Du jour au lendemain : Michel Butor

A l’occasion de la publication de ses œuvres complètes, Michel Butor était l’invité, ce vendredi, d’Alain Veinstein, dans sa très belle émission Du jour au lendemain. Pour l’auteur, c’est une parenthèse, un dialogue en sourdine, sans éclat, sans ostentation, sans mise en scène ; un entretien dans l’intimité nocturne où l’un, par ses questions silencieuses, accompagne le cheminement mémoriel de l’autre. Avec Michel Butor, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-trois ans, l’exercice se révèle aussi naturel que touchant. L’homme qui parle est assurément plus arrondi que son écriture, et ce contraste le complète d’un surcroît de chaleur qui fait parfois défaut à ses livres. Sans doute le temps consacré au style lui laisse le loisir de s’en effacer, de donner aux mots la dureté  nécessaire pour ne pas s’exposer. Durant l’entretien, il aborde la publication de ses œuvres complètes tout en déjouant la possibilité même de l’entreprise. Ses propos ne quittent guère le cadre professionnel, mais il bavarde un peu… Vivant en Haute-Savoie, il évoque ses promenades quotidiennes dans la montagne, et cette vision particulière des paysages qui est la sienne, panoramique, laquelle  a inspiré Alporama. Ce regard privilégié sur la nature l’empêche par ailleurs de conduire une voiture…  Autre anecdote : il explique son nom, le butor (butaurus stellaris), un nom d’oiseau, apprivoisé en totem pour triompher de sa faiblesse probable. Aussi Michel Butor est-il confiant, placide mais assuré quant à sa position dans l’histoire des lettres… Et là je me suis souvenue de Robbe-Grillet, lequel ne manquait pas non plus d’aplomb lorsqu’il s’agissait de se hausser au-dessus de ses contemporains…

Pour le plaisir, j’ai – en  partie –  transcrit l’entretien. De façon libre, en condensé si l’on veut, mais tout de même fidèlement. Les questions sont intégrées aux réponses, les blancs sont supprimés et, ça et là, je me suis autorisée à reformuler l’une ou l’autre chose. Voilà, les guillemets, c’est pour la forme. Bien sûr,  je conseille à ceux qui apprécient Michel Butor d’écouter l’émission en son entier, ne serait-ce que pour entendre la voix de l’écrivain…

Extraits de Du jour au lendemain, diffusé sur France Culture le vendredi 27/11 /09

De la correspondance :

« J’écris encore beaucoup de lettres, je ne me suis pas du tout mis au mail. Je n’aime pas ça. J’aime bien recevoir des lettres en papier dans des enveloppes. Le moment où j’ouvre ma boîte à lettres le matin, c’est très important. Et puis je reçois souvent de très belles lettres, décorées, peintes… Je suis un fidèle de la lettre. »

Plus loin, il explique qu’il bricole des cartes postales, mais qu’il doit tout de même se mettre aux mails pour correspondre avec son petit-fils.

De l’artisanat :

« Non, je ne crée pas à partir de rien, je crée à partir d’un matériau qui existe déjà, à l’intérieur d’une langue. Je travaille – comme les artistes en général – à partir d’un manque. C’est parce que quelque chose n’existe pas qu’on est obligé de l’inventer. C’est un rien, si vous voulez, mais un rien actif ; c’est un rien qui ne s’oppose pas du tout à l’être – c’est un rien qui est à l’intérieur du monde, de la réalité… Comme je travaille beaucoup sur mes textes, j’ai un sentiment d’artisanat très fort. J’admire beaucoup les artisans. Je suis assez maladroit de mes mains, je bricole des cartes postales, par contre sans le domaine de la plomberie je suis tout à fait nul. Pourtant je sens une profonde parenté entre un charpentier, un plombier, et moi. Nous travaillons un peu de la même façon. C’est pourquoi je préfère le mot œuvre, plutôt que création. »

Des crises, de la marge :

«  Évidemment j’écris pour être lu. On m’a longtemps considéré comme un écrivain difficile à lire. On s’imaginait que pour me lire, il fallait avoir lu les livres que j’évoque ; c’est exactement le contraire. Mes livres conduisent à ceux des autres. C’est une circulation. Je suis un peu lu, mais je voudrais l’être bien davantage. Ce processus prend du temps : si ça se passe vite, c’est que ce n’est pas vraiment nouveau. Aujourd’hui, les crises sont multiples, dans la culture comme dans la lecture. Ce n’est pas un phénomène récent, plutôt un stimulant, un accélérateur de découvertes. Les gens lisent encore beaucoup, contrairement à ce que l’on dit, les gens sont curieux d’une littérature qui leur permet de se situer à l’intérieur d’un monde en transformation. A l’intérieur de ce monde en crise –  crises au pluriel – crises qui sont loin d’être achevées, nous ne sommes qu’au début de cet ensemble de crises – il y a une littérature critique, entendue comme ce qui répond à la crise, permettant l’émergence d’une pensée nouvelle. Je pense que les gens ont soif de cela, mais ils ne le savent pas encore où la chercher, ni comment. Peu à peu les livres trouvent leurs lecteurs et les lecteurs trouvent leurs livres. Les choses commencent toujours par être  clandestines. La marge est une région créatrice : la nouveauté y fourmille. C’est ce qu’on appelait la frontière au XIXème siècle aux États-Unis, cette région de l’Ouest où l’on ne sait pas encore ce que l’on connaît ni ce qui se passe, et où quelque  chose de différent peut apparaître. Les centres tentent de s’imposer, les marges conservent leur autonomie, capables de devenir de nouveaux centres qui s’équilibrent les uns les autres. Imaginons une Europe où les États s’agenceraient ainsi pour produire un ensemble harmonieux dans une diversité croissante. Je suis très fier d’appartenir à la marge. N’étant ni « dans le journalisme » ni « dans le centre », j’existe ; je suis d’autant plus incontournable que je suis dans la marge. A quel endroit ? Difficile à dire. Peut-être suis-je annulaire : j’essaie de me promener sur toute la marge, autour des  centres (de pouvoir et d’information). »

Du succès et de l’insuccès :

« Les livres qui se vendent vite sont des livres qu’on oublie très vite. Ce sont des non-livres, des ouvrages écrits par des nègres pour les people incapables de rédiger eux-mêmes. L’intérêt est purement sociologique. Souvent les plus grands livres ont débuté comme des insuccès. »

Écrivain, peintre ou musicien.

« J’aurais aimé être peintre ou musicien. La littérature m’a choisie, mais il reste en moi une nostalgie de la peinture et de la musique. Dans tous mes textes, j’essaie de rivaliser avec la peinture et avec la musique, c’est-à-dire que je voudrais faire voir des choses au lecteur, et aussi faire entendre ce que j’écris. C’est valable bien sûr pour les autres sens, seulement la vue et l’ouïe sont les sens les plus culturels – j’aimerais faire toucher, j’aimerais faire sentir, j’aimerais faire goûter. Les peintres m’aident à regarder la réalité, qu’ils soient figuratifs ou abstraits – c’est égal. Les collaborations que je peux avoir avec certains peintres m’ouvrent les yeux. De même, les musiciens me font entendre le monde. C’est pourquoi un de mes textes s’intitule : La musique, art réaliste, ce qui peut sembler paradoxal. Il s’agit de remettre en question la primauté de la vue, la réalité mobilise tous les sens. Un autre essai, Les mots dans la peinture, contredit le préjugé qui affirme la présence du texte dans la seule peinture de l’Extrême-Orient, lequel serait absent de la peinture occidentale. J’ai tenté de montrer l’importance des mots dans la peinture occidentale, et le rôle qu’ils jouent dans la perception que nous en avons. C’est pareil pour la  musique, qui est en grande partie vocale, donc pleine de texte. »

Du jour au lendemain : Alain Veinstein reçoit Michel Butor à l’occasion de la publication de ses œuvres complètes (La différence) Site de l’émission

Deux autres textes sur Michel Butor :

La modification

Degrés

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Le monde illimité des rieurs

Pollock, Number One (1948)

« Nous ne pouvons découvrir qu’en autrui comment dispose de nous l’exubérance légère des choses. A peine saisissons-nous la vanité de notre opposition que nous sommes emportés par le mouvement ; il suffit que nous cessions de nous opposer, nous communiquons avec le monde illimité des rieurs. Mais nous communiquons sans angoisse, pleins de joie, imaginant ne pas donner prise nous-mêmes au mouvement qui disposera pourtant de nous, quelque jour, avec une rigueur définitive.

« Sans nul doute, le rieur est lui-même risible et, dans le sens profond, plus que sa victime, mais il importe peu qu’une faible erreur – un glissement – déverse la joie au royaume du rire. Ce qui rejette les hommes de leur isolement vide et les mêle aux mouvements illimités – par quoi ils communiquent entre eux, précipités avec bruit l’un vers l’autre comme les flots – ne pourrait être que la mort si l’horreur de ce moi qui s’est replié sur lui-même était poussée à des conséquences logiques. La conscience d’une réalité extérieure – tumultueuse et déchirante – qui naît dans les replis de la conscience de soi – demande à l’homme d’apercevoir la vanité de ces replis – de les « savoir » dans un pressentiment, déjà détruits – mais elle demande aussi qu’ils durent. L’écume qu’elle est au sommet de la vague demande ce glissement incessant… »

Georges Bataille, « L’expérience intérieure ».

Rarement  livre ne m’aura autant divisée que celui-ci. Tantôt ravie, emportée par les fulgurances d’une pensée visionnaire, subjuguée par la phrase tortueuse mais précise,  aiguisée d’un énoncé cruel et cependant voluptueuse  dans la façon dont elle se donne, je parcours les pages avec une fièvre  qui m’oblige sans cesse à  revenir en arrière, alors même que je me trouve déjà à l’intérieur du texte, dans son corps, et que la compréhension intime que j’en ai me dispense réellement d’en avoir une intelligence critique. Tantôt c’est le contraire qui se produit. Le livre me tombe des mains, me fâche, me dégoûte. La contradiction est-elle en moi ou dans le livre ? Impossible de décider.  Seules la profondeur de jugement de l’auteur, et son incontestable érudition, semblent à mes yeux le préserver de la folie furieuse, et je voudrais faire taire son délire, déchirer ce vocabulaire pompeusement doloriste, cette infecte complaisance masochiste qui étouffe l’intelligence, qui l’étrangle avec son pathos inutile et entrave sa progression. (Aussi va-t-il jusqu’à afficher, en italiques, ses ruptures, ses crises. Il  brise le plan dès que possible, la structure ne vacille pas, elle n’a pas lieu – autant dire que cet autosabotage me plaît infiniment). Suivant le désordre du livre, ma lecture est dépourvue de nuances, accidentée, haut, bas – dents de scie. Ce qui me met en colère, ce n’est pas, au premier degré,  la promotion de la souffrance – cela, je l’ai souvent rencontré ailleurs avant de passer mon chemin – mais le fait que cette vaine affliction prenne la place d’une pensée saine, adroite et surprenante, capable de se déployer au-delà de ce que j’attends, de ce que j’imagine même, alors oui, ma colère est à hauteur de la déception. – Ou devrais-je en rire?


(exotélisme)

Zao Wou-Ki, Vent (1954, huile sur toile)

Le voilà qui circule à l’instant –  non, depuis quelques jours,

L’imprévu l’aggravé – se ressent

Nous concurrence fragment par fracture

L’avant l’après, la houle avale goulûment

Ample sans intersection, en plein visage pourtant

Formelle accueillante – malgré

Les naufragés que nous sommes

Les chutes et les bris de verre qui nous saignent

Caresse giflante gifle apaisante c’est

Une désertion

La possibilité de s’extraire

Plus loin qu’au-delà, plus en dehors qu’ailleurs,

La possibilité d’exprimer, d’exproprier nos corps

Le souffle béant prend la lividité vide de pensée pour l’arrachement d’un accès

Hors des torpeurs imaginables des chaleurs imaginaires hors des chairs familières

Il gémit nous gémissons comment intégrer l’origine à ce point de dissolution de

Révolution nous suffoquons il s’affole le désordre nous omet

Lorsqu’il ingère la substance confinée il s’informe et s’accumule

Jusqu’au désir inverse d’anéantir ce qu’il est

Diffère-t-il au jour le jour

Où tout correspond  mélangeant

Les larmes invalidées

Nous pouvons nous défaire

Mais jamais quelque soit la rage, l’effort,

Jamais véritablement

Nous délivrer.

Faust : glissement d’un mythe

A propos de  « The Rake’s Progress » d’Igor STRAVINSKY (1882-1971)

« Faust est absolument comparable à un miroir qui réfléchit les modifications auxquelles l’humanité a été soumise l’espace des derniers siècles. » Schnittke

S.A. Alimov, L'appartement maudit (1975)

Tel qu’il apparaît, avec sa machine à transformer les pierres en pain, Tom Rakewell représente un Faust sans envergure, stade appauvri du mythe, presque sa dégénérescence. Fuyant ses responsabilités et la perspective d’un travail honnête, le libertin de Stravinsky se laisse séduire et dévoyer en succombant au mirage de la jouissance immédiate et de l’argent facile. Certes, s’il est vrai qu’on a le diable qu’on mérite, celui de Tom Rakewell est assez pitoyable et l’issue du pacte – la folie – n’est pas moins grotesque que son enjeu. Ce Faust-là est moderne mais aussi un peu moribond. Antihéros plus ou moins charismatique, ce qu’il dénonce peut être classé sans suite. Aussi Tom Rakewell est-il autant l’incarnation contemporaine d’un mythe que dérivé d’une série de gravures de William Hogarth (peintre anglais du XVIIIème siècle). D’un point de vue strictement littéraire, la double origine de ce personnage l’alourdit considérablement. Dépouillé de toute dimension métaphysique, le mythe faustien tend à réintégrer une ligne moralisatrice qui en limite, au final, la portée. Certes, dans son travail de réécriture, le poète J. W. Auden, librettiste à cette occasion pour Stravinsky, a considérablement modernisé le tableau du libertinage, mais le canevas de l’opéra en garde dans sa structure une certaine pesanteur.

Irina Shipovskaïa, Ivan et le Maître

D’une qualité musicale assez discutable, (un style néo-classique aux antipodes du Sacre du Printemps), la valeur de The Rake’s Progress dépend principalement de l’ingéniosité de la mise en scène. L’action se déroule à Las Vegas dans les années 50, tout le reste en découle assez logiquement. Sexe, argent, débauche, détails crus et colorés, éblouissements de strass, Hollywood et téléviseurs : panoplie conforme aux fantasmes et aux jugements qui s’y reportent. Autant dire que la continuité du mythe est moins dans sa thématique que dans sa configuration. Schématiquement, le mythe faustien se développe selon deux axes : l’axe moral – The Rake’s Progress se situe de ce côté-là – et l’axe métaphysique, initié par Goethe à la fin du XVIIIème. Cette seconde orientation, plus féconde, se distingue de la première en ce qu’elle dégage la figure faustienne de la dichotomie bien/mal, pour questionner le rapport de l’homme à la connaissance. Dans la dynamique du romantisme allemand, le docteur devient le modèle de l’artiste entièrement voué à son idéal. Au commerce avec le diable correspond un désir de surpassement, destructeur, certes, mais admirable. C’est un héros aux aspirations titanesques brisé par les lois, un révolté dans le sillage de Prométhée. Cette lecture exaltée du mythe, Oswald Spengler la transpose à la culture occidentale. Dans la débâcle de la première guerre mondiale, le philosophe allemand écrit un livre fondamental, Le Déclin de l’Occident. Celui-ci exprime la rage du peuple vaincu, l’incite à se redresser fièrement, mais son originalité réside davantage dans sa pratique de l’historiosophie. Spengler produit  une lecture organique des civilisations, lesquelles, à l’instar des êtres vivants, connaissent une évolution apparentée aux cycles biologiques. Puissante et créatrice, la culture occidentale – faustienne – est dans une phase de déclin parce qu’elle a vendu son âme à la technique. Toute l’ambivalence de ce discours tient dans sa réception : l’« homme faustien », symbole de la force affirmative de la culture occidentale, est récupéré à bon compte par le nationalisme allemand, alors que simultanément, la fin de la civilisation et l’anticipation de sociétés  inhumaines dominées par la technique inspirent de sombres récits aux contre-utopistes (Huxley, Witkiewicz, Zamiatine, Orwell…).

Charlie Stone, Le chat conduit le tram

Ainsi le mythe faustien glisse-t-il peu à peu vers des problématiques très concrètes, liées aux avancées de la science, aux défis éthiques et métaphysiques qu’elle ne cesse de poser. Autant de questions et de découvertes qui investissent et pénètrent la conscience moderne. Ces inquiétudes, au cinéma, en musique, en littérature, se formulent sur plusieurs niveaux de complexité. Le plus évident : un savant dévoré par l’ambition réalise, sous l’inspiration du diable, une découverte capable de provoquer l’apocalypse. Ces narrations se font bien sûr l’écho de la peur primitive face à la nouveauté, qu’elles présentent de façon spectaculaire et cathartique. Montrer le pire pour accepter le raisonnable, et entretenir l’idée que l’humanité dans son ensemble peut toujours rattraper l’ubris de l’individu isolé. En profondeur, le questionnement métaphysique reste prégnant. Recentré sur la personne même du scientifique, il dissèque le désir de connaissance. A mesure que le savoir augmente, ses frontières reculent et l’homme se sent, en proportion, infime, dérisoire ou, au contraire, extrêmement puissant. Le désir de savoir croît avec les possibilités de réaliser, avec les nouvelles techniques. Si le périple de Tom Rakewell met certainement en cause un élément crucial de la société industrielle, le consumérisme, l’opéra n’a cependant pas l’ampleur des fresques qui envisagent, à partir d’un individu en état de crise, le devenir de l’humanité. A cet égard, les deux œuvres les plus passionnantes au XXème siècle sont Le Maître et Marguerite (1940), de l’écrivain russe Boulgakov, et le Docteur Faustus (1947) de l’Allemand Thomas Mann. Ces deux romans ont d’ailleurs été abondamment repris au cinéma, au théâtre et à l’opéra. Il s’agit véritablement de polyphonies romanesques, au travers desquelles le mythe faustien passe comme un nerf, fil conducteur donnant sa cohérence à un brassage thématique d’une étendue hallucinante. Politique, esthétique, religieux, historique, nationaliste – pas un seul aspect du monde de l’après-guerre n’est omis, fictionnalisé, décomposé, analysé, ironisé… Il est significatif que ces deux romans phares de la modernité (ou plutôt, de la transition, puisqu’il est question de la mort d’un ordre ancien) s’articulent autour du personnage de Faust. C’est dire à quel point, parmi tous les mythes fondamentaux, il est celui qui, aujourd’hui, nous parle davantage de ce que nous sommes et de ce que nous devenons.

***

Note : les illustrations de ce billet sont toutes empruntées au site Master i Margarita, consacré au chef d’œuvre de Boulgakov. Je suppose qu’il aurait été plus logique d’insérer ici quelques reproductions du libertin de Hogarth, mais ces tableaux – comment dire – ne m’inspirent pas du tout, alors suivant la technique consacrée d’un ami cher dite « technique du cheval de Troie », je profite de The Rake’s Progress pour inciter à lire ou à relire l’inoubliable roman de Boulgakov.

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Igor Stravinsky, The Rake’s Progress, mis en scène par Robert Lepage, dirigé par Kazushi Ono (enregistrement : 2007)

Quelques références faustiennes (liste non exhaustive) :

1. Musique

    Lien 1 : Gustav MAHLER, Symphonie n°8

    Lien 2 : Hector BERLIOZ, La damnation de Faust

    Lien 3 : Charles GOUNOD, Faust

    Lien 4 : Ferruccio BUSONI, Doktor Faust

    Lien 5 : Henri POUSSEUR, Votre Faust

    Lien 6 : SCHNITTKE, Historia von D. Johann Fausten

    Lien 7: John ADAMS, Doctor Atomic

    Lien 8 : Pascal DUSAPIN, Faustus, the last night

    Lien 9 : Franz LISZT, Faust Symphonie

    Lien 10 : Robert SCHUMANN, Szenen aus Goethes Faust

    2. Cinéma

      Lien 1: MURNAU, Faust, une légende allemande

      Lien 2 : René CLAIR, La beauté du diable

      Lien 3 : Taylor HACKFORD, Devil’s advocate

      Lien 4 : A. PETROVIC, Le maître et Marguerite

      Terry GILLIAM, L’imaginarium du docteur Parnassus

      3. Littérature

        Lien 1 : J. W. GOETHE, Faust

        Vladimir BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite

        Thomas MANN, Docteur Faustus

        Des plages à l’intérieur

        A propos de : Agnès VARDA, « Les plages d’Agnès », France 2008, durée 1h50 (dvd : Cinéart)

        « Cette fois-ci pour parler de moi, j’ai pensé : si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi si on m’ouvrait on trouverait des plages. »

        « Un peu de je, un peu de moi, et je déballe tout en vrac – et après je range un peu. »

        Agnès Varda

        C’est un film qui donne envie d’avoir vécu – non pas sans doute d’être déjà vieux, d’avoir avant l’heure autant d’années qu’Agnès Varda – mais un film qui, de cette maturité produit un tableau si généreux, si fécond, et à ce  point sans âge qu’il additionne tous ceux du passé pour ouvrir, loin de toute idée de dégradation, l’incommensurable espace mémoriel de l’imaginaire. Les plages sont là, de façon multiple et inventive, concrètes et métaphoriques, comme de larges étendues où se rejoignent des éléments de nature diverse, l’eau, le sable, la lumière et le vent, mais aussi béances dans lesquelles s’écoulent les pertes, les non-dits, les regrets, ou encore, mieux que des plages, des pages sur lesquelles la vie peut indéfiniment se rejouer, à tous les niveaux, se remettre à l’heure et se parodier, se contempler ou se ressentir. Sur cette plage plurielle, toujours recommencée, Agnès Varda  installe des miroirs :  ainsi se définit le cadre multidirectionnel de la rétrospective. Une installation ? Pas vraiment, on ne va pas rester en place, loin de là, Agnès Varda,  il faut la suivre,  son énergie est communicative ! On partira donc de Bruxelles, la ville natale, ensuite on descendra jusqu’à Sète sur un bateau plaine-de-jeux, après la guerre direction Paris, puis il y aura encore pèle-mêle de nombreux océans, des campagnes, l’Asie, les Amériques… La géographie n’est ni globale ni simplifiée : chaque ville, chaque lieu, chaque image se divisent encore en d’autres images qui elles-mêmes se divisent, s’associent, renvoient les unes aux autres – comment voulez-vous résumer cela ? Ça tombe bien : on l’aura compris, le résumé, Agnès Varda déteste. Réduire ? Ranger ? Oui, « un peu », à condition d’en faire quelque chose, de recréer, puisqu’il s’agit non pas de se souvenir mais de revivre – en mieux. Je crois qu’on peut revoir ces plages autant de fois qu’il faut pour en dénombrer les détails : à l’infini. Et je me garde de raconter l’une ou l’autre anecdote particulière, car il existe une structure propre à la mémoire affective qui fonctionne dans la fluidité, qui maintient ensemble des éléments étrangers entre eux ; cette cohérence est souple, lumineuse mais fragile : il faut la respecter. Par contre, la femme qui transparaît au travers de ce formidable périple scopique se révèle, finalement, très peu. C’est étrange parce que, face aux miroirs, avec tout ce que cela suppose de narcissisme et de coquetterie assumés (je me cache / je me montre, je fais des yeux de velours à la caméra, je mets beaucoup de jolies robes et des bijoux assortis, je me regarde et me dédouble dans ma jeunesse intacte), avec tout cela ses plages sont une arche, et sur cette arche le monde entier est invité, embrassé, aimé, car il ne s’agit pas de créer de la place en vrac pour fourrer tout le monde à l’intérieur, mais d’offrir à chacun un décors adapté à sa personne , une espace unique, une intimité. Ils sont nombreux, pourtant, les collaborateurs (dont une ex-collègue, Marjolaine Grandjean), la famille, les amis, les stars, les gens du quartier, les gens rencontrés par hasard, sans oublier les chats de la maison… En voyant cela, on s’extasie : c’est incroyable tout ce qu’on peut mettre dans une heure cinquante de cinéma ! Parce que je suis loin d’avoir fini mon énumération – et que pourrais-je écrire de mieux, pour rendre hommage à ce film, qu’une énumération de l’indénombrable ? L’événement politique n’en est pas absent, au même titre que l’événement privé, respectivement envisagés au travers de photos et de films, de peintures, de reconstitutions parfois comiques. Il convient de préciser que, avec sa voix égale, ronde et terrestre, avec son regard toujours mélancolique, Agnès Varda parle beaucoup mais elle se tait davantage – sur l’essentiel. Avec un tel parti-pris de pudeur et de retenue, il ne faut pas s’attendre à une mise en scène dramatique ou sensationnelle. A petits pas, à reculons, Agnès Varda circule sur ses plages, au centre et à la périphérie, comme le cœur et ses vaisseaux, paisiblement, figure pleine, entière, d’une femme qui ne se réduit pas à une seule personne, ni à un seul récit, mais qui, tant qu’elle sera en vie, continuera à se déployer, à étendre les cercles de la création, dans toutes les directions.

        Les 80 balais d’Agnès Varda!

        La maison de cinéma (en pellicule de film déroulée)

        Les chats d’Agnès Varda (ses 2 dernières photos sont dédiées à mon ami Globe Glauber)

        Tout ce qui concerne Agnès Varda, à la médiathèque.

        … et l’univers de Jacques Demy.

        Le silence dans la poésie

        
        Jean Dubuffet, Silence au sol (1959)

        « La poésie est malgré tout la part restreinte – liée au domaine des mots. Le domaine de l’expérience est tout le possible. Et dans l’expression qu’elle est d’elle-même, à la fin, nécessairement, elle n’est pas moins silence que langage. Non par impuissance. Tout le langage lui est donné et la force de l’engager. Mais silence voulu non pour cacher, pour exprimer à un degré de plus de détachement. L’expérience ne peut être communiquée si des liens de silence, d’effacement, de distance, ne changent pas ceux qu’elle met en jeu. »

        Georges Bataille, « L’expérience intérieure ».

        ***

        Précédemment : Le silence dans la musique

        Leçons de Ténèbres

        François COUPERIN (1668-1733), « Ténèbres du Premier Jour », les Demoiselles de Saint-Cyr et Emmanuel Mandrin, (Ambronay Editions, 2009)

        Photo : Uta Barth
        

        Puisque les Leçons de Ténèbres sont pour moi une musique aussi solennelle qu’émouvante, j’aimerais parler de cette transformation miraculeuse de la ferveur d’autrefois en recueillement, de l’extraversion d’un événement partagé, porté par la foule dans l’ampleur intimidante et réconfortante d’un cérémonial collectif, à son incorporation intime, dans la solitude d’une pièce dont on a, subrepticement, refermé la porte. Cette émotion déchirante, on hésite, on la réprime un peu, entre la poitrine et le ventre, on ne sait si on a le droit – quelque portée que l’on donne à ce mot – de la ressentir, de s’abandonner à un état dont on n’ignore pas qu’il n’est en rien religieux. Ce décalage, je l’ai d’abord éprouvé au cinéma, avec Little Odessa, ce film reçu en plein cœur, la neige, les rues tristes, les âmes mortes de Brooklyn et, par-dessus les traînées grises, plus blanche que le deuil, la musique d’Arvo Pärt. Laquelle, plus tard, m’a encore retrouvée, dérangée, dans un film russe, Le Bannissement, renouvelant le malaise d’une exaltation peut-être déplacée, dégradée. Persistance indue de croyances originelles ; scrupule quant au fait de dénaturer le sacré, de l’abaisser au profane, pire, à soi-même ? J’en viens à penser que ce trouble manifeste positivement la continuité essentielle qui unit toute émotion méditée, rêve ou prière… L’art n’a-t-il pas, depuis plus d’un siècle, remplacé la religion dans la sphère même du sacré ? Lorsqu’il accompagne l’esprit dans son élan vers l’altérité et vers l’ailleurs, qu’il le détache de l’immédiat pour s’implanter plus profondément en lui, qu’il convoque le singulier dans le multiple  –  cette participation ne s’actualise-t-elle pas à juste titre aujourd’hui, ici et maintenant, dans une salle de cinéma, en pleine rue, dans le métro un casque sur les oreilles et, a fortiori, dans l’isolement d’une chambre ? Mue par un sentiment métaphysique d’une autre nature, non pas absent mais différent, l’écoute des Leçons de Ténèbres, ainsi détournée, trahit-t-elle l’œuvre originelle qui rassemblait les fidèles au XVIIème siècle, pendant la Semaine Sainte ? En ce temps-là, la musique ne devait pas divertir mais dénuder l’esprit. A ce dépouillement intérieur correspondait l’assombrissement progressif de l’église lorsque, à chaque Leçon, une à une on éteignait les bougies d’un grand chandelier. Elles étaient au nombre de quinze, et la dernière, intacte, symbolisait la résurrection. Un bref instant cette ultime flamme était dissimulée derrière l’autel, fracas de la foule pour signifier la terre tremblant au dernier souffle du Christ, et la lumière, crevant l’obscurité, revenait plus intense, modifiée. Tels que nous les percevons à présent, les chants des Leçons de Ténèbres conservent l’empreinte de la tradition spirituelle qui les a produits. Ils ont la force  des concepts informulés, de la musique en tant qu’art, en tant que rite, en tant qu’interrogation métaphysique. L’obscur ne se présente jamais sans son contraire qui l’affirme, et l’esprit circule de l’un à l’autre. Les Psaumes et les Lamentations de Jérémie sont arrachés à leur propre littéralité, incorporés à des voix féminines (parfois soulignées par des orgues discrètes) dont le timbre épuré retourne et déforme longuement les syllabes au point de perdre le texte, de le noyer, d’en faire remonter le sens à la surface et au-delà, de l’abstraire, de l’anéantir. Je ne suis pas certaine que l’erreur ne soit pas ici dans le fait de poser une gradation dans l’expérience intérieure, de distinguer le face à face avec Dieu de la confrontation avec la musique, avec soi-même… Il me semble pourtant que l’essentiel, dans l’écoute, est préalable à la musique même. Les Leçons de Ténèbres (de Couperin, mais aussi celles de ses prédécesseurs que cet enregistrement effleure et donne envie d’approfondir), se suffisent à elles-mêmes : elles formulent une hypothèse de vie qui, désormais indéterminée, peut s’étendre jusqu’aux extrémités du possible, annexer la trivialité, la ferveur, l’exégèse et l’imaginaire. Pour que la musique fasse sens, il faut se laisser travailler par elle, se laisser entraîner hors de soi, sans se demander vers où, encore moins jusqu’où, car la réponse serait d’emblée une limitation de sa trajectoire. Entre la sophistication ornementale et l’austérité, la linéarité du plain-chant et l’ample déploiement des voix dans l’espace, les Leçons de Ténèbres regorgent de contrastes sensuels, poignants – les interstices sont ici la matrice d’un son équivoque. Ils lui impriment un mouvement, une dynamique spirituelle communicative qui,  pour s’accomplir, s’empare de notre être tout entier et le désempare.

        François COUPERIN (1668-1733), « Ténèbres du Premier Jour »

        Et aussi :

        Little Odessa

        Le  Bannissement

        The Box : la jouissance est dans les détails

        La possibilité d’un choix est-elle la garantie de  la liberté ou ne sert-elle qu’à dissimuler son absence  ?  Ce n’est pas une moindre qualité, pour un film de genre, de brouiller les sources de l’angoisse qu’il distille. D’en effacer les traces quitte à détourner l’attention, susciter des indices qui ne mènent nulle part, se jouer de la logique. En admettant que le procédé ne soit pas involontaire, cette manœuvre est d’une efficacité redoutable en terme de manipulation : elle consiste à créer l’illusion de la multiplicité là où il n’y a pas d’alternative. Plus précisément, il s’agit de faire croire à la possibilité d’un choix alors même que l’unique voie est déjà tracée. En l’occurrence, en tant que démonstration morale, The Box est un film tout à fait déterministe.

        Le point de départ est un dispositif assez simple : une boîte. Face à cet objet banal : un couple américain standard, classe moyenne, un enfant. La boîte en question, apprennent-ils, peut leur valoir un million de dollars. Il suffit d’appuyer sur le bouton (en quoi elle consiste), lequel signifie  la mort d’une tierce personne (inconnue, éloignée). Aussi simple. Ils ont 24 heures pour se décider, ensuite l’appareil est réinitialisé  et présenté à quelqu’un d’autre. La boîte ne s’impose pas sans la découverte de quelques contrariétés dans la vie du couple: Norma, suite à un accident médical, a perdu les orteils d’un de ses pieds; elle boîte. Son mari, Arthur, ingénieur à la NASA, est déclaré psychologiquement inapte à devenir cosmonaute. Bien sûr, l’argent fait défaut, malgré le confort manifeste  (la maison « idéale », la télévision dans chaque pièce, la voiture coûteuse).  Dilemme : appuyer ou ne pas appuyer sur le bouton ? Accepter l’argent et, indirectement, assumer la responsabilité d’un décès, ou rendre la boîte à son propriétaire (Janus à double visage), ne pas y toucher, renoncer à un million de dollars  ? Tel est le choix que pose/impose le film.

        Sur cette base stratégique, inspirée par une nouvelle de Matheson, Richard Kelly se dédouble, lui aussi. Dans les grandes lignes, il développe une intrigue à mi-chemin entre La quatrième dimension et X-files, avec tout ce qu’il faut de rationnel et d’ésotérique, de science-fiction et de théorie du complot,  de fantasme apocalyptique et de mauvaise conscience humaniste, de métaphore politique et de symbolisme new age. Ce serait assez divertissant sans cet étau moral(isateur) décidément  trop lourd. L’imaginaire fantastique se nourrit d’ombres et de brumes, d’ellipses et d’ambiguïtés – registre sensible que la mécanique sophistiquée de Richard Kelly congestionne par excès de bonne volonté. Les événements s’enchaînent de façon démonstrative et, comme si cela ne suffisait pas, le texte surenchérit dans la redondance, avec en fil rouge la figure tutélaire de Sartre (façon Huis-Clos pour les Nuls).

        Par chance, Richard Kelly se fausse compagnie. En marge de son discours christiano-sartrien,  il reste encore le réalisateur trouble de Donnie Darko. Cela se traduit par des détails qui, pour la plupart, ne servent à rien, ne mènent nulle part. Bref, des détails complètement excentriques. L’étrangeté du quotidien (dont Lynch est le plus grand maître) se manifeste dans l’imperceptible :  l’angle d’un escalier, un alignement de verres à vin, l’opacité des fenêtres, la façade d’une maison, la neige, le père Noël, etc. Le traitement du corps contribue également à cette dégénérescence interne du scénario. Le pied mutilé de Norma et le visage brûlé de celui qui offre la boîte (dont la chair détruite révèle l’ossature et la mâchoire), laissent entrevoir, dans la façon dont la monstruosité s’expose et fascine, une jouissance presque sexuelle, qui contraste, par exemple, avec l’apparente chasteté du couple marié… Aussi, le fait que l’action se déroule dans les années 70 débride l’image, sert de prétexte à une surcharge hallucinante au niveau des décors. Papiers peints aux motifs géométriques étouffants, dominance de couleurs terreuses, rétro-futurisme en carton-pâte : c’est le côté jubilatoire de ce film, avec sa musique omniprésente, bavarde et obsolète, sa facture parfois maladroite et  ses petites obsessions inavouables. A cet endroit-là, le film échappe à l’auto-censure, refoule vers des zones totalement dysfonctionnelles, malpropres, interdites… Lorsque Cameron Diaz marche vers la caméra avec un regard de velours, boucles dorées, petite robe noire,  halo de lumière – radieuse parce qu’elle vient de revêtir la prothèse d’orteils que lui a fabriqué son gentil mari, c’est à la fois hilarant, ironique et cruel, et décidément ce mélange de malveillance perverse et de candeur nous intéresse incomparablement plus que les grands discours sur l’état moral du monde.

        Richard Kelly, « The Box », avec Cameron Diaz, Karl Marsden (USA 2009, durée 1h55)

        A voir, « Donnie Darko » (2001), de Richard Kelly, avec Jake Gyllenhaal

        Je est ailleurs

        A propos de : André TECHINE, « La fille du RER », avec Emilie Dequenne, Michel Blanc, Catherine Deneuve, France 2009 (DVD : Lumière, durée 105’)

        « Dans cet affrontement de l’esprit avec ses propres réalisations, avec ses concrétisations et ses concrétions historiques, qui sont ses œuvres juridiques et industrielles aussi bien que scientifiques et artistiques, religieuses et sociales, rien n’est simple : ce sont ces œuvres et ces réalisations elles-mêmes qui s’affrontent et s’entredétruisent. Et c’est pourquoi, le but étant de rendre à cette lutte ses perspectives dynamiques, et afin de contenir ses tendances mortifères, il faut d’abord lutter contre toutes les tentatives de simplifications que recherchent nos consciences elles-mêmes, spontanément paresseuses, toujours trop pressées de conclure, et dont les sociétés de contrôle, dans ce contexte guerrier en quoi elles consistent, exploitent cette paresse naturelle.» Bernard Stiegler, « La catastrophè du sensible ».

        Le corps est un faux-semblant : les entailles faites au couteau, les croix gammées badigeonnées sur la peau, les rougeurs, les meurtrissures renvoient à une autre réalité que celle qu’elles désignent historiquement. La parole égare elle aussi : mieux vaut inventer une histoire qu’admettre, par le silence, qu’il n’y a rien à dire. Et rien à faire – les actes font diversion. En pratique, le film qui prétend énoncer une perversion aussi vitale du réel, sans effectivement la dénoncer, joue sur les deux tableaux et pose, entre le réel et la fiction, un miroir à double face. Entre la mise en scène « dans la vie » et la mise en scène du cinéma, entre le fait divers et sa représentation, l’analogie est flagrante. La fille du RER concerne moins l’événement en tant que tel que le mécanisme fictionnel qu’il sous-tend.

        La transposition se trace à l’horizontale. Le scénario, quoique foisonnant, riche en personnages et en événements, ne creuse pas la matière en profondeur, il reste à la surface des êtres et des choses pour en relever les liens structurels. L’histoire part donc d’un fait divers : durant l’été 2004 le RER devient le théâtre – sans spectateurs – d’une agression à caractère antisémite, les médias embrayent sur le scandale, quelque jours plus tard, la « victime » – une jeune femme –  admet avoir tout inventé. Le film décompose le fait divers puis surexpose sa trame sur base d’un réseau  familial : d’un côté la jeune femme (Jeanne) et sa mère, de l’autre les Bleistein, famille juive présentée sur trois générations. Jeanne, théoriquement en quête de travail, s’adresse à l’avocat, patriarche de cette famille, ex-amoureux de sa mère. La première partie du film intitulée « les Circonstances », inscrit tous ces personnages dans une géographie mobile, métastable ; chacun tend vers un équilibre qu’il compromet aussitôt. L’action se déroule dans des zones intermédiaires, entre le réel et le virtuel, la ville et la banlieue, le travail et l’oisiveté, entre le mouvement et l’immobilité. Jeanne prend chaque jour le RER pour Paris et là, au lieu de passer des interviews, elle fait du roller sur les quais. Remarquée, rattrapée dans sa molle dérive par Franck, elle se laisse séduire. Sportif à l’ambition floue, mais aussi dealer, Franck est arrêté et mis en prison alors même qu’une vie à deux commence à prendre forme. Lorsque finalement, Jeanne met en scène son agression, c’est en soi un non-événement, logiquement éludé. Le film enchaîne directement sur la seconde partie, « les Conséquences ».

        La Shoah, vécue comme métaphore d’une souffrance individuelle, figure le détournement scandaleux d’un événement qui ne peut être conceptualisé. Cette dérive montre à quel point pour Jeanne, la Shoah est un mot vide de sens. Sa mythomanie ne manifeste pas un fantasme, mais une inconsistance : vide intérieur impossible à combler, dissimulé par un physique imposant  (chevelure volumineuse, vêtements aux couleurs vives) ; silence masqué par l’omniprésence d’un appareillage sophistiqué (i-pod, ordinateur, radio, télévision). D’où la violence du déshabillage obligatoire au poste de police : sans accessoires, Jeanne n’est vraiment rien. Instruments et remèdes à son désarroi, ces appareils sont les modalités de sa désaffection. S’ils lui prêtent la consistance dont elle est dépourvue, ils déréalisent du même coup son environnement – et sa vie. Jeanne ne pense et ne ressent qu’au travers des médias. C’est d’ailleurs par internet qu’elle tombe véritablement amoureuse de Franck. Froide et méfiante dans la vraie vie, derrière l’écran, elle cède assez vite aux avances du garçon. D’une façon très moderne, technique, Jeanne est une femme sous influence. Par son emprise sur l’imagination, et la passivité intellectuelle qu’elle induit, la télévision efface les nuances, les limites entre le vrai et le faux, l’histoire et sa représentation. En regardant un documentaire sur la Shoah, Jeanne est touchée, l’image s’adresse à elle comme un appel à l’action, réveille un désir de participation, d’intégration, parce que, précisément, il s’agit d’un fait historique unidimensionnel, raboté, réduit à une image émouvante – une image presque générique. Paradoxalement, le passage à l’acte n’est pas ici l’expression d’un excès d’individualité, mais bien la conséquence d’un déficit. Étrangère à elle-même, Jeanne  revêt, dans la frénésie de son inconscience, une cause qui n’est pas la sienne. Son comportement  n’est pas exceptionnel, il reflète l’absurdité existentielle de sa génération. Franck, le fils Bleistein et son épouse lui font écho, chacun à sa manière. Que s’est-il passé ? Pourquoi cette misère affective ? Est-ce là le fruit de la vie utile, humainement bien remplie des parents – ou sa part d’ombre ? L’échec de la transmission reste ici une énigme. Tout au plus détermine-t-il la structure du film, son horizontalité désespérante. Par un jeu de miroirs conséquent, La fille du RER incorpore dans sa trame l’équivalence entre le réel et ses représentations.  Les mises en scènes génèrent sans cesse de nouvelles mises en scènes qui, de loin en loin, forment un réseau sans destination.

        André TECHINE, « La fille du RER »

        Lorsque nous vivions ensemble (1)

        Quelque chose avait dû attirer mon regard, le dessin de la couverture, le sourire radieux de la jeune femme, ses bras levés, la formidable légèreté du geste, et l’homme derrière elle, son visage à demi-caché, surtout sa position par rapport à elle, détaché mais déployé tout autour, et leurs corps formant un point d’intersection dans l’espace, ou le titre Lorsque nous vivions ensemble, l’emploi nostalgique du passé, l’exclusion insidieuse de l’avenir, comme si la limite avait déjà été posée depuis longtemps, et enfin, ce nous qui semblait m’inclure. C’est peut-être le Livre, ai-je pensé en m’éloignant, car c’est toujours le Livre que je recherche, livre après livre, dispersé, incomplet, énigme de fragments que je passerai ma vie à recomposer, pièce par pièce. Ce jour-là je suis partie les mains vides. Aussitôt mon hésitation m’est apparue comme une erreur:  j’imaginais tout ce que ce livre pouvait être pour moi. C’est ainsi que la déception advient : mon désir est trop grand pour ce qu’un livre peut raisonnablement m’offrir. (La sincérité me force ici à reconnaître que c’est sans doute à moi seule d’écrire le livre tant désiré). La semaine suivante je retournai l’acheter. Dès les premières pages j’ai su que cette fois-ci je ne m’étais pas trompée. J’aurais pu le dévorer, je crois, en quelques heures, mais l’émotion me brouillait la vue, et j’étais bien décidée à savourer mon plaisir. Aujourd’hui, alors que je viens d’achever le premier tome, la perspective des deux volumes qu’il me reste encore à découvrir apaise mon inquiétude. Parce que refermer un livre aimé signifie quitter une vie heureuse et, là s’arrête mon récit commence celui du livre.

        Cette vie heureuse, Kyôko et Jirô sont loin de la connaître. Comme une série de diapositives un peu désuètes, ou plutôt, comme des petits films à l’image tremblante, le livre exhume des instantanés mémoriels de deux amoureux dans le Japon des années 70. Leur précarité – financière et sentimentale –  génère des tensions qu’attise la dissimulation à laquelle le « concubinage » les contraint. Si leur amour, absolu,  exclusif et passionné, correspond à un idéal romantique, la violence qu’il engendre et par laquelle il s’exprime le fait basculer dans une inquiétude, dans un malaise qui, à mon sens, sont davantage le vrai sujet du livre. Les scènes du quotidien sont marquées par de multiples digressions, qui dénoncent autant l’isolement du couple qu’elles ne reflètent, par analogie, l’état moral de la société japonaise. Tout se passe comme si, dans le confinement amoureux, ils rejouaient une sauvagerie socialement prégnante mais refoulée. Cris, disputes, larmes, menaces et violences physiques exultent dans le sexe, l’étreinte n’étant elle-même que le prolongement intense et ambigu d’un combat incessant. Ça et là, le monde extérieur fait irruption, rencontres, événements insolites, intrigues et passades. D’acteurs les amoureux deviennent témoins et ce qu’ils voient n’est encore que cruauté, maladie, mort. Un vieux poète pédophile assouvit ses fantasmes sur une poupée, un jeune garçon incestueux capture et tue les oiseaux, une femme possessive abat le couvercle d’un piano sur les doigts de son amant musicien…  Et ce monde-là, lorsqu’il se retire, persiste en amertume comme un spectre ; on se demande – on doute de  la réalité de ces histoires atroces. Peut-être n’est-ce là que fantasmes d’amoureux, ou à l’inverse, Kyôko et Jirô ne sont-ils eux-mêmes que le rêve fiévreux d’un monde en souffrance…

        Un regard distrait ne perçoit qu’un dessin classique, dans les normes – maîtrisé, soigné, facilement déterministe, conventionnel. En insistant, on décèle une virtuosité, un trait équivoque, oblique. La mise en page est, sans surprise, très cinématographique. L’incidence du mouvement sur les plans successifs les fractionnent, pour une scène donnée, en angles de vue simultanés portés par l’alternance des focales. Le résultat compose des séquences vertigineuses où la forme rejoint le fond avec une exactitude bouleversante. Dans une autre dimension, l’immensité se déploie, parachève par sa présence altière une harmonie ironique, faite de silence, de durée, de vide peuplés de minuscules vies humaines. L’image équilibre la représentation des mondes – celui, éprouvant et fébrile, des amoureux, à côté la société malade, et en surplomb, la nature, sublime et indifférente. Sur le même principe, le texte se compose de différents types de discours qui, dans l’espace de la conscience, signalent une démultiplication des perspectives. Échanges directs, succincts et aussi dérisoires que peuvent l’être les mots de tous les jours, blancs, onomatopées, quelques réflexions, et surtout, de très loin, des poèmes ou des sentences poétiques qui stagnent comme des commentaires neutres, que personne n’entend : L’amour se présente toujours comme un ensemble de fautes / S’il est beau malgré tout…/ … c’est certainement parce que les fautes commises par l’homme et la femme sont belles. / Et si l’amour se termine toujours par des larmes… /… c’est certainement parce que l’amour lui-même est un réservoir de larmes / Le gîte de l’amour lorsque nous vivions ensemble.

        Kazuo Kamimura (1940-1986), « Lorsque nous vivions ensemble » (volume 1), Kana, 2009 pour la traduction.

        La suite : Lorsque nous vivions ensemble (2)