Nature morte au rideau écarlate

« Ainsi, à l’épaisseur des choses ne s’oppose qu’une exigence d’esprit, qui chaque jour rend les paroles plus coûteuses et plus urgent leur besoin. » (Francis Ponge, Proêmes).

Paper house d'Elis Stenman via Le Divan Fumoir Bohémien

Il y a là quelque chose qui me réconforte comme un rideau écarlate. L’essentiel se passe devant (dans la salle, bien sûr), et derrière (le décor, les acteurs, la pièce qui va se jouer). Question insidieuse  : où suis-je ? Devant ou derrière le rideau ? Sur scène ou dans le public ?

Je me suis levée de la chaise, j’ai pris la tasse de thé vide pour la nettoyer à la cuisine. Les traces de tanin laissent un voile brunâtre sur la porcelaine blanche. La saleté me dérange moins que ses marques visibles, uniquement parce que je suis chez moi, en sécurité, qu’il s’agit de ma tasse, dans laquelle je suis seule à boire. Ailleurs, l’hygiène me préoccupe exagérément ; je me méfie de la vaisselle anonyme, mise à la disposition, par exemple, de la communauté, dont la provenance n’est pas élucidée. Je suis consciente de la promiscuité qu’elle impose par l’intermédiaire de la bouche, des doigts, du souffle, de la salive. Dès qu’il s’agit d’objets quotidiens, familiers, l’esthétique l’emporte sur l’hygiène. La preuve : l’éponge vieillie dont je me sers pour les laver, qui dépose assurément plus de bactéries qu’elle n’en supprime d’autant que, pour ce genre de nettoyage ponctuel, je ne fais même pas couler l’eau chaude.

En m’éloignant de la table de travail, le compotier entre dans mon champ de vision. Paresseusement, contre les kiwis dont l’écorce ingrate dissimule une chair surnaturelle, contre les pommes aux pelures pâlies, les bananes vigoureuses et les sobres avocats, s’alanguissent trois magnifiques pêches, d’une couleur qui hésite, à force de reflets violacés, entre le bordeaux orangé et le brun cramoisi. A toute heure de la journée, sauf quand je suis plongée dans l’écriture et que mes sens accaparés se dénaturent, leur parfum capiteux ne manque pas de me tenter. Et comme la faim me taquine le ventre depuis un long moment, c’est sans la moindre hésitation que j’en prélève une, non sans les avoir toutes caressées, soupesées, humées, convaincue qu’en matière de fruits, il y a toujours un choix crucial à faire dont dépend la valeur de la consommation immédiate du fruit élu, et plus tard celle des fruits qui restent, à cause du risque de pourriture. C’est à mes yeux une offense de gâcher un fruit, de laisser se dégrader une pêche, merveille éphémère d’une saison unique. D’où me vient cette révérence superlative pour quelque chose d’aussi banal, je n’en sais rien, mais de tous les aliments que la nature met à notre disposition, le fruit me semble de loin le plus précieux (délectable).

Arrivée à la cuisine, je lave d’abord la tasse comme je l’ai dit, j’efface les répugnantes taches brunes, puis vient le tour de la pêche sur laquelle je fais couler un filet d’eau fraîche. J’observe avec attention la délicate métamorphose de la peau, du velours passant au satin, qui renonce à la douceur pour revêtir un aspect terrestre, plus accessible. Sa texture se rapproche de celle des lèvres, et la couleur aussi, de sorte que je ne crains pas d’y planter un couteau et de porter le morceau, ainsi séparé de la chair juteuse, à ma bouche. Je ressens un léger picotement, le sucre et l’acide réactivent les glandes salivaires, je suis assise à ne rien faire d’autre que manger une pêche, sauf que non, c’est faux, je traduis déjà mentalement cette dégustation en phrases, ce qui en annule, inévitablement, toute authenticité. Cette fois-ci je peux répondre avec certitude – et c’est très agréable de finir ainsi – je suis derrière le rideau écarlate, sur scène donc.

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Revoir un film : l’écrit capture la mémoire.

Il arrive que mon travail de rédactrice pour la médiathèque contrevienne à certaines de mes habitudes. Oh ! intérieurement rien de grave, quelque disposition sans gravité, un comportement de routine, établi au fil des années, à mi-chemin entre  préférence et inertie.  Par exemple, ceci : voir un film pour lequel je n’ai, a priori, aucune affinité. Appréhension rarement confirmée :  les déceptions effectives sont naturellement plus rares et moins marquantes que leur contraire, le ravissement de l’inattendu, la joie d’être détrompée. Je pense toutefois que cette légère violence à l’encontre de ce que je crois aimer, comme dans tout autre domaine de l’existence qu’il m’incombe de découvrir, je l’aurais éprouvée sans le concours de la médiathèque. Après tout, sur quoi peut-on se fonder pour évaluer l’intérêt potentiel d’une œuvre ? Sur la critique, la rumeur, les noms, les images ? Sur soi-même ? Un désir, une humeur : jamais rien de solide.

Me contrarie davantage l’obligation de revoir un film – surtout apprécié. Par superstition autant que par déférence, j’ai toujours évité de soumettre à la reprise mes éblouissements. Quitte à rester sur ma faim. Quant aux expériences moins mémorables, fades ou distrayantes, la réitération risque de les éteindre tout à fait, de les associer désormais à l’ennui plutôt qu’à un « bon moment ». Pour cette raison, je ne possède pas de dvd, même si, d’évidence, j’ai tout ce qu’il me faut à la médiathèque (de nombreux collègues ont une impressionnante collection privée  de média). La mémoire me suffit. Ce que j’aime, je le « possède » intérieurement. Là le film passe et repasse, en désordre, modifié, subjectif. Bien sûr, pour le travail, je pourrais écrire sur ce fonds intime, oser l’imprécision, risquer l’ellipse, le refoulement… D’autant qu’entre la diffusion au cinéma et l’édition du dvd, il n’y a qu’un écart d’à peine quelques mois. Justement, c’est un problème supplémentaire. Sur ce blog, profitant du surcroît d’inspiration qu’offre l’enthousiasme ou le trouble, je m’empresse de rédiger mes premières impressions … Ce commentaire primal, rapide et éphémère, modifie mon jugement, ou le pérennise, je ne sais pas. L’écriture fige, c’est certain, ancre le sentiment, empêche son évolution naturelle. Ce phénomène, qui relève de l’auto-persuasion, va au-delà de la simple complaisance, puisqu’une fois le texte écrit (publié) je n’y retourne plus. J’oublie. De sorte que, six mois plus tard, lorsqu’on me propose une reprise, je me sens obligée, par souci d’honnêteté, de revoir le film. Et cela me sidère. Non le film en tant que tel, mais  la façon dont je le « redécouvre » – c’est-à-dire exactement comme la première fois. Je ne vois pas le film, je le (re)vis. Il me semble qu’une brèche s’ouvre dans le temps qui me ramène six mois en arrière. C’est extrêmement ennuyeux : je me rends compte que je ne regarde plus le film sur l’écran, mais en moi-même, sur un écran interne qui s’interpose. Sans doute la première expérience est-elle encore trop fraîche pour que je puisse m’en abstraire, susciter un regard neuf, critique, mais surtout, je le sais,  l’écrit l’a pétrifiée dans mon esprit, et m’empêche comme un sortilège d’éprouver des sensations neuves.

« Nouvelle » législation européenne sur l’abattage

Lorsque la Commission européenne s’intéresse au bien-être animal, c’est en général dans le sens d’un conservatisme qui fait douter de son utilité. Il y a quelques mois, il s’agissait pour elle d’entériner les pratiques abusives et indéfendables de l’expérimentation animale. A présent, elle s’intéresse de plus près à l’abattage, c’est-à-dire que, sous-couvert de quelques légères modifications cosmétiques, elle s’assure que rien ne change.

Rapide survol des différents points de la loi :

–  l’abattage rituel continue à faire l’objet d’une exception, intolérable quand on sait le surcroît de souffrance qu’il représente pour l’animal : pas d’étourdissement préalable obligatoire et emploi du box de rotation (le bœuf est placé dans une machine qui le retourne complètement, en pleine conscience, avant égorgement – voir les images dans Earthlings). De plus, la viande obtenue de cette façon n’est pas exclusivement destinée au marché religieux. Sa provenance ne doit pas être mentionnée sur l’emballage.

–  Alors même qu’il fait l’objet d’un rapport critique de la part des scientifiques de la Commission, le système d’abattage des poules sera maintenu jusqu’en 2017 (elles sont suspendues vivantes par les pattes à des crochets métalliques, la tête en bas, elles passent dans un bain d’eau électrifiée censé les étourdir avant d’être égorgées mécaniquement).

– Également mises en cause par les scientifiques, les méthodes d’abattage des poissons ne seront pas discutées avant 2018. (Faut-il le rappeler ? Contrairement à ce que l’on croit, les poissons sont extrêmement sensibles à la douleur. Leur aspect primitif  tend erronément à faire croire qu’ils ne ressentent rien.)

– Pour la fourrure, il est admis que renards et chinchillas soient tués par électrocution anale.

–  Reste la grande nouveauté (à partir de 2013!) : la présence obligatoire d’un inspecteur pour le bien-être animal dans les grands abattoirs. Les petits abattoirs sont exemptés.

Source : Gaïa

Notes : – la filière bio garantit peut-être un meilleur traitement lors de la durée (courte) de vie, mais tous les animaux sont abattus à la même enseigne.

– même si le prélèvement du lait et des oeufs n’induit pas directement la mort de l’animal, en réalité il constitue une forme d’exploitation violente, entièrement intégrée au circuit de la viande (quand un animal n’est plus suffisamment productif, il est directement conduit à l’abattoir.)

Je ne vois pas comment je pourrais digérer de l’agonie. Marguerite Yourcenar

Entre les lignes d’un carnet de notes détaillées

Durant mon séjour, j’ai pris soin de prendre des notes. Au fur et à mesure, je les consignais dans un carnet ligné à larges spirales que j’emportais partout avec moi, le moins cher, d’un aspect plutôt vilain si ce n’est que les feuilles, toniques comme l’eau fraîche en plein soleil, douces au toucher, me procuraient un plus grand plaisir sensuel que celui, sincèrement fastidieux, de  collecter des données. Bien sûr ce travail m’a rapidement excédée ; la moindre activité, volontaire ou imposée, finit tôt ou tard par quitter mon champ d’intérêt, s’interrompt ou continue sans moi dans une dimension qui m’indiffère. Pour une fois je me suis obstinée, malgré l’ennui, la déconcentration, la monotonie, l’abandon des causes et du but recherché. Un moment précis me revient en mémoire. C’était après une semaine, je crois, j’étais déjà bien installée dans ce qu’il convient d’appeler la routine – en dépit de cette prétendue nouveauté qu’un voyage est censé produire à plein régime. Ce matin-là, après une mauvaise nuit, je m’étais levée brimée comme une moisissure, présente aux mauvais endroits de mon corps, prise dans un nœud inesthétique de boyaux et de conduits. Je suivais avec dégoût, en direct, le travail de mon système digestif, particulièrement odieux quand on souhaiterait que cette fonction triviale, si différente de la jouissance gustative, disparaisse sans annuler les vertus de la satiété ; j’assistais en bâillant aux caprices de ma respiration, semblable à une vieille horloge qui, refusant d’indiquer l’heure exacte, persiste bizarrement dans son mouvement de balancier et finit par se précipiter en déséquilibre dans la nausée, vacille lourdement avant de se figer dans sa masse, oscillant, par excès maussade dépourvu d’ivresse, entre étourdissement  et suffocation;  surtout, je dénombrais les minuscules cristaux qui, incrustés dans mes paupières,  compensant la taille  par la quantité, dansaient sans pitié sur mes yeux à vif. Le bruit extérieur m’irritait bien davantage, conversations niaisement enjouées, exclamations, rires, souffles ; dans cet état, j’avoue, même le ciel m’est abject.  Qu’importe je marchais. Consciencieusement, à intervalle régulier, je tirais le carnet de mon sac en bandoulière. Les signes, je les évitais. Délibérément : d’eux, évidemment, je me souviendrais. Les taches de couleur, les éblouissements et les géométries de l’espace vide qui voltigent indépendamment des corps, et sont les seuls vecteurs de la mémoire et de l’imagination – je les vois, je ne les oublie pas. C’est tout le reste, cette grouillante faune et flore qui se donne avec docilité aux observateurs attentifs, je ne sais pourquoi, je ne la retiens pas. J’inscrivis ceci, par exemple (citation brute non retouchée) : panneau planté dans l’eau croupie respectez la nature svp interdiction de jeter les ordures please do not litter. J’avais très envie d’écrire à la place (citation apocryphe) : mon corps est boueux  je suis mon propre déchet. Abstention selon consigne (en admettant que le réel ourle  l’échancrure de la création) : capturer. C’est alors que, tournant soudain le dos à la vue éblouissante, je fis face au grand chien noir qui se tenait à quelques pas de moi. Sans précipitation je m’approchai de lui.

Illustrations : Baselitz / Levitan (détails)

Je est un autre…

D’une certaine façon, Cure est aussi un film-miroir – en réalité il n’est que miroirs. Les personnages échangent leur reflet, jouets d’une  sinistre réciprocité que la mort achève vainement. En tant que moteur narratif, l’hypnose est le lien, le nœud, le catalyseur ; elle expurge le mal endémique, plus encore elle le transmet,  le renforce. Vecteurs terrifiants d’innocence –  petite flamme affolée dans la pénombre, eau limpide qui s’écoule goutte à goutte – les phénomènes naturels deviennent objets de fascination qui incorporent au réel son répugnant refoulé. En une succession de tableaux sidérants et cendreux qui évident le temps et l’espace comme s’il n’existait nulle autre dimension que l’angoisse, Kiyoshi Kurosawa raconte très simplement l’histoire d’un jeune amnésique ne possédant qu’une seule qualité, celle de lire et d’activer l’inconscient d’autrui. Ceux qui, par hasard et par malheur, croisent sa route, finissent tous par commettre le crime désirable et défendu, qu’ils signent d’une croix. C’est aussi le cheminement intime du policier dédoublé, la dérive de son épouse vers l’amère folie, et la tentative légèrement ridicule d’un psychiatre pour arraisonner le surnaturel aux théories instruites. Enfin, ce très beau film se lit par transparence, permettant que la société s’y reflète autant que l’individu ; mais alors, à la place de son visage, le miroir risque de lui renvoyer celui d’un inconnu – lui-même.

Cure, de Kiyoshi Kurosawa, avec Koji Yakusho et Tsuyoshi Ujiki (1997)

Home / Highway

Certains films revêtent par la forme  l’apparence d’une fable que le contenu ne permet pas de décrypter : leur hermétisme tient à un excès de lisibilité. Du fait que toutes les  interprétations y sont possibles, ils exercent sur le spectateur une fascination réflexive. Les éléments s’agencent de façon à créer une illusion d’optique, sans que cet effet de miroir  ne soit aucunement lié à un manque d’épaisseur ou de perspective. Certains composants provoquent à coup sûr ce phénomène, telle la stylisation de l’image et la confusion psychologique, c’est-à-dire un mélange d’artifice et de naturel qu’émulsionne le corps des personnages, représentations figurées – archétypes habillés de références contemporaines. C’est en bouleversant (inversant) valeurs et repères que le cinéma remplit le mieux sa fonction cathartique : il s’agit de tirer parti de la finitude que le format d’un film impose forcément au réel.

Ces considérations trouvent avec Home (film belge d’Ursula Meier, à ne pas confondre avec le céleste diaporama de Yann Arthus Bertrand) un terrain d’application plus ou moins réussi. Je n’évoque donc pas l’exemple parfait du film-miroir ; simplement ce film m’a inspiré une analyse plus large que lui. De fait, j’ai été étonnée de constater l’ampleur du décalage entre ce qui, dans cette histoire, me semble en constituer le point névralgique, et les lectures que j’en ai fait par la suite, lesquelles mettent l’accent sur un pan du film qui me paraît accessoire.

Il est principalement question de la monstruosité de l’autoroute. Ça se construit sur  une antinomie très simple opposant la masse infernale des voitures au destin d’une famille installée  sur un tronçon désaffecté, petit eden miraculeux bordé de champs.  Une amorce digne d’un récit de science-fiction, sauf que non : des cas semblables, il en existe en vrai. D’ailleurs, si les maisons le long des autoroutes proprement dites restent rares, nombreuses sont celles qui jouxtent les nationales, ce qui est presque aussi toxique. Bientôt la municipalité décide de remettre les choses en place et d’ouvrir la voie à la circulation. La famille affolée tente en vain de résister (par inertie), mais le bruit décuplé des voitures, la pollution et l’inévitable confinement finissent par triompher de leur obstination. C’est extrêmement violent, cette proximité  indue entre un foyer et l’effroyable flux des véhicules, lorsque la norme tend à effacer la route par une logique de mobilité et de vitesse qui la rendent transitoire, désagréable nécessité que le confort de l’habitacle et l’imminence de la destination doivent éluder. L’emplacement surréaliste de la maison  précipite l’inversion du point de vue : de près, de l’extérieur, l’autoroute est agressive, monstrueuse, implacablement nuisible, elle blesse le paysage et, plus loin, l’humanité. Après – pour en revenir au film-miroir – la dysfonctionnalité de la famille tend presque à justifier sa dé-route. Comme si, en choisissant un lieu de vie hors norme et potentiellement dangereux, elle se condamnait d’avance à une fin délétère.  Qu’elle semble complètement névrosée ou, au contraire, heureuse, épanouie et libre, elle se complet dans un marasme en demi-teinte, entre santé et maladie, innocence et folie : effacement de la frontière  parents / enfants, promiscuité (tous dans le même bain), sauvagerie charmante – dans un environnement moderne décemment équipé des tous les attributs techniques nécessaires (« on ne manque de rien »). Quoi qu’il en soit, cette harmonie baroque vole en éclats à la réouverture de l’autoroute, et seul l’amour (familial) donne encore une cohésion communautaire au destin qui se délite. Personnellement, cet aspect-là du récit ne m’a pas particulièrement intéressée. En figure maternelle, la maigreur hystérique d’Isabelle Huppert m’exaspère depuis longtemps, ainsi que sa voix grinçante et ses gestes reptiliens – malgré l’indéfectible révérance des critiques à son égard. Quant aux filles, au gamin (assez mignon, lui), et au père (Olivier Gourmet, transparent), ils valent à mes yeux davantage en tant que vivantes incarnations d’une situation de crise que comme entités individuellement signifiantes. Ainsi je préfère me focaliser sur cet autre personnage bien plus formidable qu’est l’autoroute, cette ogresse affamée et indifférente, gigantesque serpent qui étrangle, étouffe et empoisonne.

Home, d’Ursula Meier, avec Isabelle Huppert et Olivier Gourmet

Selon Moebius

J’ouvre ce livre pour m’en aller. C’est un geste que mon accablement ne rend pas moins volontaire, en dépit de la sournoise inertie que l’expression « acte désespéré » cherche à m’imposer, fondée sur la prérogative d’un vocabulaire approximatif qui s’agrège difficilement à mes motivations. Il est essentiel que le livre perce le séjour fortuit qui, une fois de plus, m’expulse. Parce que je m’en empare avec dégoût, je le prélève parmi ceux qui, disséminés et amoncelés en piles instables un peu partout dans l’appartement, y développent un paysage de ruines et de décombres, éléments disparates d’un flux perpétuel circulant des bibliothèques aux tables, les volumes voyageant sans cesse des unes aux autres de façon en apparence désordonnée, pour autant qu’un mathématicien désœuvré ou mélancolique ne formule, en analysant ces marées livresques, quelque admirable équation  – son coup de maître annulant d’un coup de règle mon libre arbitre.

Avançons dans la genèse de mes prétentions.

C’est la première phrase, devenue inutile puisque déjà lue, défunte dans l’éblouissement qu’elle a provoqué et qui ne pourra plus se reproduire, du moins pas dans cet état d’abattement dans lequel je me trouve.

Aurais-je – sous l’emprise d’un découragement ou d’un orgueil excessifs  – souhaité en être l’auteur ? De loin, détachée de la scène en spectatrice de moi-même, je me vois assise sur le divan rouge,  hermétique, amalgamée aux pages éployées dans mes mains, je me vois les soumettre à de fiévreuses études, dépecer le tissu des mots, leur articulation, et leur grammaire lorsque celle-ci  reprend le courant d’une idée que l’imagination, momentanément affaiblie, ne peut plus nourrir. Pourtant non. Jamais je ne voudrais posséder cette phrase ni même une autre, crépitante ou très sage –  tant il m’importune de m’approprier jusqu’aux miennes.  Indésirable confrontation provoquée par la relecture de mes textes : j’efface rapidement de ma mémoire toute trace écrite ; sachant qu’elle demeure fixée ailleurs, elle ne me concerne plus. Il arrive que je fasse l’expérience troublante de mes phrases comme une « première fois ». Dépouillées de l’échafaudage qui les a soutenues tout le temps du travail, elles se dressent en étrangères, lignes hautaines et indépendantes. Telle une chambre l’après-midi, envahie par un soleil si brûlant qu’on est obligé, pour respirer, de fermer les rideaux. A la tombée du jour, lorsque l’on dénude les fenêtres, des ombres supplémentaires s’insinuent dans l’espace, et la masse sombre des meubles n’a pas davantage de réalité que ces formes de vie immatérielle : on se croirait ailleurs. Quand bien même les choses et les odeurs nous indiquent qu’il s’agit de la même chambre, la perception, non la substance, définit l’identité. Achever un texte c’est  l’exposer à la lumière en déclin. L’abandonner au crépuscule ou à la nuit. Les manquements, les erreurs, les oublis, les maladresses, les fautes de goût me signalent avec plus d’insistance que la morne fixité d’un après-midi sans soleil.

Que dans mes étés fictifs, leur hiver hésite. C’est l’avant-dernière ligne du livre, extraite à l’instant, par anticipation.

Voici que je voulais m’en aller, dans l’exil d’un livre nécessaire. Nostalgique d’une phrase morte, avide de la dernière inaccessible, le temps s’est écoulé, je n’ai rien lu. Au lieu de quoi –  d’évidence –  j’ai écrit.

***

En italiques : citations.

Illustration : détail d’un tableau de Balthus, dédié à Globeglauber (d’amitié et de chats).

Emerveillement

« Souvent j’envie ceux qui savent photographier la vie. Moi je la fuis – je pars de rien – je ne témoigne de rien – j’invente une histoire que je ne raconte pas, j’imagine une situation qui n’existe pas – je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière – je déréalise et puis j’essaie… Je guette ce que je n’ai pas prévu, j’attends de reconnaître ce que j’ai oublié – je défais ce que je construis – j’espère le hasard et je souhaite plus que tout être touchée en même temps que je vise… » Sarah Moon

Il me semble – et c’est une chose que je sens très profondément – que le merveilleux se soumet trop souvent à l’artifice. Des œuvres dont on loue la force imaginative sont à mes yeux mort-nées : elles sont pensées, construites, consciemment élaborées. Or, de tous les domaines de la création, le merveilleux est celui qui tolère le moins la préméditation. Entre le rêve éveillé et le rêve endormi, la différence est infinie. Dans ses études sur les quatre éléments, Bachelard distingue l’image vraie (dynamique) de l’image formelle (artificielle):

« On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or, elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas de changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas d’imagination, il n’y a pas d’action imageante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas d’imagination. Il y a perception, souvenir d’une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. » Gaston Bachelard, L’Air et les Songes.


Aujourd’hui, j’en suis certaine, il existe un gigantesque entrepôt du merveilleux qui tient lieu d’imaginaire collectif. Les cinéastes y puisent paresseusement, ils en font  la promotion (les dessinateurs, les animateurs), secondés par l’industrie des produits dérivés, et lorsqu’on ferme les yeux pour s’abandonner à la rêverie, c’est encore une imagerie préfabriquée, pauvre et stérile, qui emplit le champ des visions nocturnes. Des figures rationalisées, tirées à l’encre épaisse qui opacifie plus qu’elle ne laisse transparaître.

Son nom est rattaché à la photographie de mode, mais c’est sans doute par accident. Sarah Moon est une artiste de l’imaginaire. Quatre contes : Circuss (La petite fille aux allumettes / Andersen), L’effraie (Le petit soldat de plomb / Andersen), La sirène d’Auderville (La petite sirène), Le fil rouge ((Barbe bleue / Perrault) – travail de réécriture qu’annonce la modification des titres. N’osant espérer, méfiante, souvent déçue, je suis éblouie. Ici, il n’est pas question d’illustrer, encore moins de paraphraser, ni même de filmer. Assimilé, intériorisé, vécu, le conte rejaillit comme rêve intime de la photographe. Tout est vrai. La lenteur et l’accélération, l’ellipse, le flou, le grain mystérieux, les taches palpitantes de couleur, l’être diaphane mangé d’ombre, le regard creux, ni vivant ni mort, trace d’incarnation prête à se dissoudre dans l’instant… Nul besoin de reconstituer un « univers », une « époque » : c’est sur une toile contemporaine que Sarah Moon incruste le merveilleux,  naturellement. Si la petite sirène doit ses maudites jambes à la mafia ukrainienne plutôt qu’à une sorcière, si Barbe bleue exerce le métier d’impresario et que la frêle petite fille aux allumettes souffre de la faillite d’un cirque, les châteaux et les sortilèges ne sont plus nécessaires. Pas plus que Sarah Moon n’intellectualise  les contes ne tente-t-elle de maquiller le réel. Car le merveilleux, à mi-chemin entre  sensation et  sentiment,  rejaillit des apparences. La bande-son, qui mêle avec goût tous les styles de musique (Shostakovitch, Pousseur, Vivaldi, musiques traditionnelles, électro…), participe de cette juste recréation de la vie, qui consiste à montrer le monde tel qu’il pourrait être – tel qu’il est peut-être, à un battement de paupière près…

Le bouquet de lys en fer forgé, cadeau de Barbe bleue à sa jeune épouse

Quatre Contes, de Sarah Moon


La Grande Araignée

« Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mêmes, s’infiltre dans les sensations mêmes de la chair et de la vie, et la bave de la grande Araignée nous lie subtilement à ce qui est près de nous, nous berçant dans ce lit léger d’une mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommes tout ; mais à quoi cela sert-il, puisque tout est rien ? Un rai de soleil, un nuage – dont seule l’ombre soudaine nous dit le passage -, une brise qui se lève, le silence qui suit lorsqu’elle a cessé, tel ou tel visage, des voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit où émergent, dépourvus de sens, les hiéroglyphes morcelés des étoiles. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l’Intranquillité [167]

Vers la Maison du Désarroi

Il m’avait avertie : mieux vaut ne pas t’y rendre, ce serait reconnaître l’échec.

Nul autre avertissement n’aurait pu moins me dissuader. Je ne me suis jamais considérée autrement que défaite.

Plongées dans un jour migraineux, les rues paraissaient plates, les maisons alignées, ennuyeuses comme le linge suspendu dans une armoire, j’avais l’impression de marcher sur les rayons d’un vaisselier. Je les regardais à peine, paresseusement accrochée aux filaments de mes pensées, anxieuse sans excès. D’ailleurs il ne faisait pas froid et  je n’étais pas fatiguée. Les objets manifestaient cette coutumière neutralité induisant aux métamorphoses. J’étais la dalle bombée du pavé, le volet crasseux, le mur, la porte close, le mystérieux papier trainant sur le trottoir, plus rarement le chien tirant sur sa laisse. Jamais un passant fugitif. Je trébuchais, et plutôt que de réveiller ma vigilance, cette infime perte d’équilibre me précipitait dans l’identification suivante. Je m’incrustais alors dans la  fente obscure qui lézarde la pierre.

Tu as tort. Avait-il répété à maintes reprises. Et toi tu n’aurais pas dû me tenter. La Maison du Désarroi – une tentation ? Je suis curieuse. Électrisée. Un visage, un lieu. L’inconnu. Triste endroit, son nom t’est familier. Sans doute, on pourrait parler de mon indifférence. Si tu veux. Je mentais un petit peu. Comme chaque fois.

Il n’était pas question de lui confier la cause véritable de mon attraction. Non qu’elle fût la conséquence d’une faiblesse, mais j’admettais une certaine équivalence entre les hypothèses et leur réfutation, de sorte que je me sentais souvent épuisée avant même d’avoir mis fin à mes recherches. L’incohérence, lorsqu’elle est objective, ne se laisse pas traduire et s’amuse à louvoyer. S’il lui prend l’envie de se manifester, elle provoque des distances,  s’interpose, s’écarte et sème les apories. Le sol se dérobait sous mes pieds quand je m’y attendais le moins, fracture d’intensité, crevasse d’intention, remise en cause permanente d’une intégrité illusoire. Se désagréger avant même d’avoir imprimé sans la boue son empreinte. Non figurative, comme on le dit d’une peinture, je n’étais alors qu’une image abstraite, en deux dimensions, et à ce titre, ni plus insignifiante ni moins avertie qu’un feu de cheminée. Tenant en main le plan qu’il avait soigneusement recopié pour moi, je me jouais de mes sarcasmes, prenant les choses par leur contraire pour m’y engloutir sournoisement. Suivre les indications n’avait rien de compliqué : les lieux ne m’étonnaient pas.

La Maison du Désarroi. Dans ce cas vas-y seule, je ne t’accompagne pas. Tant mieux. N’ai-je pas répondu. Tant pis. En souriant, pour adoucir. Je m’intéresse à l’architecture. Tu le sais. En souriant, pour adoucir.

Cette conversation m’avait donné un but momentané. Comparable aux tâches mineures qui emplissent  la journée d’une plasticité régressive – faire la vaisselle, se brosser les dents, descendre la poubelle, défroisser les draps, ne pas répondre au téléphone  – sans le caractère répétitif qui les alourdit considérablement,  le fait de me rendre en un lieu inconnu ne représentait à mes yeux rien de plus que sortir de chez moi pour une raison vague et exceptionnelle. En imagination je ne tentais pas de former ces images qui accompagnent sans doute l’accomplissement d’un rêve. Je marchais sereine, et ce garçon qui m’avait révélé l’existence de la Maison du Désarroi avait tenu sa promesse de m’y laisser aller seule.

J’avais attendu trois jours, dans une stratégie d’ironie qui ne visait que moi. Ensuite j’étais partie très tôt, parce que passé sept heures du matin, je n’ai plus le courage d’entamer quoi que ce soit. Tout cela était plutôt arrangé, j’aurais préféré ne rien savoir et qu’on m’y mène par surprise. Pourvu que je ne rencontre personne. J’espérais. Je regarde. J’observe. Peut-être, pensai-je, si cela me plaît, je reviendrai pour visiter l’intérieur. Pas tout de suite. Pas aujourd’hui. Pas maintenant.

Et puis tout d’un coup je m’arrêtai. C’était elle. L’enseigne élégante, discrète, indiquant Maison du Désarroi, comme un hôtel de luxe ou une maison close. Un numéro peint sur la pierre. Plusieurs étages, de la hauteur, de l’espace, un raffinement classique, deux tours, une atmosphère bancale, légèrement démodée. Un vestige, véritable banalité urbaine d’une époque révolue. Je sentais la feuille rèche du plan dans ma main, je me tenais bien droite, face à la porte, les noms alignés à côté des sonnettes, gravés dans leurs ridicules plaques métalliques, tous les noms sauf un, le mien. Une buée noyait maintenant mon regard, collant les cils, la petite veine au-dessus de ma lèvre supérieure se mit à vibrer. Voilà. J’y suis. Constatai-je. Chez moi.