« Qu’est-ce qu’un rêve ? Une suite composée par le hasard, une succession de scènes triviales ou tragiques, statiques ou viatiques, fantastiques ou familières, qui nous montrent des événements plus ou moins vraisemblables rapiécés de détails grotesques et font rejouer les morts dans des mises en scène nouvelles. » Vladimir Nabokov, « Ada ou l’ardeur ».
Jérôme Bosch, Le jardin des délices (l’Enfer)
– qui, chez Nabokov, devient Ardis.
Il suffirait, dans la définition ci-dessus, de substituer au mot rêve celui de roman pour que transparaisse la somptueuse architecture d’Ada ou l’ardeur, dont la sophistication n’est que trompe-l’œil destiné à émouvoir et prêter un faux relief à son formalisme extrême. Fondé sur la conviction qu’une rose ne peut se transformer en lapin blanc, et l’envie que cela se produise justement parce que c’est impossible – envie de voir le lapin surgir inopinément du chapeau – le succès d’un tour de magie repose sur le dévoiement de l’adhésion, trouble de la limite entre consentement lucide et fascination. Et il n’est pas jusqu’au hasard dont l’évocation ne participe à la croyance que le roman doit en quelque sorte représenter l’auteur (surtout son inconscient), et que, par une transitivité plus ou moins tortueuse, il doit par conséquent refléter le lecteur. Sous cet angle étroit, la valeur d’un livre réside dans le potentiel réverbérant de ses profondeurs, même si ce narcissisme renvoie plus largement à ce que l’on nomme naïvement la vie. Avec Nabokov, le roman se travaille en long, en large et en surface, il ressemble à un rêve parce qu’il échappe aux conventions, dans lesquelles on tente ensuite de le faire rentrer par la porte arrière. Le rêve, une entrée de service ? Sur cela, Ada fait illusion, comme font illusion les images un peu trop belles, les idées un peu trop audacieuses et surtout, les histoires un peu trop indécentes. Construit sur une structure imaginaire, sous les strates dissidentes de l’invention, Ada s’offre aux lectures multiples et les trompe toutes sans exception ; beauté volage, ni son corps ni son intellect ne peuvent se contenter d’un seul amant, elle s’envole triomphale dans le rire sournois de son auteur lui-même moqué par sa créature. Que doit-on prendre au sérieux dans le fouillis très organisé d’un roman aussi long que jouissif ? Tout et rien : la réponse s’impose tel un verre de rire dans lequel les larmes sont de l’huile en suspension ; la tragédie surnage, le grotesque décante, et inversement : c’est ainsi que les esprits les plus sensibles sont aussi les plus enclins à la dérision. Non seulement Nabokov ne se laisse pas interpréter, mais il déforme ce qu’il pense, ce qu’il connaît, ce qu’il cherche, ce qu’il adore pour en faire des sujets autonomes. Quand l’univers d’un écrivain lui ressemble trop, l’effondrement de l’un menace d’entraîner la dépression de l’autre, or, il faut bien le rappeler, Nabokov se prétendait écrivain comblé – avec un rictus.
Nulle ingratitude de sa part envers les Etats-Unis qui, à ses yeux cosmopolites, n’étaient peut-être qu’un pays d’accueil parmi d’autres dans la longue liste de ses exils – France, Angleterre, Allemagne, Suisse : qu’importe le pays disait-il, seuls comptent le calme, la proximité des papillons et la fiabilité de la poste – nulle ingratitude dans ce dévoiement qu’est l’uchronie, plaisir purement littéraire qui consiste à faire d’une grande puissance l’improbable annexion de sa rivale, (Ada, publié en 69, a été rédigé en pleine guerre froide). Ce pourrait être l’expression jubilatoire d’une sincère reconnaissance de sa part que d’assimiler son Amérique à sa Russie, berceau idyllique d’une enfance privilégiée. En s’appropriant les lieux pour en faire des territoires romanesques, il dilate et déréalise : l’espace devient surface. Après tout, l’histoire ainsi renversée demeure étrangère à toute manœuvre géopolitique, les Etats-Unis (rebaptisés Vineland), sont un innocent paradis (un enfer) où l’on se pourlèche de caviar, s’enivre au champagne et s’adonne à d’incestueuses débauches champêtres. Nabokov fait subir de semblables distorsions à son savoir, le roman n’est pas le lieu de la science mais (petit ricanement), de ses pratiques imaginaires. L’entomologiste décrit des papillons scientifiquement possibles mais inexistants ; le grand maître des échecs reste maître d’un échiquier devenu impossible, et chaque domaine abordé, chaque territoire, chaque discipline génère une multitude de détails, digressions et mises en abyme, qui s’étalent voluptueusement, s’écoulent et se mélangent sur les parois de verre du roman. Le rêve se livre au jeu, le jeu s’unit au langage, le langage s’adonne aux langues plurielles, anglais, russe, français, les langues déplient de nouveaux lexiques, syllabes sucrées, consonnes tranchantes, étymologies perfides, plaisanteries dodues, de la tête à l’estomac en dessous de la ceinture : les mots sont la chair ô combien sensuelle et désirable d’Ada…
Et là-dessus s’épanche essentiellement l’amour, le triple inceste, le triangle amoureux le plus banal, le plus trivial, le plus trituré qui puisse se concevoir dans l’histoire du roman d’amour… Certes, ce n’est pas Nabokov qui le dit mais bien moi : quels amants littéraires ne sont pas incestueux, tous nés du même esprit dans le même écrit ? Si l’on se braque sur la moralité des Lolitas et les Ada, c’est l’écriture qu’on démoralise. Le livre préféré de Nabokov : Ulysses, de Joyce. Pourquoi donc voudrait-on analyser Ada comme un Balzac ? Sans intérêt. Ni psychologie ni sociologie ni vraisemblance : ici les personnages n’évoluent pas, ils macèrent, et l’amour fermente, il bouillonne, crépite, parce qu’il se donne du plaisir avant tout à lui-même. Un amour consistant, sombre liquide mi-vin mi-venin. Comme Ada, davantage concept que personnage : le nom mâtiné d’enfer (iz ada, en russe), le corps référentiel (peintures, sculptures), les tenues hybrides, les poses suggestives, les talents éclectiquement incompatibles, les métiers, les discours pseudo-savants… Je parle ici d’Ada en tant que condensé charnel du roman. En matière de personnages, il faudrait aussi mentionner Lucette, la petite sœur, préférée de l’auteur et de moi-même, beaucoup plus intéressante qu’Ada, et Demon, leur père, qui, bien qu’intervenant très peu dans l’histoire, déploie sur elle l’ombre mythique du demon russe, ange déchu, ange lourd de Lermontov à Dostoïevki (et tous les diablotins libidineux de Gogol à Boulgakov) en passant par Vroubel… Arrêtons-là cette énumération fastidieuse, le roman vaut mieux que ce qu’on peut en dire, et Nabokov en premier l’avait bien compris, lequel était passé maître dans l’art de noyer ses critiques sous la moire d’anecdotes plus ou moins sérieuses, plus ou moins douteuses. Arrêtons-là et contentons-nous de revoir Apostrophe (émission de 1975), l’espièglerie d’un Pivot tout émoustillé, les facéties d’un écrivain qui cache des fiches-réponses derrière une clôture de livres, qui sirote un whisky déguisé en thé : c’est le meilleur prolongement provisoire que l’on puisse donner à une expérience littéraire aussi forte. Et puis, s’agissant d’un roman qui s’ouvre sur une généalogie des plus soporifique et s’achève sur son propre résumé-panégyrique, autant comme lui paresseusement sous-entendre « bien des choses encore ».
Extrait : Van parle de et avec Ada, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne – pp. 749-750 (édition Folio).
« Nirvana, Nevada, Vaniada. A propos, ne devrais-je pas ajouter, mon Ada, que ce n’est que lors de notre toute dernière entrevue, peu après mon cauchemar prématuré – je veux dire prémonitoire – sur le thème de « qu’en serrant… », que mon pauvre mannequin de mère m’a appelé par mon petit nom, Vania, Vanucha – elle ne l’avait jamais fait auparavant, c’était si singulier, si tend… (la voix se perd, les radiateurs tintent).
« Mannequin de mère » … en riant. » Les anges aussi ont des balais… pour balayer les images horribles de notre âme. Ma nurse noire avait une dentelle suisse de blanches lubies. »
Brusque glace dévalant le chéneau : stalactite au cœur brisé.
Dans leur mémoire conjointe étaient enregistrées et repassées les premières pensées qu’ils accordèrent à l’étrange notion de mort. Il y a une scène qu’il serait plaisant de rejouer sur la toile de fond verte et mobile de l’un de nos décors d’Ardis. Le dialogue sur la « double garantie » dans l’éternité. Commencer juste avant cela.
« Je sais qu’il y a un Van dans le Nirvana. Je serai avec lui dans les profondeurs moego ada, de mon Enfer », dit Ada.
« Oui, oui » (ici, effets d’oiseaux, et branches qui acquiescent et ce que tu appelais alors des « gouttes d’or ».)
« En tant qu’amants et frère et sœur, s’écria-t-elle, nous avons une chance double d’être ensemble dans l’éternité, dans la terralité. Quatre paires d’yeux au paradis !
– Gentil, gentil », dit Van.
Quelque chose dans le genre. Il y a une grande difficulté. L’étrange miroir miroitant qui figure la mort ne doit pas apparaître trop vite dans notre chronique, et pourtant il faut qu’il imbibe les premières scènes d’amour. Difficile, mais pas insurmontable (je sais faire n’importe quoi, danser le tango et les claquettes sur mes deux fantastiques mains). A propos, qui est-ce qui meurt le premier ?
Ada. Van. Ada. Vaniada. Personne ».
(…) En fait, cette question de qui précédera l’autre dans la mort n’a plus guère d’importance maintenant. Je veux dire que le héros et l’héroïne devraient être si proches l’un de l’autre au moment où commence l’horreur, si organiquement proches, qu’ils s’enchevêtrent, s’entrecroisent et s’entresouffrent, et que même si la fin de Vaniada est racontée dans l’épilogue, nous, auteurs et lecteurs, soyons incapables de discerner (myopes, myopes) quel est celui qui survit à l’autre, Dava ou Vada, Anda ou Vanda. »
Vladimir Nabokov chez Bernard Pivot (en 1975, à l’occasion de la publication de la traduction française d’Ada)