« Voici un autre langage qui résiste autant qu’il peut au mythe : notre langage poétique. La poésie contemporaine est un système sémiologique régressif. Alors que le mythe vise à une ultra-signification, à l’amplification d’un système premier, la poésie au contraire tente de retrouver une infra-signification, un état présémiologique du langage ; bref, elle s’efforce de retransformer le signe en sens : son idéal – tendanciel – serait d’atteindre non au sens des mots, mais au sens des choses mêmes. C’est pourquoi elle trouble la langue, accroît autant qu’elle peut l’abstraction du concept et l’arbitraire du signe et distend à la limite du possible la liaison du signifiant et du signifié ; la structure « flottée » du concept est ici exploitée au maximum : c’est, contrairement à la prose, tout le potentiel du signifié que le signe poétique essaie de rendre présent, dans l’espoir d’atteindre enfin à une sorte de qualité transcendante de la chose, à son sens naturel (et non humain). D’où les ambitions essentialistes de la poésie, la conviction qu’elle seule saisit la chose même, dans la mesure précisément où elle se veut un antilangage. En somme, de tous les usagers de la parole, les poètes sont les moins formalistes, car eux seuls croient que le sens des mots n’est qu’une forme, dont les réalistes qu’ils sont ne sauraient se contenter. C’est pourquoi notre poésie moderne s’affirme toujours comme un meurtre du langage, une sorte d’analogue spatial, sensible, du silence. »
Roland Barthes, « Mythologies », pp. 206-207
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