dit-on je ressens

en réalité C’est comme

c’est cela revenir à

de toute petites fissures

encore si seulement

c’est cela la toile de fond

Comme éclats parfois

dit-on je ressens

non sans comparaison

S’agrège et tient

ironie filante ou vertige

dit-on je ressens

A part

la ressemblance

j’aimerais

comme être face à

c’est cela face à

j’aimerais c’est cela oui bien sûr

m’aiguiser de morsures

dit-on je ressens

Non sans compromis

revenir à

encore malgré tout

Encore

dit-on c’est cela je ressens

si seulement

***

Photo : « Ghost », Plochingen (voir son album)

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La fin de la douleur

« Celui qui voit n’est que ce qu’il voit.
Celui qui sent n’est pas celui qui est. »
(Pessoa)

Pour l’instant mon état déglingué m’autorise à fabriquer des projets sans rien entreprendre, le plaisir de les collectionner s’ajustant à l’impossibilité de les réaliser, je propose et je dispose du seul fait que, pour une fois, les entraves ne sont pas de mon côté. Et sur ces plans inclinés, je pense à la fin de la douleur, qui n’est pas un soulagement. De la guérison  il n’y a rien à penser si ce n’est qu’avec la maladie s’éteint l’illusion des possibles. Je soupçonne qu’à force de promesses non tenues la maladie finit par étendre son territoire, mais qu’importe,  ne se rêvant pas ailleurs elle devient pour la pensée  un réceptacle. Je conçois la fin de la douleur comme l’exercice de tout ce qu’elle m’apprend, comme la combustion (noble) de la matière qu’elle dépose en moi, sous surveillance, matière cela va sans dire marécageuse, mi-physiologique mi-cérébrale, parfaitement inauthentique et littéraire. La douleur me cuit à petit feu et cependant ne laisse pas de cendres, au contraire, un bon débarras, voilà ce qu’elle brûle. Elle ne me modifie pas elle me remplit, j’ai toujours besoin d’être remplie, le problème essentiel de la vie étant le vide, vocable qui prolonge si bien d’une syllabe le premier, vie-vide comme un couple naturel, insécable (préférer le divertissement, ignorer l’assonance, etc.). Or la douleur verse dans mon cerveau des contraintes qui se transforment en idées, lesquelles à leur tour se mettent en mots, je reconnais que ce processus n’est ni systématique ni exclusivement lié à la douleur, ça tient de l’extraordinaire, c’est-à-dire de l’extraordinaire très ordinaire : déplacement, accident, rencontre et douleur –  trivialités qui produisent toutes leur matière à penser comme la sève vient aux arbres. Alors même que je voudrais ne pas dépendre d’un état d’exception pour me sentir en état de vivre, je reconnais que, de plus en plus, l’écriture tend elle-même à produire l’exception. Les rêves s’incarnent, consommés crûment, à vif encore chauds, l’œil se rétrécit, s’invertit, la conscience abroge les manques et les excédents, gravit, redescend (en réalité, elle tombe), écoute d’une oreille, traduit de l’autre, dans sa langue à elle, qui seule lui importe, la sourde oreille. A la fin de la douleur, je suis tellement à l’intérieur qu’elle prend la parole à ma place, déglinguée peut-être mais aiguisée avec la faim. Ça donne envie de séparer l’âme du corps, sans conviction, pour la forme, mais c’est du déjà vu, rien ne vient, pas l’ombre d’une image, j’ai tôt fait de les recoller ensemble, et d’expérimenter d’autres ruptures. Voilà ce que ça donne : la douleur, toujours elle, à l’extérieur : moi, à l’intérieur. Je sors, je rentre en elle, je rentre, je sors d’elle. Facile, vérifié. Il y a quelques minutes je marchais dans la rue et je ne sentais qu’elle, même pas vitrée, même pas transparente, la douleur épaisse, collante. Je me suis dit que la fin de la douleur ce serait comme se débarrasser d’un tas d’épluchures, des couches et des couches de douleur, écailles des yeux, bourdonnement des oreilles, étau du front, douleur stratifiée qu’on imagine peler (progressivement paraît-il), choir, une lamelle puis une autre, desquamer jusqu’au noyau – le lieu dit de la douleur et, en ce point précis, la fin de la douleur comme une façon de se remettre à marcher, respirer, se déployer avec indifférence et se répandre inutilement, comme avant la douleur, comme tout le monde, dans le sens des aiguilles d’une montre et faisant cercle.

Les rétrécissements d’Alice

D’abord Alice décide de se faire toute petite pour filer à l’anglaise, parce qu’elle a croisé un lapin blanc et que, décidément, la redingote rouge de l’animal défie l’ennui des gens de tous les jours. De l’autre côté du miroir avec la routine s’évanouissent les repères, disparaît l’usage du familier, c’est l’économie des automatismes qui vacille sur son socle corpulent et l’on se demande alors, par exemple, comment servir le thé quand un loir se cache dans la théière. De cette Alice espiègle et futée en dérive une seconde, puis une troisième, et ainsi de suite : le prénom démultiplié perd-il son apparence ou sa substance ? Entre les deux, mieux vaut ne pas avoir à choisir son camp – choisir après tout c’est réduire – il n’empêche certaines Alice préfèrent la substance, d’autres l’apparence. Prenons cette Alice en noir et blanc, celle qu’on découvre d’abord toute pliée dans un coin, forcément moins menue qu’une brindille mais presque, petit oiseau de membres décharnés, nul doute qu’elle a opté pour l’apparence, car de substance, à vue d’œil, elle n’en a plus. Si la première Alice veille sur ses petites sœurs, avec celle-ci elle a du souci à se faire : oh, bien sûr, elle a tout pour être heureuse, des bonnes notes à l’école, un joli visage, une jolie maison… foyer de façade, fausse famille, les parents sont accaparés, stressés, désunis… Elle ne manque de rien, non ? C’est vrai, elle ne manque de rien, Alice en noir et blanc ne manque tellement de rien qu’elle ne veut plus de rien, plus d’âge, plus de forme, plus de chair, plus de sang. Alors elle arrête de se nourrir, elle se cache, se replie, écrase les reliefs (ou ce qu’il en reste), emmitoufle les cavités, siphonne,  assèche, comprime… D’une Alice à l’autre, la distorsion du réel persiste non sans un sévère appauvrissement, aller simple jusqu’au pays des Merveilles en négatif. Rétrécir  et vivre intensément, ou diminuer jusqu’à disparaître ? L’anorexie est une maladie dont le traitement n’a que trop besoin de fictions, autant ne pas l’enfermer dans un format trop démonstratif  : identification des causes, stades de développement, prise de conscience, thérapies, etc. Ici pas de mécanique, ça ne marche pas. D’ailleurs, l’anorexique produit très bien la sienne, de mécanique, capable d’enrayer celle qu’on lui impose de l’extérieur. Les médecins peuvent rationaliser et schématiser à tour de bras, l’anorexie triomphe de leurs pratiques par le vide. Prenons la tangente, inventons-lui une histoire, si possible sans rapport avec ce que racontent les médecins,  rendons-lui, à Alice,  la vie par l’imaginaire.

Sophie SCHOUKENS, « Alice ou la vie en noir et blanc », (Belgique, 2006 – durée : 15’)

D’autres Alice

Les cheveux longs

J’ai toujours eu les cheveux longs, c’est-à-dire variant en longueur mais longs, plus bas que les épaules puis au fil du temps plus bas que le bas des épaules, quelque part à la verticale du dos, là où ça ne se voit plus de face (comme pour toute partie du corps, il y a une perception interne et une perception externe de la chevelure), mais où , en contrepartie, ça commence à exister en soi. J’ai toujours eu les cheveux longs et longtemps je m’y suis conformée, en adéquation avec ce prolongement flou de mon corps, ni tout à fait mien ni tout à fait étranger, développant un maintien adapté, port de tête, fixation des épaules, dos droit, circonspection. Les cheveux longs exigent une vigilance de chaque instant, une attention à ce qu’ils ne s’accrochent pas au métal, au bois, au crépis, le souci qu’ils ne se prennent pas dans les portes et les dossiers, un soin particulier à chaque geste, chaque déplacement, chaque modification d’état, les relever quand on se couche, les rabattre quand on se lève, les relever quand on s’habille, les rabattre quand on enlève les vêtements, les relever quand il fait chaud, les rabattre quand il fait froid… J’ai toujours eu les cheveux longs à l’intérieur et à l’extérieur. C’est une seconde peau, un derme et un épiderme avec des veines, du sang qui coule, des blessures, des sécheresses et des zones humides. J’en maîtrise l’art et la manière comme une fonction naturelle, longtemps ma chevelure a été mon aquarium, je ne connaissais pas le monde hors de ma chevelure, c’était un écran, un filtre, un refuge, un paravent, un éventail, une prison. J’ai toujours eu les cheveux longs mais un beau jour, il y a longtemps, j’ai cessé de correspondre à la longueur de ma chevelure. Bien sûr on ne touche pas aux cheveux longs quand on a toujours eu les cheveux longs, ça ne se coupe pas, ça ne se change pas, les cheveux longs c’est pire qu’une identité c’est un devoir. Même serrés en chignon ils étaient encore longs, je sentais le poids, la tension, le danger permanent de l’accident, du relâchement, de la dispersion,  au moindre choc hantée par la possibilité que la pince cède sous la masse, qu’elle libère les cheveux longs, habitée par l’angoisse d’impudeur, la trahison des cheveux longs menaçant de s’exposer au grand jour, de se libérer, de révéler l’ampleur comme une calomnie contre moi puisque je ne leur correspondais plus, me liant à mon corps défendant à leur densité de cheveux longs, à leur langage, leur histoire, leur imaginaire sans commune mesure désormais avec mon langage, mon histoire, mon imaginaire. J’ai toujours eu les cheveux longs et j’étais donc, à force, devenue ces cheveux longs, recouverte, confondue, mêlée, amalgamée, enroulée, étranglée par ma longue chevelure. A partir de là je pouvais tenter n’importe quoi pour m’échapper je restais inexorablement ligotée à mes cheveux longs. Les ayant coupés très courts, un temps  j’ai cru leur échapper, quelques boucles et encore, vraiment courts, mais non, j’étais encore la fille aux cheveux longs, ceux-ci simplement déclarés absents mais restés mystérieusement liés à moi, par les boucles encore accrochées à ma tête, traces de cheveux longs suffisant à reconstituer la longueur tout entière, et de fait ils ont repoussé extrêmement vite et personne n’a rien dit car rien n’avait changé, une ombre ne nie pas le jour, j’ai toujours eu les cheveux longs, tels des ancres lourdes profondément arrimées autour de moi, plus puissantes que mes bras, plus avides que mes mains, plus fortes que ma voix, plus moi que moi.

ces choses penchées glissant dans un éboulement sans fin

Lodge KERRIGAN, « Clean, Shaven », avec Peter Greene, Etats-Unis, 1993 (durée : 79’)

« Et j’écouterais encore ce souffle lointain, depuis longtemps tu et que j’entends enfin, que j’apprendrais d’autres choses encore, à ce sujet. » Beckett, Molloy

Avec Peter, impossible de se situer, on n’est nulle part,  à l’intérieur, à l’extérieur, tout près, très loin… Expérience éprouvante que de se retrouver dans l’esprit d’un fou. L’opération réclame un ajustement, c’est-à-dire un désajustement, puisqu’il s’agit de dissocier perceptions et raison, opération faussée d’avance car elle prétend, par un acte de volonté, atteindre  un état de dérive  involontaire… Choisie, cette étrangeté peut se comprendre comme le fait de renoncer à une relation au monde consensuelle. Se nier et s’affirmer d’un seul geste, déconstruire l’identité, détailler toutes les incompatibilités qui se développent à partir d’une seule fracture. La schizophrénie s’expose en  libre accès, oppose son visage  impénétrable, dépose un bilan d’impossible altérité (aliénation). Sans artifice, sans métaphore, Clean, Shaven modèle son paysage sur  une conscience disloquée, exorbitée, puis nous invite à le parcourir. Il n’y a  pas d’arrière-plans, pas de ligne d’horizon, mais une dimension vacillante qui s’effrite en permanence : la représentation de la folie  dévoile la zone liminaire où fiction et réalité se confondent. Peter est double, en tant que tel, en tant que personnage, double négation devenant forte affirmation. Sur lui le regard blesse, se fragmente, non pas seulement le regard mais l’ouïe,  le toucher, l’existence… Entendre ce qu’il entend, grésillements de voix lointaines, injonctions mystérieuses, infrasons, ultrasons ; se crisper, éviter, agripper, frapper, réprimer. Mais que fait-on réellement ? Comment savoir ce qui se passe, ce qui est réel et ne l’est pas, subjectivement, objectivement ? Insupportable confusion. Changer d’angle, s’éloigner de Peter, entrer, par exemple, dans le cerveau de son alter ego, l’enquêteur ? Rien à faire, cet homme-là ne comprend pas davantage ce qui lui arrive, il analyse, déduit, suppose, c’est sa fonction, mais aussi il hésite, fantasme, se trouble, dérive. Concrètement, lui et Peter, ça fait juste une division supplémentaire (cf  Molloy / Moran). Est-ce à dire qu’il faut se résoudre à la cacophonie  ? Ne peut-on pas encore se raccrocher à quelque élément stable, ne serait-ce qu’à une illusion ? Régresser, trouver le moyen de vivre avec une vision partielle, incidente, affectée – créer la continuité et la maintenir. Les indices, ça se corrige, ça s’ordonne, ça se construit. En matière de schizophrénie, Lodge Kerrigan tranche avec le symbolisme fastueux de Spider (Cronenberg), ou avec la sanglante charge politique de Bug (Friedkin), Clean : Shaven (et plus tard Keane) , doit se comprendre comme une quête désespérante de récit. Mais le fou chemine dans son désordre, juxtapose des réalités incommensurables, et cette multiplicité  renvoie à une forme d’indétermination dont, en retour, la schizophrénie n’est guère qu’un symptôme. Tout est sujet à interprétation, le réel parle simultanément et confusément toutes les langues. La folie de Peter agit comme une caisse de résonance, difficile de ne pas se perdre en lui… Identification n’est pas empathie : quelque chose résiste, bien sûr on ne peut pas être fou et être spectateur de la folie ; mais alors,  comment savoir où l’on se trouve ?

« Mais c’est un son qui n’est pas comme les autres, qu’on écoute, lorsqu’on le veut bien, et que souvent on peut faire taire, en s’éloigant ou en se bouchant les oreilles, mais c’est un son qui se met à vous bruire dans la tête, on ne sait comment ni pourquoi. C’est avec la tête qu’on l’entend, les oreilles n’y sont pour rien, et on ne peut l’arrêter, mais il s’arrête tout seul, quand il veut. Que je l’écoute ou ne l’écoute pas, cela n’a donc pas d’importance, je l’entendrai toujours, le tonnerre ne saurait m’en délivrer, jusqu’à ce qu’il cesse. » Beckett, Molloy

Lodge KERRIGAN, « Clean, Shaven »

Lodge Kerrigan : « Keane » : Zones extérieures d’enfermement

Lodge Kerrigan : « Claire Dolan » (1997)

William Friedkin, « Bug » (2006)

David Croneneberg, « Spider », (2002)

Pierre et le loup

Naturellement, Pierre et les animaux se parlent des yeux, c’est un langage à la fois plus immédiat et plus sincère que n’importe quel autre système. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Pierre les a si grands, si bleus : c’est une invitation à y aller, là, tout au fond, jusqu’à l’âme, jusqu’au cristal de la  sensibilité, mais aussi de la solitude. Qu’on se rassure, il ne s’agit pas d’une nième adaptation de l’œuvre de Prokofiev, Pierre et compagnie ne tiennent pas à nous apprendre les familles d’instruments, et leur histoire ne vise pas tant à nous amuser qu’à nous faire réfléchir, discrètement, habilement. Le caractère étrange de l’animation compense  avec grâce ce que  l’œuvre a, semble-t-il, perdu  en familiarité… D’abord l’image se suffit à elle-même, exit le narrateur ; ensuite ça commence par des bruitages, qui reviennent dès que la présence de l’orchestre n’est plus requise. La musique se laisse désirer, si bien qu’on cesse de l’attendre, et lorsqu’elle arrive enfin, c’est comme si on ne l’avait jamais vraiment entendue, scintillante, espiègle, nerveuse, équivalent sonore des gestes qu’elle souligne, de la nature qu’elle rehausse, des ennuis qu’elle annonce… Car la joie de jouer n’est pas sans revers et c’est la noirceur, la cruauté qu’il faut prendre sur soi – celle du loup n’étant pas la pire – l’avidité, la violence des hommes. En ce sens, Pierre rappelle un peu le petit garçon, fragile et futé, du Ballon Rouge, comment protéger ceux qu’on aime ? Voilà ce que nous apprennent les petits garçons : dans ce mur de chagrin que dressent devant nous la violence et la bêtise, il y a toujours moyen de pratiquer une ouverture, pas grand chose, une ouverture à hauteur de petit garçon, ensuite il suffit de passer à travers, derrière le mur c’est là que se trouve la liberté.

Suzie TEMPLETON, « Pierre et le loup », (Grande-Bretagne, Pologne, Norvège, 2006 – durée : 33’)

« Le Ballon Rouge »,  Albert Lamorisse

Autres versions de « Pierre et le loup » à la médiathèque.

Site officiel de Suzie Templeton

(Le poète) à l’ombre de la jeune fille en fleur

Un trouble sans lendemain, une émotion réfléchie, dont nulle promesse ne découle,  nulle attente, un désir à saisir – dans l’instant.  Ensemble, ils ont la sagesse vive des jeunes gens, l’intuition triomphale, la capacité de sentir sans savoir, de comprendre sans connaître. Contre le temps ils ont l’intensité, contre la finitude ils n’ont rien. Dans leur jardin les saisons se surpassent, énoncent des symboles ; pour eux seuls la nature se raconte, s’émerveille de fleurs et d’herbes douces, de neige laineuse, de pluie soyeuse ; dans leur forêt les arbres ombrent le silence qui dérive des lèvres éprises. Entre la rencontre idéalement banale et la séparation des corps non des âmes, ils auront échangé, mieux que vains vœux sacrés, savoirs et langages. Et désormais  lui, concret de fièvre,  froisse l’étoffe la laissant respirer, entre ses doigts crisser ; désormais  elle, dans sa solitude encore habitée, prononce ses mots à lui. Ensemble ils forment et figurent la poésie, et celle qui se traîne auprès d’eux n’est que trace appauvrie de  ce qu’elle doit être, de ce qu’elle est quand elle se met à exister –  l’infini à la place du vide,  l’image à la place de la pensée, le cri à la place du verbe, l’extase à la place de la chair.

Pour les amoureux de la poésie :  Bright star de Jane Campion,  avec Abbie Cornish et Ben Whishaw (USA, Angleterre, Australie, 2006 – durée : 1h59)

Filmographie de Jane Campion à la médiathèque

Robinson : du silence et des signes

« (…) me revient à l’esprit le personnage de Robinson, son fol sillage dans le sable craignant de perdre l’usage de son nom mais cherchant dans le déplacement des signes ainsi tracés sous ses pas, la possibilité de ne pas sombrer au bord du silence entrevu à même le langage, dans la séparation des pas comme des mots. N’ayant personne à qui parler, on déplace sans cesse la frontière des signes, on en diffère le sens dans les parcours homonymes de la ressemblance. Et je me rappelle que nous avons parlé de cette folle écriture de signes lancés comme des reliques le long d’une langue oblique en laquelle on sent affleurer toutes les autres. » Jean-Clet Martin, « Carte postale pour Derrida », 05/02/10, texte intégral sur son blog

Précédemment : Plus Robinson que lui (Kafka)

Vains oracles de vidéo-surveillance

Andrea ARNOLD, « Red road », Cineart, 2006, Grande-Bretagne / Danemark (durée : 113’)

« Et pour bien voir, il faut le trou de la serrure, le petit pertuis parmi les feuilles, tout ce qui empêche d’être vu et en même temps ne livre des objets que des fragments à la fois », Beckett, « Molloy »

Imaginez que vous êtes  dans une ville équipée d’un système de vidéo-surveillance, des caméras à tous les coins de rue, montées sur les feux de signalisation, accrochées aux maisons, parfois visibles, souvent non, qui détectent le mouvement et sont capables de s’orienter, d’accompagner vos déplacements. Comment vous sentez-vous ? En sécurité, mal à l’aise ? Comment négociez-vous les notions de vide et de solitude, d’espace intérieur et extérieur? Allez-vous modifier votre comportement, vous abstenir, vous surveiller, vous corriger ? Probablement un peu, au début, puis vous n’y penserez plus, l’habitude ne tardera pas à atténuer vos appréhensions. Filmer tout le monde ça revient à ne filmer personne… Peut-être irez-vous jusqu’à réévaluer la situation, surtout si cette ville, bien que réelle, vous la découvrez au-travers d’un écran de cinéma.  Si vous n’êtes pas résident de Glasgow, il y a de grandes chances pour que votre jugement reste purement cinématographique. Rentrer dans un film suppose que l’on oublie l’écran, que les micros, les fils, les effets soient effacés et, bien sûr, que les caméras disparaissent. Seulement dans Red road, les caméras font partie du dispositif fictionnel, impossible de ne pas en tenir compte, elles sont le moteur de l’intrigue, un moteur un peu pervers pour une intrigue un peu perverse, ça s’équilibre. Sous cet angle, le principe gagne en intensité, en ambivalence, il se complique ne serait-ce que parce l’image passe par des écrans intermédiaires qui s’interposent entre la fiction et le spectateur. Narcissique, anxiogène ou instrument de mise en abyme, la vidéo-surveillance au cinéma creuse l’interstice entre réel et fiction en y introduisant des jeux de reflets. Cette problématique, Andrea Arnold ne l’attaque pas frontalement, elle l’insinue  de façon presque organique.

Tout commence du point de vue de l’opératrice, Jackie, une femme entre deux âges, seule, introvertie, un physique ambigu, incertain, et un visage qui s’épanouit devant les écrans – un  épanouissement par aliénation,  absorption d’images, ici de séquences urbaines, êtres captés, un homme qui promène son chien, une fille qui attend, un couple qui s’aime la nuit… Le regard bienveillant de Jackie transmet une représentation très partiale de la vidéo-surveillance, presque une idéalisation : reflet du cinéaste (ou du documentariste), l’opératrice devient poète, son regard défait les apparences, illumine, dévoile, révèle. Le cinéma condense le réel, que ce soit pour en accentuer la laideur ou l’éclat, et il faut bien que la vidéo-surveillance se confonde à lui pour produire à son tour une semblable décantation. Au-delà de cette brève épiphanie, le procédé commence à dévier. L’observation cesse d’être pour  Jackie une source d’émerveillement (c’est-à-dire une vie par procuration),  et devient l’instrumentarium de ses fantasmes. Mais l’altération de l’empathie en intérêt ne vient-elle pas comme la conséquence logique d’une position intenable ? Le glissement s’effectue en deux temps : un premier temps cinématographique (la vidéo-surveillance se substitue à la réalisation), un second temps fictionnel (la vidéo-surveillance se subjectivise, amorce et constitue une histoire). A ce stade, le détournement des caméras rend à nouveau leur présence problématique. Red road ne fait pas de procès, le procès se fait de lui-même ; la neutralité de la réalisatrice quant à l’enjeu sociétal  nous force à prendre parti contre un système facilement dévoyé, et surtout inefficace. Le mal échappe à toute anticipation, à toute prévoyance, comme si, ironie tragique, il devançait toujours sa manifestation…  (thème aussi vieux que la tragédie grecque*, réactualisé par Philip K. Dick dans Minority Report). Ce qui s’inscrit sur les écrans n’est jamais qu’un assemblage de fragments, le réel mis en morceaux, lacunaire. L’inscription redondante des caméras dans la fiction  démultiplie son potentiel. Red Road expose la distance troublante qui sépare le réel de ses captures, écart ou décalage, espaces dérobés, secrets, desquels naissent des narrations, des tentations, des intrigues forcément dangereuses, imprévisibles et incontrôlables.

* analogie un peu sauvage : je pense aux oracles de l’Antiquité qui, même écoutés, même suivis, n’empêchent  pas que leurs prédictions se réalisent… Les mises en garde sont des provocations.

Autre film d’Andrea Arnold : « Fish Tank »

Andrea ARNOLD, « Red road »