démérite pas celui de l’indolence, mais  la caricature  grotesque de serial killer pour les frères Coen sied mieux à Javier Bardem que celle de spanish lover touristique sur fond de carte postale.

L’art a rarement été aussi sottement malmené par un film qui prétend pourtant le glorifier. Car ce sirupeux petit monde d’amants radoteurs est constitué d’artistes soi-disant sensationnels et ambitieux. Sur la jaquette du dvd, je lis : « Life is the ultimate work of art ». Sans être le moins du monde originale, cette assertion est de plus pitoyablement démentie tout au long de l’histoire. Dans ce tableau, l’art est un jardin d’enfants où s’ébattent des lapins bavards. A ce régime, j’en viens à préférer – alors que je le déteste – le réel.

Tandis qu’ils batifolent un peu, hurlent et pleurnichent surtout, incidemment se pose l’indécente question économique. Pardonnez ma la vulgarité sur ce point, mais d’où vient tout cet argent ? Artistes oui – avec le compte en banque de François-Henri Pinault! Oh, je ne dis pas, moi aussi je voudrais une jolie maison à la campagne, pleine de lumière, de fleurs et d’inspiration supérieure… C’est sûr, c’est très confortable de s’occuper de son nombril dans un splendide cadre verdoyant. J’en prendrais bien soin, c’est promis, et j’épongerais ma contemplation satisfaite en composant des poèmes racoleurs et pas trop laids.

Voilà, je pourrais continuer cet exercice encore un moment, cela m’amuse d’ailleurs, mais il me semble assez peu raisonnable de gaspiller mes neurones sur un film qui m’en a déjà fait perdre suffisamment.

Une probable description

L’imagination est l’inverse de la pensée. Diffuse, elle ne peut se concentrer sans s’évanouir, de nature insaisissable et réticente. Illimitée c’est une rivière sans courant. Sur elle l’empreinte du savoir se liquéfie et fond très doucement – tout retour sur soi approfondit le néant.

De la réflexion elle se distingue en ce qu’elle ne s’épuise pas, subsistant seule elle se nourrit de sa propre substance. J’envie son autarcie contre mon indigence.

Non qu’elle soit un mode d’existence qui se manifesterait en moi. A l’inverse, je ne suis qu’un fragment accidentel de sa matière, le commentaire inutile d’une rêverie qui se poursuit sans moi.

L’intensité de mes perceptions doit très peu à la réalité. Mon imagination sent à travers mon corps, c’est elle qui dispose de mes mains, de mes yeux, de ma bouche. Sous des formes variées les réponses précèdent les questions – image, histoire, souvenir – qui me dissimulent la réalité, lui substituent la moire fascinante des interprétations.

Je suis absente au monde. Ma tristesse, comment puis-je en deviner la cause ? Substrat réel mille fois amplifié, à quelque niveau intermédiaire, ou léger décalage qui viendrait bouleverser la délicate édification de l’intégrité ? L’exaltation, tout aussi mystérieuse, je m’en méfie d’autant qu’elle émane, probablement, d’un faible court-circuit aux vertus euphorisantes.

Par la force de ces choses je deviens mystique du réel. Pour le grand nombre, l’au-delà est spirituel. Mon quotidien étant pure abstraction,  l’inaccessible pour moi git à la racine du concret.

Ma sensibilité est au comble de l’insensibilité.

Le sens de la vie a cessé de me manquer lorsque j’ai compris que j’étais l’hôte de la mienne. Je suis incapable de me comprendre, et l’idée d’y parvenir me révolte, mais je peux me raconter, m’inventer de diverses façons. Ce n’est pas un mensonge mais cela n’a rien de réel.

Shock Corridor- portrait de l’artiste en fou.

Shock Corridor ne fait pas mentir l’idée que l’asile est le catalyseur de folie qui parachève l’aliénation amorcée par la société. Une règle de trois : la passion cède à la fureur, la rage inverse la personnalité, l’homme devient son antithèse. Équation relativement courante, vérifiable jusqu’au miroir. J’aimerais prétendre avoir été bouleversée, et prélever de mon ventre un vocabulaire convainquant. Mais après avoir vu – et osé revoir – Inland Empire, je ne peux plus souscrire à une représentation aussi cloisonnée de la folie. L’homme sain peut à tout moment basculer dans la déraison, c’est ce que montre Shock Corridor – dialectique dérisoire que Lynch  épuise à chaque image. Dans Inland Empire la folie est illimitée – autant dire qu’elle  n’existe pas. Sens et non-sens se confondent, le reste n’est que proportion.  Inland Empire est un pur chef d’œuvre de réalisme.

Dans son domaine, certes plus restreint, Fuller réussit un film grandiose. Par l’intermédiaire de son personnage principal, journaliste ambitieux au physique interchangeable de jeune premier américain,  il investit plusieurs niveaux de discours. C’est évidemment un film policier, même si l’intrigue à cet égard se révèle assez molle, le journaliste infiltre l’asile pour résoudre un crime. Psychologique :  il choisit l’inceste comme déviance, et s’accuse de désirs  fétichistes vis-à-vis de sa soeur, rôle tenu devant les médecins par sa maîtresse, une strip-teaseuse très chic, sorte de  Marlène Dietrich avec un coeur et un cerveau. On ne sera pas surpris de voir le fantasme l’emporter sur la femme réelle dans la tête du pauvre homme…  Sociologique (et politique) : par le biais des autres patients sont abordées diverses thématiques, telles que traumatisme de guerre, racisme, recherche scientifique, communisme, etc.  Plus insidieusement se pose la question suivante: l’ambition n’est-elle pas déjà une forme de folie ? Mythologique : des hallucinations sidérantes de beauté convoquent des figures immémoriales  et apocalyptiques. Car au-delà de tout ce que j’ai décrit jusqu’à présent, Shock Corridor est un film d’une rare magnificence. Un noir et plan contrasté, des obliques et des diagonales expressionnistes, une construction complexe mais toujours lisible  : l’esthétique confine à la perfection. Ce petit texte, sachez-le, ne présente qu’un léger murmure en regard de tout ce qui s’écrit sur ce film.  Pour ma part, l’abondance me refroidit et me fait fuir, c’est pourquoi je ne parle généralement pas des œuvres suranalysées. Au terme de ces quelques lignes, si je devais poursuivre sur une quelconque lancée que ma lenteur d’écriture démentirait aussitôt, je discuterais avec plaisir de l’auteur, Samuel Fuller, personnalité remarquable, excessive, paradoxale, chaotique, démesurée. Mais là encore, il vaut mieux ne pas en souffler mot : Shock Corridor est sans doute aussi un auto-portrait.

Shock Corridor, de Samuel Fuller (1963)

Inland Empire, de David Lynch (2007)

Carte postale (montagne et bord de mer)

Deux ascensions : arrivé au sommet, j’ai pensé à toi. En bas, il a bien fallu t’oublier. Entre la ferveur désordonnée de la marche en altitude et la surface miroitante du repos, immobilité, langueur, indolence, ta préférence est un refus.

Jamais seul, encore moins silencieux : parler comme tu te tais, quand il n’y a rien à dire.

L’imminence du lever inaccompli, longues stations assises, à table, abondance de mets. Le vin imprègne la chair d’une rouge corolle et leurs sangs se mêlent. Au bout de quelques verres, les molécules fusionnent sur la langue. Union spirituelle. Tu comprends pourquoi tu es absente.

Je me surprends parfois à caresser la courbe des minutes crémeuses qui viennent se frotter contre moi dans la pénombre. Entre deux et quatre heures de l’après-midi.

Parfois les voix s’élèvent en arantèle, elles jaillissent vers moi toutes ensemble. Ne te méprends pas, je suis capable de leur répondre individuellement. L’une après l’autre, avec une aiguille, une seule. Je festonne, je suture,  j’ourle et je brode. Cela m’épuise délicieusement.

Au crépuscule j’éprouve le contentement d’un sage déguisé en artisan. Les fenêtres me manquent un peu, mais qu’importe! les murs tiendront jusque demain.

L’étoffe de l’oreiller m’irrite la peau, tandis que la nuit tisse sur mon visage l’ombre désirée. Les draps ondulent comme des serpents dans mes jambes et me grattent les minuscules granulés du tissu. On dirait du sable, je dors sur une plage. Cela, c’est toi qui me l’a appris. Je n’ai jamais accordé la moindre attention à ces détails qui te rendent nerveuse.

Tu vois, même oubliée tu te tiens là, toujours à mes côtés.

Le lendemain je m’éveille constellé rêvant d’une journée de paresse cultivée. Des crépitements bleutés s’installent dans mon cerveau ; il me plaît de leur faire plus de place que nécessaire. Je me démultiplie comme les bras du dieu hindou – pourquoi ne saisis-tu pas celui que je te tends ? Qu’as-tu fait, toute seule ? Ne réponds pas, ce n’est pas nécessaire. Je sais.

Exactement le contraire.

Notes de lecture

Sur quel critère infaillible se fonde mon admiration pour un auteur ? Chez lui j’adore jusqu’aux phrases qui me révoltent.

Seuls ne me lassent jamais les écrivains aporétiques.

En lisant je ne recherche pas mon reflet ni celui de ma vie mais des idées qui me heurtent et un style – oui, c’est l’essentiel – une écriture qui me procure des sensations physiques.

L’ennui et la frustration que m’inspirent les romans qui se contentent de raconter des histoires…

Une nécessité dans la lecture : ma praxis personnelle.  J’attends d’un livre qu’il me donne envie d’écrire, qu’il me fasse aimer les profondeurs dans lesquelles il m’enfonce. J’assume pleinement la cupidité intellectuelle de mon intéressement, sachant qu’il n’est pas pire que celui qui consiste à y  chercher une distraction. Même si l’un comme l’autre se rejoignent en ce qu’ils donnent tous deux le courage d’affronter l’Existence.

Le spectateur de la galerie.

Je continue à insérer dans ce blog des fragments moins connus de Kafka. Sans raison particulière, si ce n’est que Kafka figure tout en haut de la liste hypothétique de mes écrivains préférés, liste qui n’existe pas. Le texte est construit sur deux phrases, la première est au conditionnel, la seconde à l’indicatif. Si l’on considère que Kafka propose, là encore, un tableau de la condition humaine, l’inversion est judicieuse : le conditionnel exprime le vrai, l’indicatif  l’illusion. Ce récit, dense et concis,  provoque un effet de fascination. Entraîné dans la spirale des mots, au milieu d’un cercle ascendant qui ne s’achève jamais, le lecteur / spectateur, pris de nausée, devient le sujet d’une reprise perpétuelle.

« Si quelque écuyère fragile et poitrinaire était poussée sans interruption pendant des mois autour du manège par la chambrière impitoyable de M. Loyal sur le cheval qui tangue en rond devant un public inlassable, si elle passait pendant des mois, sifflant comme une flèche sur sa bête, lançant des baisers, roulant des hanches, et que ce jeu se poursuivît, dans le rugissement incessant de l’orchestre et le vrombissement des ventilateurs, se poursuivît indéfiniment dans le futur gris qui ne cesserait de s’ouvrir devant son cheval, oui, si ce jeu se poursuivait accompagné des applaudissements comme de marteaux-pilons dont le bruit s’enfle et s’abaisse, peut-être alors un jeune garçon descendrait-il du haut de la galerie le long escalier du public, de banc en banc jusqu’au dernier, et lancerait-il enfin le « halte » dans les fanfares de l’orchestre à hauteur de toutes les situations.

« Mais comme il n’en est pas ainsi, comme une belle dame blanche et rouge surgit au vol entre les deux rideaux que les fiers laquais en livrée ouvrent devant elle ; comme le directeur, cherchant des yeux ses yeux avec un air d’esclave abandonné, vient à ses devants comme une bête, la soulève pour la faire monter avec des prudences de grand-père pour une petite-fille adorée qui entreprendrait un voyage périlleux ; n’arrive pas à se décider à donner le coup de fouet du départ, puis finalement, se faisant violence, fait claquer sa chambrière et court aux côtés du cheval, la bouche ouverte ; suit d’un œil que rien ne distrait tous les bonds de la cavalière et ne parvient pas à comprendre une telle virtuosité ; essaie d’avertir l’écuyère par des exclamations anglaises ; rappelle à l’ordre d’un air furieux les palefreniers qui présentent les cerceaux s’ils n’accordent pas à leur travail l’attention la plus passionnée ; conjure – en levant les bras – l’orchestre de se taire, avant le grand saut périlleux ; et cueille enfin de ses propres mains la petite femme juchée sur le cheval frémissant, l’embrasse sur les deux joues et ne trouve suffisant nul hommage du public ; tandis que, soutenue par lui, l’écuyère, dressée sur la pointe des pieds et entourée de nuages de poussière, veut partager, les bras ouverts et sa petite tête renversée en arrière, son bonheur avec tout le public – , comme il en est ainsi, l’homme de la galerie couche sa tête sur l’accoudoir et s’enfonce dans la marche finale comme dans un rêve pesant, et il pleure sans s’en douter. »

(Franz Kafka, traduction d’Alexandre Vialatte, Œuvres Complètes II, Bibliothèque de la Pléiade.)

Autres fragments sur ce blog:

Le Silence des Sirènes

Plus Robinson que lui

Psy en série, entre néant et désir.

A de multiples niveaux, psychologie et cinéma sont en constante interférence. Disparate et suffisamment galvaudée,  cette flagrante affinité  se manifeste, entre autres,  dans la construction des personnages, le jeu des acteurs, les abécédaires  freudiens  sulfureux et infantiles, et surtout,  dans l’état comateux qui est celui du spectateur captif de la fiction, envoûté et vulnérable devant l’écran. N’étant pas moi-même une adepte du divan – en tout cas pas à cet effet – je n’ai pas d’attirance particulière pour l’étalage de tripes – expression empruntée au regretté Witkiewicz, lequel s’adonnait  toutefois à l’analyse avec autant de  hargne que de perversité. Par ailleurs, il fut un temps (en réalité pas si éloigné) où je regardais avec une triste assiduité des  séries comme Carnivale, les Sopranos, Six feet under, etc. Leur travail sur la durée me réconfortait, j’appréciais la compagnie de personnages inventés, leur familiarité factice, le mûrissement et le pourrissement d’êtres sans conséquence… Ces agréables substituts de société se sont achevés les uns après les autres et ceux qui leur ont succédés ne m’attiraient plus. Ensuite, j’ai pu me persuader qu’il y avait peut-être une vie après les séries, d’autres amis à se faire – dans les romans par exemple. Récemment j’y suis distraitement revenue, sans désir particulier mais avec une vague curiosité.  Il se trouve que la série In Treatment offre  un intrigant défi : bâtir une fiction  sur le seul face-à-face du psy et de son patient. Le format est donc le suivant : quatre patients au total, répartis sur quatre jours, la cinquième séance étant dévolue au thérapeute – l‘analyste analysé. Au début ça fonctionne bien. On découvre ce petit monde de la souffrance non-assumée, des cas d’école clairs et lisibles – la nymphomane, le militaire, l’ado et le couple en conflit. Comme de juste, le psy n’est pas le moins névrosé… Des fictions réduites au discours, sans diversion, sans découpage, voilà ce qui me captive: le langage comme support unique de l’image et de l’intrigue.  Malheureusement, dès la seconde semaine, la banalité des personnages et leurs émotions stéréotypées entraînent tout ce beau travail  dans une trivialité de roman-photo. Le psy déçoit très vite, en ce qu’il s’avère incapable de tenir ses patients à distance, et comme souvent dans les séries américaines, la plastique des acteurs leur ôte tout caractère. Tout cela tombe assez bas, finalement. On reste à la surface, pire, dans le conventionnel. L’espace mental que la thérapie pourrait déployer de mille façons, en profondeur ou en imagination, ressasse les clichés comme d’autres leurs angoisses. Pourtant, s’il est un élément qui surnage encore de ce magma psycho-affectif, c’est l’érotisme, que le verbe contient et enrobe de volupté, comme nulle image désormais ne peut plus le faire. Narrations explicites, sublimées par les mots, par la voix, hors-champ infernal pour le thérapeute,  qui se tortille comiquement sur son fauteuil pendant que sa splendide patiente lui expose en détails, avec une gourmandise manifeste, le récit de ses aventures et de son intimité sexuelle, non sans chercher à l’allumer, paupières mi-closes, savourant l’émoi visible de l’homme qui lui fait face. Preuve que l’érotisme est surtout une affaire d’imagination… C’est le triomphe du verbe créateur, brûlant aiguillon du désir, source des plus vives représentations mentales. Exceptionnelles, ces séquences ne suffisent pas à sauver la mascarade, et la platitude des situations est d’un ennui désolant.

In Treatment (En analyse), avec Gabriel Byrne – saison 1 – HBO

De l’évanescence des robes révolues

Quelques mots au sujet du dernier film de Keira Knightley, The Duchess. Si je me souviens bien, au moment de la sortie cinéma, les critiques n’avaient pas manqué de le dénigrer, les détails ne me reviennent pas, mais il devait s’agir, comme d’habitude, du jeu de l’actrice, jugé précieux, et de l’histoire, trop désuète sans doute pour ceux qui, à la vue d’un château et d’une belle robe, sont pris de spasmes républicains anachroniques. C’est tout de même incroyable : si ces gens-là témoignaient envers les films d’époque d’autant d’indulgence que, par exemple, envers les films de super-héros, certainement les défauts qu’ils prêtent à Keira Knigthley deviendraient aussitôt d’exquises qualités! Bref, même si, à cause de ces mauvaises lectures (les critiques!), je m’attends toujours à être déçue, je ne le suis jamais, et le « cinéma de princesses » est pour moi un plaisir trop rare (mais attention, pas n’importe lequel non plus : les mièvreries de Sissi ne m’ont jamais fait rêver…).

Inspiré, malheureusement, d’une histoire vraie – malheureusement parce que, de mon point de vue, l’emphase et l’idéalisation  s’harmonisent au merveilleux mais compromettent le récit historique – The Duchess trace le douloureux réajustement sociétal d’une femme noble du XVIIIème. Encore adolescente, Georgiana est mariée à un Lord tout ce qu’il y a de plus torry, très finement interprété par Ralf Fiennes. Des deux côtés, l’enthousiasme et l’espoir ne tardent pas à s’éteindre : ce qu’elle offre en intelligence et vivacité indiffère un mari obnubilé par son désir de descendance. Des filles naissent, les relations entre époux se dégradent. Drames domestiques, trahisons, défis, mises en demeure : prévisible, le cheminement de l’héroïne  se distingue par ses reprises. Elle s’effondre parfois,  se relève toujours. Résignée sans doute, mais non moins énergique et admirablement fière. The Duchess pourrait être un drame pleurnichard, c’est davantage un réquisitoire féministe édulcoré. Dans ce cas, rondeurs et tiédeur sont loin d’être désagréables : tant la somptuosité des costumes que le visage préraphaélite de Keira Knightley donnent au film d’époque toute sa légitimité esthétique. Jugement personnel quoi qu’il en soit,  enthousiasme toutefois atténué par un dégoût viscéral pour les pelouses trop vertes et une aversion équivalente pour les dorures et autres marbreries suppurant de l’ignoble vacuité des châteaux. Mais tout de même… Ce cinéma enchante ma nostalgie pour un passé qui n’a jamais eu lieu, magnifique en ce qu’il est irréalisable et irréalisé, comme un rêve vierge de toute réalité.

The Duchess, de Saul Dibb, avec Keira Knightley et Ralph Fiennes.

A voir, à lire, à  rêver : Reviens-moi