Lodge KERRIGAN, « Clean, Shaven », avec Peter Greene, Etats-Unis, 1993 (durée : 79’)
« Et j’écouterais encore ce souffle lointain, depuis longtemps tu et que j’entends enfin, que j’apprendrais d’autres choses encore, à ce sujet. » Beckett, Molloy

Avec Peter, impossible de se situer, on n’est nulle part, à l’intérieur, à l’extérieur, tout près, très loin… Expérience éprouvante que de se retrouver dans l’esprit d’un fou. L’opération réclame un ajustement, c’est-à-dire un désajustement, puisqu’il s’agit de dissocier perceptions et raison, opération faussée d’avance car elle prétend, par un acte de volonté, atteindre un état de dérive involontaire… Choisie, cette étrangeté peut se comprendre comme le fait de renoncer à une relation au monde consensuelle. Se nier et s’affirmer d’un seul geste, déconstruire l’identité, détailler toutes les incompatibilités qui se développent à partir d’une seule fracture. La schizophrénie s’expose en libre accès, oppose son visage impénétrable, dépose un bilan d’impossible altérité (aliénation). Sans artifice, sans métaphore, Clean, Shaven modèle son paysage sur une conscience disloquée, exorbitée, puis nous invite à le parcourir. Il n’y a pas d’arrière-plans, pas de ligne d’horizon, mais une dimension vacillante qui s’effrite en permanence : la représentation de la folie dévoile la zone liminaire où fiction et réalité se confondent. Peter est double, en tant que tel, en tant que personnage, double négation devenant forte affirmation. Sur lui le regard blesse, se fragmente, non pas seulement le regard mais l’ouïe, le toucher, l’existence… Entendre ce qu’il entend, grésillements de voix lointaines, injonctions mystérieuses, infrasons, ultrasons ; se crisper, éviter, agripper, frapper, réprimer. Mais que fait-on réellement ? Comment savoir ce qui se passe, ce qui est réel et ne l’est pas, subjectivement, objectivement ? Insupportable confusion. Changer d’angle, s’éloigner de Peter, entrer, par exemple, dans le cerveau de son alter ego, l’enquêteur ? Rien à faire, cet homme-là ne comprend pas davantage ce qui lui arrive, il analyse, déduit, suppose, c’est sa fonction, mais aussi il hésite, fantasme, se trouble, dérive. Concrètement, lui et Peter, ça fait juste une division supplémentaire (cf Molloy / Moran). Est-ce à dire qu’il faut se résoudre à la cacophonie ? Ne peut-on pas encore se raccrocher à quelque élément stable, ne serait-ce qu’à une illusion ? Régresser, trouver le moyen de vivre avec une vision partielle, incidente, affectée – créer la continuité et la maintenir. Les indices, ça se corrige, ça s’ordonne, ça se construit. En matière de schizophrénie, Lodge Kerrigan tranche avec le symbolisme fastueux de Spider (Cronenberg), ou avec la sanglante charge politique de Bug (Friedkin), Clean : Shaven (et plus tard Keane) , doit se comprendre comme une quête désespérante de récit. Mais le fou chemine dans son désordre, juxtapose des réalités incommensurables, et cette multiplicité renvoie à une forme d’indétermination dont, en retour, la schizophrénie n’est guère qu’un symptôme. Tout est sujet à interprétation, le réel parle simultanément et confusément toutes les langues. La folie de Peter agit comme une caisse de résonance, difficile de ne pas se perdre en lui… Identification n’est pas empathie : quelque chose résiste, bien sûr on ne peut pas être fou et être spectateur de la folie ; mais alors, comment savoir où l’on se trouve ?
« Mais c’est un son qui n’est pas comme les autres, qu’on écoute, lorsqu’on le veut bien, et que souvent on peut faire taire, en s’éloigant ou en se bouchant les oreilles, mais c’est un son qui se met à vous bruire dans la tête, on ne sait comment ni pourquoi. C’est avec la tête qu’on l’entend, les oreilles n’y sont pour rien, et on ne peut l’arrêter, mais il s’arrête tout seul, quand il veut. Que je l’écoute ou ne l’écoute pas, cela n’a donc pas d’importance, je l’entendrai toujours, le tonnerre ne saurait m’en délivrer, jusqu’à ce qu’il cesse. » Beckett, Molloy
Lodge KERRIGAN, « Clean, Shaven »
Lodge Kerrigan : « Keane » : Zones extérieures d’enfermement
Lodge Kerrigan : « Claire Dolan » (1997)
William Friedkin, « Bug » (2006)
David Croneneberg, « Spider », (2002)