Tissu du présent / présent du tissu.

Egon Schiele, Portrait d'Albert Paris von Gütersloh, 1918 (détail)

Chez lui je ne peux me rendre sans y avoir été invitée, et comme il ne m’appelle jamais, du moins jamais seule mais incidemment, derrière l’anonymat factice d’amis communs, pour l’une de ces soirées impersonnelles où le désir circule sans se poser nulle part et dont, à mon sens, l’amertume consécutive surpasse le plaisir de l’instant, comme sans raison objective de se rencontrer, nous ne faisons que nous croiser par hasard, dans l’inconfort qu’imposent ces face-à-face improvisés et la frustration que laissent ces amorces avortées, j’avoue qu’il m’arrive souvent de l’éviter. S’il me tourne le dos je reviens silencieusement sur mes pas ; s’il est distrait ou occupé, je m’éloigne ; s’il ne me voit pas je demeure invisible. C’est un talent que je possède de parfaire l’impossible lorsqu’il n’est que partiel. Et de disparaître comme d’autres surgissent, à l’improviste, jouissant de mon effacement singulier –  la présence est mon vertige. Or désormais je marche vers lui, la porte, je me résigne, le seuil, l’intérieur encombré, rempli de voix, de tintements, d’infiltrations musicales à même la peau sans doute, personne n’écoute la musique puisqu’on s’entend à peine. Inutile de penser que je recèle autant d’esquives adéquates que de formes de travestissements, ce que d’autres ignorent, le  jeu de rôle est une fragilité désavouée. Bien sûr en entrant je ne vais pas le saluer comme il se doit, bien sûr je connais beaucoup de monde et cela m’amuse d’inventer des histoires pour qui me prend au mot. Bien sûr il le sait c’est pourquoi il ne fait pas un geste dans ma direction, refusant de compenser mon impolitesse par une égale civilité, restant à distance, et me donnant raison, jusqu’à ce que, ramenés l’un vers l’autre au hasard des distributions et configurations changeantes entre interlocuteurs successifs qui se rejoignent et se quittent au gré des affinités et de l’ennui, il se tienne enfin près de moi. Nous discutons un moment je crois, sur ce mode ironique et ambigu qui est le mien autant que le sien, puis, un peu gêné, il me tend de façon tout à fait insolite, un petit paquet que, mon verre reposé sur une table, je m’empresse de déballer discrètement quoique sous ses yeux.  Il s’agit de minuscules cordelettes en coton, d’un blanc immaculé (et de ce fait légèrement liquide), nouées grossièrement ensemble. Je m’étonne de ne pas éclater de rire, serrant les nœuds dans ma paume très chaude, sensation agréable, et je le remercie gravement. Entre temps d’autres personnes se joignent à nous et nous en restons là, dans ce mystère partagé qui ressemble follement, désespérément, à une méchante blague. Dans mon trouble pourtant je ne puis croire qu’il se moque de moi : si la chose me paraît grotesque, c’est qu’elle n’a pas encore pris sa forme définitive. Son cadeau est un signe, ou un fétiche. Et de fait. Lorsque quelques heures plus tard, de retour chez moi, seule dans mon lit je me mets à observer les petits bouts de coton, déjà ils ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient tout à l’heure, ils s’allongent, s’élargissent, se joignent, se tissent. Je regarde, fascinée. A présent, c’est le haut d’une chemise qui file entre mes doigts, encolure et épaules, avec un commencement de boutonnière, une étoffe épaisse, solide, fraîche (le vin me brûle encore), d’un rêche qui gratte comme une peau sèche qui résiste à la caresse, et c’est son odeur à lui qui s’en dégage, que je connais très exactement, que je maîtrise malgré l’inintimité de notre relation. Voilà où nous en sommes, me dis-je, en plongeant mon visage dans le tissu manifeste, les coutures, les manches, je peux les enrouler autour de mon cou et, si je m’endors, que le vêtement continue à pousser, il peut m’étrangler. A moins que la métamorphose ne se poursuive au-delà de la chemise, jusqu’à la tenue complète –  jusqu’au corps, ou qu’elle ne s’inverse, ne se dissipe – jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

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