A l’occasion de la publication de ses œuvres complètes, Michel Butor était l’invité, ce vendredi, d’Alain Veinstein, dans sa très belle émission Du jour au lendemain. Pour l’auteur, c’est une parenthèse, un dialogue en sourdine, sans éclat, sans ostentation, sans mise en scène ; un entretien dans l’intimité nocturne où l’un, par ses questions silencieuses, accompagne le cheminement mémoriel de l’autre. Avec Michel Butor, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-trois ans, l’exercice se révèle aussi naturel que touchant. L’homme qui parle est assurément plus arrondi que son écriture, et ce contraste le complète d’un surcroît de chaleur qui fait parfois défaut à ses livres. Sans doute le temps consacré au style lui laisse le loisir de s’en effacer, de donner aux mots la dureté nécessaire pour ne pas s’exposer. Durant l’entretien, il aborde la publication de ses œuvres complètes tout en déjouant la possibilité même de l’entreprise. Ses propos ne quittent guère le cadre professionnel, mais il bavarde un peu… Vivant en Haute-Savoie, il évoque ses promenades quotidiennes dans la montagne, et cette vision particulière des paysages qui est la sienne, panoramique, laquelle a inspiré Alporama. Ce regard privilégié sur la nature l’empêche par ailleurs de conduire une voiture… Autre anecdote : il explique son nom, le butor (butaurus stellaris), un nom d’oiseau, apprivoisé en totem pour triompher de sa faiblesse probable. Aussi Michel Butor est-il confiant, placide mais assuré quant à sa position dans l’histoire des lettres… Et là je me suis souvenue de Robbe-Grillet, lequel ne manquait pas non plus d’aplomb lorsqu’il s’agissait de se hausser au-dessus de ses contemporains…
Pour le plaisir, j’ai – en partie – transcrit l’entretien. De façon libre, en condensé si l’on veut, mais tout de même fidèlement. Les questions sont intégrées aux réponses, les blancs sont supprimés et, ça et là, je me suis autorisée à reformuler l’une ou l’autre chose. Voilà, les guillemets, c’est pour la forme. Bien sûr, je conseille à ceux qui apprécient Michel Butor d’écouter l’émission en son entier, ne serait-ce que pour entendre la voix de l’écrivain…
Extraits de Du jour au lendemain, diffusé sur France Culture le vendredi 27/11 /09
De la correspondance :
« J’écris encore beaucoup de lettres, je ne me suis pas du tout mis au mail. Je n’aime pas ça. J’aime bien recevoir des lettres en papier dans des enveloppes. Le moment où j’ouvre ma boîte à lettres le matin, c’est très important. Et puis je reçois souvent de très belles lettres, décorées, peintes… Je suis un fidèle de la lettre. »
Plus loin, il explique qu’il bricole des cartes postales, mais qu’il doit tout de même se mettre aux mails pour correspondre avec son petit-fils.
De l’artisanat :
« Non, je ne crée pas à partir de rien, je crée à partir d’un matériau qui existe déjà, à l’intérieur d’une langue. Je travaille – comme les artistes en général – à partir d’un manque. C’est parce que quelque chose n’existe pas qu’on est obligé de l’inventer. C’est un rien, si vous voulez, mais un rien actif ; c’est un rien qui ne s’oppose pas du tout à l’être – c’est un rien qui est à l’intérieur du monde, de la réalité… Comme je travaille beaucoup sur mes textes, j’ai un sentiment d’artisanat très fort. J’admire beaucoup les artisans. Je suis assez maladroit de mes mains, je bricole des cartes postales, par contre sans le domaine de la plomberie je suis tout à fait nul. Pourtant je sens une profonde parenté entre un charpentier, un plombier, et moi. Nous travaillons un peu de la même façon. C’est pourquoi je préfère le mot œuvre, plutôt que création. »
Des crises, de la marge :
« Évidemment j’écris pour être lu. On m’a longtemps considéré comme un écrivain difficile à lire. On s’imaginait que pour me lire, il fallait avoir lu les livres que j’évoque ; c’est exactement le contraire. Mes livres conduisent à ceux des autres. C’est une circulation. Je suis un peu lu, mais je voudrais l’être bien davantage. Ce processus prend du temps : si ça se passe vite, c’est que ce n’est pas vraiment nouveau. Aujourd’hui, les crises sont multiples, dans la culture comme dans la lecture. Ce n’est pas un phénomène récent, plutôt un stimulant, un accélérateur de découvertes. Les gens lisent encore beaucoup, contrairement à ce que l’on dit, les gens sont curieux d’une littérature qui leur permet de se situer à l’intérieur d’un monde en transformation. A l’intérieur de ce monde en crise – crises au pluriel – crises qui sont loin d’être achevées, nous ne sommes qu’au début de cet ensemble de crises – il y a une littérature critique, entendue comme ce qui répond à la crise, permettant l’émergence d’une pensée nouvelle. Je pense que les gens ont soif de cela, mais ils ne le savent pas encore où la chercher, ni comment. Peu à peu les livres trouvent leurs lecteurs et les lecteurs trouvent leurs livres. Les choses commencent toujours par être clandestines. La marge est une région créatrice : la nouveauté y fourmille. C’est ce qu’on appelait la frontière au XIXème siècle aux États-Unis, cette région de l’Ouest où l’on ne sait pas encore ce que l’on connaît ni ce qui se passe, et où quelque chose de différent peut apparaître. Les centres tentent de s’imposer, les marges conservent leur autonomie, capables de devenir de nouveaux centres qui s’équilibrent les uns les autres. Imaginons une Europe où les États s’agenceraient ainsi pour produire un ensemble harmonieux dans une diversité croissante. Je suis très fier d’appartenir à la marge. N’étant ni « dans le journalisme » ni « dans le centre », j’existe ; je suis d’autant plus incontournable que je suis dans la marge. A quel endroit ? Difficile à dire. Peut-être suis-je annulaire : j’essaie de me promener sur toute la marge, autour des centres (de pouvoir et d’information). »
Du succès et de l’insuccès :
« Les livres qui se vendent vite sont des livres qu’on oublie très vite. Ce sont des non-livres, des ouvrages écrits par des nègres pour les people incapables de rédiger eux-mêmes. L’intérêt est purement sociologique. Souvent les plus grands livres ont débuté comme des insuccès. »
Écrivain, peintre ou musicien.
« J’aurais aimé être peintre ou musicien. La littérature m’a choisie, mais il reste en moi une nostalgie de la peinture et de la musique. Dans tous mes textes, j’essaie de rivaliser avec la peinture et avec la musique, c’est-à-dire que je voudrais faire voir des choses au lecteur, et aussi faire entendre ce que j’écris. C’est valable bien sûr pour les autres sens, seulement la vue et l’ouïe sont les sens les plus culturels – j’aimerais faire toucher, j’aimerais faire sentir, j’aimerais faire goûter. Les peintres m’aident à regarder la réalité, qu’ils soient figuratifs ou abstraits – c’est égal. Les collaborations que je peux avoir avec certains peintres m’ouvrent les yeux. De même, les musiciens me font entendre le monde. C’est pourquoi un de mes textes s’intitule : La musique, art réaliste, ce qui peut sembler paradoxal. Il s’agit de remettre en question la primauté de la vue, la réalité mobilise tous les sens. Un autre essai, Les mots dans la peinture, contredit le préjugé qui affirme la présence du texte dans la seule peinture de l’Extrême-Orient, lequel serait absent de la peinture occidentale. J’ai tenté de montrer l’importance des mots dans la peinture occidentale, et le rôle qu’ils jouent dans la perception que nous en avons. C’est pareil pour la musique, qui est en grande partie vocale, donc pleine de texte. »
Du jour au lendemain : Alain Veinstein reçoit Michel Butor à l’occasion de la publication de ses œuvres complètes (La différence) Site de l’émission
Deux autres textes sur Michel Butor :