Incitation

Sans cette attente dénuée d’objet – à quoi bon ? Partant de là où je suis non d’où je viens, lieux malléables relevant de l’émotion, je ne désire rien tant que de jouer l’inquiétude contre l’accoutumance, à moi de découdre la déchirure anticipée, de provoquer le diable dans les détails, les détails en inutile collection, précis de décomposition pour savantes colonies hypnophages, à moi donc d’inventer ce qui vient, vertige de l’autre, de l’inassimilable, de l’intact en trames indéroulées, bien serrées, luisantes, immaculées. Et s’il le faut, accepter que je m’effondre, que je m’effrite, juste ici, au seuil de moi-même. Au-delà tout accès qui m’éblouit est un premier pas.

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Ada ou l’ardeur

« Qu’est-ce qu’un rêve ? Une suite composée par le hasard, une succession de scènes triviales ou tragiques, statiques ou viatiques, fantastiques ou familières, qui nous montrent des événements plus ou moins vraisemblables rapiécés de détails grotesques et font rejouer les morts dans des mises en scène nouvelles. » Vladimir Nabokov, « Ada ou l’ardeur ».

Jérôme Bosch, Le jardin des délices (l’Enfer)
– qui, chez Nabokov, devient Ardis.

Il suffirait, dans la définition ci-dessus, de substituer au mot rêve celui de roman pour que transparaisse la somptueuse architecture d’Ada ou l’ardeur, dont la sophistication n’est que trompe-l’œil destiné à émouvoir et prêter un faux relief à son formalisme extrême. Fondé sur la conviction qu’une rose ne peut se transformer en lapin blanc, et l’envie que cela se produise justement parce que c’est impossible – envie de voir le lapin surgir inopinément du chapeau – le succès d’un tour de magie repose sur le dévoiement de l’adhésion, trouble de la limite entre consentement lucide et fascination. Et il n’est pas jusqu’au hasard dont l’évocation ne participe à la croyance que le roman doit en quelque sorte représenter l’auteur (surtout son inconscient), et que, par une transitivité plus ou moins tortueuse, il doit par conséquent refléter le lecteur. Sous cet angle étroit, la valeur d’un livre réside dans le potentiel réverbérant de ses profondeurs, même si ce narcissisme renvoie plus largement à ce que l’on nomme naïvement la vie. Avec Nabokov, le roman se travaille en long, en large et en surface, il ressemble à un rêve parce qu’il échappe aux conventions, dans lesquelles on tente ensuite de le faire rentrer par la porte arrière. Le rêve, une entrée de service ? Sur cela, Ada fait illusion, comme font illusion les images un peu trop belles, les idées un peu trop audacieuses et surtout, les histoires un peu trop indécentes. Construit sur une structure imaginaire, sous les strates dissidentes de l’invention, Ada s’offre aux lectures multiples et les trompe toutes sans exception ; beauté volage, ni son corps ni son intellect ne peuvent se contenter d’un seul amant, elle s’envole triomphale dans le rire sournois de son auteur lui-même moqué par sa créature. Que doit-on prendre au sérieux dans le fouillis très organisé d’un roman aussi long que jouissif ? Tout et rien : la  réponse s’impose tel un verre de rire dans lequel les larmes sont de l’huile en suspension ; la tragédie surnage, le grotesque décante, et inversement : c’est ainsi que les esprits les plus sensibles sont aussi les plus enclins à la dérision. Non seulement Nabokov ne se laisse pas interpréter, mais il déforme ce qu’il pense, ce qu’il connaît, ce qu’il cherche, ce qu’il adore pour en faire des sujets autonomes. Quand l’univers d’un écrivain lui ressemble trop, l’effondrement de l’un menace d’entraîner la dépression de l’autre, or, il faut bien le rappeler, Nabokov se prétendait écrivain comblé –  avec un rictus.

Nulle ingratitude de sa part envers les Etats-Unis qui, à ses yeux cosmopolites, n’étaient peut-être qu’un pays d’accueil parmi d’autres dans la longue liste de ses exils –  France, Angleterre, Allemagne, Suisse : qu’importe le pays disait-il, seuls comptent le calme, la proximité des papillons et la fiabilité de la poste – nulle ingratitude dans ce dévoiement qu’est l’uchronie, plaisir purement littéraire qui consiste à faire d’une grande puissance l’improbable annexion de sa rivale, (Ada, publié en 69, a été rédigé en pleine guerre froide). Ce pourrait être l’expression jubilatoire d’une sincère reconnaissance de sa part que d’assimiler son Amérique à sa Russie, berceau idyllique d’une enfance privilégiée. En s’appropriant les lieux pour en faire des territoires romanesques, il dilate et déréalise : l’espace devient surface. Après tout, l’histoire ainsi renversée demeure étrangère à toute manœuvre géopolitique, les Etats-Unis (rebaptisés Vineland), sont un innocent paradis (un enfer) où l’on se pourlèche de caviar, s’enivre au champagne et s’adonne à d’incestueuses débauches champêtres. Nabokov fait subir de semblables distorsions à son savoir, le roman n’est pas le lieu de la science mais (petit ricanement), de ses pratiques imaginaires. L’entomologiste décrit des papillons scientifiquement possibles mais inexistants ; le grand maître des échecs reste maître d’un échiquier devenu impossible, et chaque domaine abordé, chaque territoire, chaque discipline génère une multitude de détails, digressions et mises en abyme, qui s’étalent voluptueusement, s’écoulent et se mélangent sur les parois de verre du roman. Le rêve se livre au jeu, le jeu s’unit au langage, le langage s’adonne aux langues plurielles, anglais, russe, français, les langues déplient de nouveaux lexiques, syllabes sucrées, consonnes tranchantes, étymologies perfides, plaisanteries dodues, de la tête à l’estomac en dessous de la ceinture : les mots sont la chair ô combien sensuelle et désirable  d’Ada

Et là-dessus s’épanche essentiellement l’amour, le triple inceste, le triangle amoureux le plus banal, le plus trivial, le plus trituré qui puisse se concevoir dans l’histoire du roman d’amour… Certes, ce n’est pas Nabokov qui le dit mais bien moi : quels amants littéraires ne sont pas incestueux, tous nés du même esprit dans le même écrit ? Si l’on se braque sur la moralité des Lolitas et les Ada, c’est l’écriture qu’on démoralise. Le livre préféré de Nabokov : Ulysses, de Joyce.  Pourquoi donc voudrait-on analyser Ada comme un Balzac ? Sans intérêt. Ni psychologie ni sociologie ni vraisemblance : ici les personnages n’évoluent pas, ils macèrent, et l’amour fermente, il bouillonne, crépite, parce qu’il se donne du plaisir avant tout à lui-même. Un amour consistant, sombre liquide mi-vin mi-venin. Comme Ada, davantage concept que personnage : le nom mâtiné d’enfer (iz ada, en russe), le corps référentiel (peintures, sculptures), les tenues hybrides, les poses suggestives, les talents éclectiquement incompatibles, les métiers, les discours pseudo-savants… Je parle ici d’Ada en tant que condensé charnel du roman. En matière de personnages, il faudrait aussi mentionner Lucette, la petite sœur, préférée de l’auteur et de moi-même, beaucoup plus intéressante qu’Ada, et Demon, leur père, qui, bien qu’intervenant très peu dans l’histoire, déploie sur elle l’ombre mythique du demon russe, ange déchu, ange lourd de Lermontov à Dostoïevki (et tous les diablotins libidineux de Gogol à Boulgakov) en passant par Vroubel… Arrêtons-là cette énumération fastidieuse, le roman vaut mieux que ce qu’on peut en dire, et Nabokov en premier l’avait bien compris, lequel était passé maître dans l’art de noyer ses critiques sous la moire d’anecdotes plus ou moins sérieuses, plus ou moins douteuses. Arrêtons-là et contentons-nous de revoir Apostrophe (émission de 1975), l’espièglerie d’un Pivot tout émoustillé, les facéties d’un écrivain qui cache des fiches-réponses derrière une clôture de livres, qui sirote un whisky déguisé en thé : c’est le meilleur prolongement provisoire que l’on puisse donner à une expérience littéraire aussi forte. Et puis, s’agissant d’un roman qui s’ouvre sur une généalogie des plus soporifique et s’achève sur son propre résumé-panégyrique, autant comme lui  paresseusement sous-entendre « bien des choses encore ».

Extrait : Van parle de et avec Ada, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne – pp. 749-750 (édition Folio).

« Nirvana, Nevada, Vaniada. A propos, ne devrais-je pas ajouter, mon Ada, que ce n’est que lors de notre toute dernière entrevue, peu après mon cauchemar prématuré – je veux dire prémonitoire – sur le thème de « qu’en serrant… », que mon pauvre mannequin de mère m’a appelé par mon petit nom, Vania, Vanucha – elle ne l’avait jamais fait auparavant, c’était si singulier, si tend… (la voix se perd, les radiateurs tintent).

« Mannequin de mère » … en riant. » Les anges aussi ont des balais… pour balayer les images horribles de notre âme. Ma nurse noire avait une dentelle suisse de blanches lubies. »

Brusque glace dévalant le chéneau : stalactite au cœur brisé.

Dans leur mémoire conjointe étaient enregistrées et repassées les premières pensées qu’ils accordèrent à l’étrange notion de mort. Il y a une scène qu’il serait plaisant de rejouer sur la toile de fond verte et mobile de l’un de nos décors d’Ardis. Le dialogue sur la « double garantie » dans l’éternité. Commencer juste avant cela.

« Je sais qu’il y a un Van dans le Nirvana. Je serai avec lui dans les profondeurs moego ada, de mon Enfer », dit Ada.

« Oui, oui » (ici, effets d’oiseaux, et branches qui acquiescent et ce que tu appelais alors des « gouttes d’or ».)

« En tant qu’amants et frère et sœur, s’écria-t-elle, nous avons une chance double d’être ensemble dans l’éternité, dans la terralité. Quatre paires d’yeux au paradis !

– Gentil, gentil », dit Van.

Quelque chose dans le genre. Il y a une grande difficulté. L’étrange miroir miroitant qui figure la mort ne doit pas apparaître trop vite dans notre chronique, et pourtant il faut qu’il imbibe les premières scènes d’amour. Difficile, mais pas insurmontable (je sais faire n’importe quoi, danser le tango et les claquettes sur mes deux fantastiques mains). A propos, qui est-ce qui meurt le premier ?

Ada. Van. Ada. Vaniada. Personne ».

(…) En fait, cette question de qui précédera l’autre dans la mort n’a plus guère d’importance maintenant. Je veux dire que le héros et l’héroïne devraient être si proches l’un de l’autre au moment où commence l’horreur, si organiquement proches, qu’ils s’enchevêtrent, s’entrecroisent et s’entresouffrent, et que même si la fin de Vaniada est racontée dans l’épilogue, nous, auteurs et lecteurs, soyons incapables de discerner (myopes, myopes) quel est celui qui survit à l’autre, Dava ou Vada, Anda ou Vanda. »

Vladimir Nabokov chez Bernard Pivot (en 1975, à l’occasion de la publication de la traduction française d’Ada)

Si tu souris c’est pour mieux m’envahir

Capitale de la douleur par Anna Karina dans Alphaville« Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard »

Capitale de la douleur par Anna Karina dans Alphaville 4« – Amoureux ? Qu’est-ce que c’est ?

– Ça.

Alphaville 15– Non, ça je connais ; c’est la volupté.

Alphaville 18– La volupté est une conséquence, elle n’existe pas sans l’amour.

– Alors l’amour, c’est quoi ?

Alphaville 14

Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres, le silence, nos paroles, la lumière qui s’en va, la lumière qui revient, un seul sourire pour nous deux, pas besoin de savoir, j’ai vu la nuit créer le jour sans que nous changions d’apparence, ô bien aimée de tous et bien aimée d’un seul, en silence ta bouche a promis d’être heureuse, de loin en loin dit la haine, de proche en proche dit l’amour, par la caresse, nous sortons de notre enfance, je vois de mieux en mieux la forme humaine comme un dialogue d’amoureux, le cœur n’est qu’une seule bouche, toutes les choses au hasard, tous les mots dits sans y penser, les sentiments à la dérive, les hommes tournent dans la ville, le regard, la parole et le fait que je t’aime, tout est en mouvement, il suffit d’avancer pour vivre, d’aller droit devant soi, vers tout ce que l’on aime, j’allais vers toi, j’allais sans fin vers la lumière, si tu souris, c’est pour mieux m’envahir, les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard. »

Alphaville 4

Alphaville 2

 

Photos et dialogue d’ « Alphaville », de J. L. Godard, avec Anna Karina et Eddy Constantine, 1965

Texte d’après Eluard, « Capitale de la douleur ».

Alphaville 19

je n’écoute pas le Temps lui-même mais le sang qui circule dans mon cerveau

A propos de : Georgy CATOIRE (1861-1926), « Œuvres pour violon et piano », L. A. Breuninger et Anna Zassimova, CPO , 2009

Isaac Levitan, 1883

Ces quelques pièces sauvées de l’oubli viennent à reproduire organiquement les teintes blêmies des choses délaissées, ces sonate, poème, élégie rappellent des paysages que le lointain semble pâlir mais qui, vus de près, d’une texture diffuse et floue, ne se précisent pas davantage, et cet effet n’est pas dû à la trahison du temps sur son propre matériau musical, mais à une disjonction foncière faisant que certaines œuvres, dès leur naissance, sont déjà anachroniques. Un compositeur n’a pas à être « de son temps », il suffit qu’il soit « de la musique », truisme s’il en est sauf que, pour Georgy Catoire, cette évidence revêt un sens particulier. Russe de lointaine ascendance française (d’où le nom…), son appartenance à la noblesse devait lui donner accès à une formation musicale de qualité, non moins distinguée que naturelle dans sa classe, raison pour laquelle il ne serait pas venu à l’esprit du jeune homme de se prévaloir de ses aptitudes pourtant exceptionnelles. Aussi les bonnes dispositions de Georgy pour la musique auraient-elles dû décroître avec l’âge si son assiduité à en faire pour lui-même et pour ses proches n’avait eu raison du cours programmé de sa vie – d’une éducation  devant tout naturellement le mener, à la fin de ses études de mathématique, à reprendre les affaires de son père. Or, quelques rencontres-clé – dont une audience très stimulante auprès du grand Tchaïkovski – ainsi que des voyages, l’opportunité d’affiner ses connaissances sous la tutelle d’illustres professeurs, firent que ce qui n’était jusqu’alors qu’un agrément, par la force des choses devint un métier. Mais alors, le manque d’ambition qui avait – et n’avait pas – présidé au choix de sa carrière, devait trouver un écho décisif dans sa trop grande discrétion, laquelle est certainement cause de l’oubli dans lequel il se trouve à présent, oubli également motivé par une certaine originalité – qui est plutôt absence d’originalité. Indifférent aux avant-garde, aux multiples essais et expériences esthétiques qui motivent ses contemporains, (mais d’autres moins), Georgy Catoire privilégie ce qu’il maîtrise par-dessus tout : l’harmonie. Que ce soit dans la rédaction de traités théoriques qui, contrairement à son œuvre musicale, ne sont jamais tombés en désuétude, ou dans ses compositions consacrées, pour l’essentiel, au piano, seule prévaut la mesure – la  tempérance. Sans pour autant ânonner son classicisme, Catoire, musicalement, succède à Chopin, Scriabine, Tchaïkovski… Son inactualité se marque par un certain goût pour Wagner, découvert assez tôt lors d’un séjour à Bayreuth, et pour lequel il  garde une constante admiration en dépit du rejet dont le compositeur autrichien fait alors l’objet en Russie. Mais aussi, loin de toute innovation radicale, il aime la subtilité, la réserve, la sobriété. Et c’est une musique délicate et sensible que l’on découvre ici, une musique d’arrière-cour et de sous-bois, de celles que l’on qualifie, sans bien  comprendre ce que cela signifie, de nostalgiques et qui, même en sourdine, même écoutées distraitement, serrent le cœur d’une tristesse dont on ne connaît pas la cause. Tel le reflux d’un événement qui n’a jamais eu lieu, ces sonorités éveillent en nous la conscience de l’inaccompli et de l’inachevé, cette partie de nous-mêmes qui, loin d’être méditative ou imaginante, nous étreint, si souvent, par un immense besoin de consolation.  Les atmosphères élégiaques provoquent rarement l’apaisement qu’elles prétendent exprimer, et bien souvent c’est le contraire qui se produit, le lyrisme se fait angoissant là où des musiques plus obscures, plus âpres, nous calment, parce qu’elles s’entendent avec notre moi désespéré, et offrent à notre affliction un réceptacle assez profond. Mais s’il faut s’abandonner à l’univers singulier de Georgy Catoire, ce n’est pas sans détachement car, de la même façon qu’il s’agit, au fond, d’une musique altière et incurieuse, l’écoute peut suspendre toute gravité et s’abstraire des tristesses qui affluent.

 » (…) je n’écoute pas le Temps lui-même mais le sang qui circule dans mon cerveau (…) », Nabokov, Ada ou l’ardeur.

Georgy CATOIRE (1861-1926), « Œuvres pour violon et piano », L. A. Breuninger et Anna Zassimova, CPO , 2009.

En complément : mon article sur le futurisme russe (1908-1942) et un autre, sur Scriabine (1871-1915).

Un combat nommé désir

Marcel Broodthaers, Au-delà de cette limite (1971)

Je pourrais facilement apprécier les obstacles, et je le ferais, cela s’entend s’ils se présentaient à moi comme autant d’épreuves, je les attendrais avec plaisir, relevant le défi, évaluant à leur singularité l’intérêt de mon lendemain, et ce n’est pas sans ferveur que je les affronterais un à un, que j’en mesurerais l’invention, la pertinence, la métaphore, sachant y déceler une réplique à  hauteur de mes intentions. Hélas mes petits marchandages restent sans réponse ; me transpercent tantôt le silence, tantôt l’éclat de rire lesquels me signifient que nulle difficulté n’est une promesse, et qu’il s’agit, pour continuer, de jouir de cet absurde combat, pauvre substitut de vie que certains nomment désir. Inutile d’argumenter (j’ai lu tous les livres) cela ne me convient pas. En fouillant tout au fond de moi – il fallait le faire, plonger là-dedans, et encore aujourd’hui, travail réducteur dans le réduit – deux ou trois alternatives se sont dégagées, ni plus fluides ni plus solides que les rêves (ils auront toujours ma préférence), deux ou trois filets d’une étoffe transparente, sans ourlet, sans attaches, sans forme, tout de même plus légère que cette douce chemise (elle m’enveloppe en secret), deux ou trois ficelles dont je me sers quelquefois pour tenir tête ou du moins, quand il faut, tenir debout. Par exemple, parmi les obstacles innombrables, leurres et  prétextes, je choisis celui  – choix raisonnable, passionné, d’affinité et de douleur –  je choisis celui qui s’impose, en ce qu’il me sépare de l’essentiel, de l’inaccessible dont le manque me fait suffoquer. Cet obstacle déterminant, avec mes mains, avec mes ongles, de tout mon corps, de toutes mes forces je l’approfondis. Sachant que contaminée par mon obstination, par  ma volonté, l’entrave n’en est plus une, devient autre, inversée par la sollicitation, envahie par mon insistance, me voilà plus proche –  quoique mélangée, quoique méconnaissable et probablement infestée – de ce que je désire. Ne pouvant me résoudre à l’interdit ni renoncer au fruit défendu, je fais de la limite même mon lieu de prédilection ; ce qui n’est pas un siège parce que sans offensive, ce qui n’est pas un espoir car sans tentative. Position délicieuse que la limite où tout  devient possible et rien ne déçoit ; position vaine de contemplation sans événement, qui ne réclame que la force nécessaire pour s’abîmer, le courage de garder les yeux ouverts quand tout le reste se trouve enfermé. Et ce qu’ils nomment désir, ce combat, devient alors, au fond de cette cave,  un monde de sensations, un monde, certes latent,  déguisé, fiévreux, abondant – de déréliction.

Des ruptures (La voix humaine)

Ça devrait finir ainsi, une rupture sèche, deux morceaux d’un seul coup, dissymétriques, évidemment, mais des contours nets, sans bavure, une rupture sèche, d’emblée la distance chaque partie projetée au loin, et ce serait fini. On n’en parlerait plus. Au lieu de quoi, ça se fendille, ça se fissure, ça s’effrite peu à peu, et la portion qui se détache tant bien que mal de ce terrain accidenté, sans force s’éloigne à peine, stagne dans les environs, toute déchiquetée près de sa moitié restée en rade, et ça n’en finit pas. La chirurgie de la reconstruction ressemble à ce qu’elle laisse, brassée de linge sale, fragments abrasifs, risque de gangrène. Le temps qu’il faut à chaque partie pour faire de ce qui reste un nouveau corps, colmater, assourdir, réinventer, le temps d’émousser ces petites dents toujours affamées – ce temps-là, à quoi tient-il ? Aux moignons de souvenir qui brident l’élan, au remords de l’un, à l’espoir de l’autre ? La cicatrisation coud les lèvres de la plaie pour faire taire la douleur, elle, toujours trop bavarde, risquerait de trahir un manque impossible à combler, dont le mal d’amour n’est qu’un symptôme.

Face à la rupture, il y a deux attitudes possibles. L’une est de rester extérieur, à distance, considérer non pas le chagrin mais la banalité du chagrin, balayer la gravité par la récurrence. L’autre, sur un principe d’accumulation, consiste à s’identifier, à revivre ses propres ruptures, sentir que chacune est unique, essentielle, absolue – et de ce fait également universelle. Ces larmes sont les miennes, ce cri est le mien – à cette souffrance tendre l’oreille – le chant de la voix humaine.

Le vécu du désamour est donc commun et singulier. Cette antithèse inscrit La voix humaine dans un dispositif simple, immédiat qui, hissé sur un socle théâtral ou opératique, acquiert mécaniquement de la hauteur –  cette valorisation suffit à reconfigurer la trivialité en tragédie. L’amoureuse paraît d’abord sous le jour pitoyable d’une femme abandonnée qui s’accroche à son téléphone ; Cocteau ne lui accorde ni la complainte du sublime ni la poésie déchirante que les dramaturges font monter aux lèvres des blessés pour compenser en imagination ce qu’ils perdent en réalité… Allô! Allô, c’est toi, chéri ? Des petits riens, que fait-il, que fait-elle, quels gestes, quels vêtements, que dit-il que dit-elle – des mots insipides dans le vide… Avec le fil du téléphone comme corde sensible de communication immatérielle, ça coupe tout le temps, métaphore évidente quoique tracas fréquent dans les années trente… Allô! Allô, c’est toi, chéri ? Leitmotiv horriblement quelconque, que peut-on dire, après la rupture, que l’autre ne sache déjà, qui ne l’indiffère ? Alors, la partition de Poulenc vient recueillir l’amoureuse, l’élève de cette chambre étouffante où elle se laisse mourir, lui donne enfin les accents tragiques qui la légitiment. Le chant supplée au texte, sa substance n’est pas dans les mots, et la musique recompose l’amoureuse, son intensité n’est pas dans les larmes. Allô! Allô, c’est toi, chéri ? Ici le chant ne recouvre pas la voix, n’est pas un surcroît d’émotion sur une idée qui n’en détient pas suffisamment, au contraire la musique dénude le verbe, restitue l’émotion primordiale, encore inarticulée, le sanglot qui jaillit, et le corps de Denise Duval ne mime pas mais exprime la convulsion du manque, l’étreinte qui se referme sur le néant… Il serait vain de dissocier la musique du texte, la voix du geste dès lors qu’ils se fondent en un tout, l’amoureuse crispée sur le téléphone, figure de solitude, comme toutes les amoureuses… Par moments, ce monologue téléphonique ressemble aux conversations imaginaires qui naissent au fond de soi, lorsque l’on parle en secret, conversations idéales où l’autre nous dit exactement ce que l’on attend qu’il nous dise, parce que la pensée peut s’y exprimer sans entraves, comme cela n’arrive jamais, des heures entières d’entente fiévreuse et de réciprocité parfaite, dont l’intensité suffit à dévaloriser toute conversation réelle que l’on peut avoir par la suite… Elle cherche cela, la femme abandonnée, elle voudrait encore rêver son amour, mais le téléphone l’étrangle chaque fois, lui rappelle que l’homme au bout du fil est désormais inaccessible. Prisonnière de son désir, interdite de rêve comme de réalité, la voix humaine se brise.

Francis POULENC (1899-1963), « La voix humaine », d’après la pièce de Jean COCTEAU, interprétée par Denise DUVAL (1970, Doriane films, durée : 40’)

Concernant l’édition dvd : il s’agit d’un document historique, datant de 1970,  alors que Denise Duval, pour des raisons de santé, ne chante plus depuis quelques années. A la demande de Dominique Delouche, elle accepte de reprendre son rôle, mais en play-back sur sa propre voix, enregistrée dix ans plus tôt, lorsqu’elle portait l’opéra sur les scènes du monde entier.

Sorrow is just wore out joy

La première séquence d’Old joy illustre un été idéalement accessible, assez fade malgré la bonne réputation de l’été en général, rien qu’une langueur bien proportionnée, une aquarelle, l’ennui dans un joli cadre. Vus de près, tout à leur tâche singulière les insectes chavirent les fleurs, l’humidité allaite les végétaux, les oiseaux se replient sur un coin de toit : toutes ces petites vies obstinées se fondent dans l’illimité de l’infime. Autant d’occurrences qui échappent, pour l’essentiel, à l’attention du promeneur. Non qu’il soit inattentif, ou indifférent. Simplement la forêt subjugue ses hôtes, les absorbe sans se laisser posséder. Cela est vrai aussi pour la ville, le désert, quelque lieu que ce soit ; ces grands corps ne sont qu’étreinte et indétermination. Différent du promeneur ordinaire, le cinéma possède les moyens de sa fascination. Il furète, isole, amplifie, réinvente l’identité d’un territoire, ce qui revient à en recueillir quelques morceaux, la totalité restant insaisissable. Ensuite la précision de l’image excède les capacités du regard, et le décalage subsiste, entre une netteté irréelle (encore subjective), et la faible attention qu’elle reçoit. Dans Old joy, le paradoxe est intégré au filmage, de sorte qu’il suscite deux forêts, l’une glissant sur l’autre comme les séquences d’un rêve, sauf qu’ici, c’est l’image intérieure qui chasse l’image réelle… La forêt substantielle, trop opulente, s’estompe avec le mouvement de la marche. Les promeneurs l’effacent, la relèguent à l’arrière-plan ; parasités de préoccupations domestiques et mutuellement distraits, ils cheminent dans un brouillard végétal. Retraite équivoque, voici  la forêt mise, tantôt en valeur, tantôt en déperdition.

La marche, qui agit comme un filtre, et un catalyseur, affecte les perceptions, elle décante la pensée, la précipite, la jette dans un état de précarité. Sur ce présupposé, la trame d’Old joy est très réduite, d’une consistance presque factice : une nuit et un jour, le temps d’une randonnée, des retrouvailles entre deux amis (Mark et Kurt). Illustration même du cheminement limité, clin d’œil à l’illusion d’une vie en continu. Une lecture possible consisterait à expliciter, très schématiquement, les différences qui opposent les personnages – analyse des caractères, modes de vie et considérations sociologiques. Approche raisonnable, qui cependant tourne court. Les flux de discours qui balisent le film, débats radiophoniques, conversations, bribes téléphoniques, s’entrecroisent de telle sorte qu’ils s’annulent, se court-circuitent. Alors que s’esquisse un désordre  généralisé, l’essentiel c’est la promenade… A partir de là, Mark et Kurt rappellent d’autres couples de marcheurs, Wendy & Lucy (de la même réalisatrice), les innombrables vagabonds de Beckett, les Gerry de Gus Van Sant, le Roi de l’évasion et sa belle amoureuse, tous, évidemment sous la figure tutélaire de Don Quichotte et Sancho Pança…

Mais il faut distinguer errance (Gerry et les personnages de Beckett)  et déambulation. L’errance est sans assignation ni contrepartie – nul ailleurs, plus d’ambition, c’est le degré zéro de l’existence. L’individu a perdu sa propre trace dont il cherche encore l’écho dans l’espace dilué. La déambulation se caractérise par un va-et-vient, un aller-retour : hoquet de l’individu qui se sent disparaître, piétine, se rejette de l’intérieur à l’extérieur. Parcours concret voire trivial : les zones opposées polarisent la montée du désir, entre attachement et affranchissement. De l’un à l’autre, la marche fermente la réflexion. Dans Fish Tank, la cité s’inscrit à la limite de la banlieue où commence la campagne, une nature ingrate, sauvagerie de la friche.  Même type de paysage dans Wendy & Lucy, au bord de la voie ferrée, quelques arbres, la broussaille, les confins de la ville pour les exclus du système. Dans Old joy et dans Le roi de l’évasion, cette topographie se présente sous un jour moins sinistre, quoique encore marginalisant : la forêt est le cadre d’utopies sexuelles : source chaude, dourougne… Ces zones extérieures, extra-urbaines, vaguement sauvages et parfois belles (bien que, nous l’avons vu, la beauté du paysage ne soit pas jamais pleinement appréciée) surgissent comme un sursaut de vie, irrigué d’un désir que la forêt fait monter par métaphore. Même s’il n’y a, en réalité, pas lieu de fuir et rien à rejoindre, on s’aperçoit que la nature décrit une figure abstraite, en aparté,  une figure composée de signes, de sensations, d’éléments pourvus d’ombre et dénués de repères, dans la matière taciturne, d’empreintes pressées, abstraites car toujours déplacées. Sans destination, le cheminement des personnages devient une enjambée sur le néant, pire, un cercle vicieux. Autant laisser la terre telle quelle, laisser là les impressions visuelles et olfactives, les laisser s’insinuer, autant se laisser aller. Puisqu’à ce qu’il semble, ce n’est pas tant le lieu, forêt ou ville, qui importe, que leur différentiel, dans la distance, l’écart, le fait de se maintenir en mouvement – nommément : la marche.

Sorrow is just wore out joy : citation extraite de Old joyLa tristesse c’est de la joie usée.

Kelly REICHARDT, « Old Joy » ,« Wendy & Lucy » (photo 1 et 3)

Andrea Arnold, « Fish tank » (photo 4)

Alain Guiraudie, « Le roi de l’évasion » (photo 2)

Gus Van Sant, « Gerry »

La pudeur ou l’impudeur

« Je tiens à la vérité dans la mesure où elle permet de greffer des particules de fiction comme des  collages de pellicule, avec l’idée que ce soit le plus transparent possible. » Hervé Guibert

Trois ans, trois ans sur trente-six –  durée totale de vie – trois ans de conscience de la maladie, trois ans d’initiation, d’exploration, d’appropriation, trois ans de représentation. Ainsi La pudeur ou l’impudeur se loge dans la période sidéenne de la vie d’Hervé Guibert, tronçon final de l’œuvre que l’on aimerait, par antagonisme ordinaire, qualifier de malade voire de malsain, s’il ne s’avérait l’exact prolongement d’une entame artistique en tout point analogue à sa conclusion, autofiction née comme elle s’achève, dans l’exultation du corps. Car ni le voisinage de la mort ni la souffrance, ni même leur soigneux ouvrage de détérioration physique et mentale ne peuvent compromettre l’acuité de la sensation jointe à celle de l’épanouissement intellectuel. Pour Hervé Guibert, la maladie est une mise en acte, comme si subir revenait à décéder prématurément, à se soumettre alors même qu’il faut créer, jusqu’à la fin, rien d’autre. Trois ans de sida dans la matière, sur la table de chevet, à portée de main, chapitre par chapitre en ce qui concerne le vécu, et en désordre, dans le jaillissement du subjectif, pour ce qui est du texte. En toute occasion l’écrivain se lit plus qu’il ne se vit, en particulier Hervé Guibert. Se regarde, s’examine, se distancie. A nous de voir l’effet, le résultat – écrit (Le mausolée des amants, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le protocole compassionnel…), télévisé (Apostrophes 16/03/90, Ex libris 07/03/91), photographié ou filmé (La pudeur ou l’impudeur).

« Il faut déjà avoir vécu les choses une première fois avant de les filmer en vidéo. Sinon on ne les comprend pas, on ne les vit pas. La vidéo absorbe tout de suite et bêtement cette vie pas vécue, mais elle peut aussi faire le lien entre photo, écriture et cinéma. Avec la vidéo, on s’approche d’un autre instant, de l’instant nouveau avec, comme en superposition, dans un fondu-enchaîné purement mental, les souvenirs du premier instant.  Alors, l’instant présent a aussi la richesse du passé. » Hervé Guibert, interprète dans son film.

La trace vidéo occupe un espace paradoxal, indépendant du lieu de l’écrit, puisqu’écrire, je  cite, c’est oublier les choses, effacer par l’expression. Ce que les mots suppriment, qu’en font les images ? Chez Guibert (cas particulier), la vidéo sert à détacher le réel. Et non à déréaliser. Plutôt : arracher, couper les racines, délester, faire monter, élever. Il y a un côté naïvement éthéré dans La pudeur, le grand ciel bleu qui ouvre l’œil, le vent sympathique qui agite les branches, la ritournelle « Pierre et le loup », les voiles au plafond, la lumière tantôt traversée, tantôt déversée, l’eau qui habille la maigreur mieux que les vêtements,  les frissons, la langueur, les draps blancs désormais plus gras que la peau. Tout cet impondérable imprègne visuellement le film,  proche de l’idée du suicide, contrechamp ironique de la maladie, échappée belle et terrifiante. De ce côté-là, ça devient clinique et franchement désagréable. Les tons bleus et gris badigeonnent la dégradation, très ritualisée, du quotidien (pour la mise en scène) : ablutions précautionneuses, prises de remèdes (et de poisons), lentes dégustations de yaourts, séances de massage, consultations. Crûment exposée,  la condition physique détermine le maintien, l’allure, la gestuelle. Un corps qui a froid se recroqueville, un corps maigre se contracte, ralentit, s’affaisse. Les attitudes les plus anodines, les plus banales, prennent ici une dimension épique, ce dont Hervé Guibert a parfaitement conscience. Manger devient un acte d’une folle perversité, lorsque le bras qui porte la cuiller à la bouche est d’une monstrueuse maigreur ; la gymnastique imposée aux membres qu’on entend presque grincer de faiblesse est un manifeste de provocation,  la danse aussi. Provocation ? Du moins ce qu’il en reste car, contrairement aux livres, le sexe  jubilatoire est absent… Serait-ce là la limite  tracée, sur vidéo, entre pudeur et impudeur ? Enfin, dans cet appartement contaminé par la chambre d’hôpital, les proportions des objets sont modifiées (comme dans un cauchemar provoqué par la fièvre). La bibliothèque grandit, grossit, se répand, son ampleur se fait insolente. Elle meuble, peut-être aussi déguise-t-elle l’antichambre de la mort en sanctuaire de l’écrit. Faux arrière-plan elle tapisse le mur pour être remarquée ; immortelle elle nargue le squelette humain qui n’a pas plus d’épaisseur que la tranche d’un livre… Plus subtile que cette pesante projection de la littérature persiste non loin celle du dieu grec, le jeune homme au visage apollinien, ses boucles arrogantes qui disent le mépris du danger, l’ambition de vivre éperdument, et ses yeux dans lesquels on décèle un éclat qui semble défier les quelques jours qu’il lui reste à franchir jusqu’à la disparition, puisque à présent transcrit, photographié, enregistré, filmé, il n’a plus à craindre – sa plus grande angoisse – de n’être pas suffisamment aimé.

Hervé GUIBERT (1955-1991), « La pudeur ou l’impudeur » (1991)

A lire également sur ce blog :

« Le mausolée des amants » (1) et (2)

La voix perdue

and kiss forever in a darkness

Patrice CHEREAU, « Persécution », avec Romain Duris, Charlotte Gainsbourg, Jean-Hugues Anglade (France, 2008 – durée : 1h40)

Il y a beaucoup de trains dans les films de Chéreau, beaucoup de métros, de quais, de trottoirs. Ce sont là les zones liminaires où il va chercher la foule, prenant les individus dans la masse, c’est là qu’il rassemble, étreint, comprime – sans gommage ni mélange. L’affluence ralentissant le flux, ces lieux de circulation soudain s’engorgent, s’encombrent et se désagrègent, précipitent un retour au détail. Les « gens » n’ont pas lieu d’être avec Chéreau, il n’y a que des individus plus ou moins nombreux, plus ou moins remontés les uns contre les autres, tous différents, mais surtout hérissés, désassortis, discordants. Des êtres abrasifs, intranquilles, dont la nervosité surgit davantage de conflits intérieurs qu’elle ne s’irrite des frottements avec l’extérieur. Ainsi s’explique la séquence d’ouverture de Persécution, son agressivité paradoxalement déviante: dans un métro bondé, une femme fait la manche dans l’indifférence générale (on connaît ça : les yeux baissés, le silence) et finit par asséner une paire de gifles à la seule personne qui la regarde, qui lui sourit. Honteuse, la victime sort du métro et c’est alors que Daniel se jette sur elle, flot de paroles enfiévrées, questions, réponses, insistance maniaque, tout cela pour arracher une signification, non pas rationnelle mais morale, aux gifles qui  brûlent encore les joues de la jeune femme, évacuer le hasard, la malchance, introduire la notion de « choix ».

« Choisir » est un verbe important. Selon Daniel (Romain Duris), aimer c’est d’abord « choisir », « choisir » est ici presque synonyme du mot « élire ». Autre notion essentielle : le mérite, lequel régit les rapports sociaux, anonymes ou personnels, donner / recevoir, rien n’est gratuit, tout se paye. Cependant, si Daniel se montre dur, exigeant, sévère, c’est en premier lieu vis-à-vis de lui-même. Étranglé par son système de jugement, impérieux mais toujours défait, il analyse, retourne, interprète sans relâche, éperdu de sens et de justice, impose une explication à tout ce qui arrive, s’efforce de comprendre, de trier, d’éliminer et d’agir en conséquence. Personnage manifestement dostoïevskien (entre Raskolnikov et Ivan Karamazov), Daniel a bien sûr un double, démoniaque et haïssable, double qui veut le posséder, qui l’adore et le poursuit dans la nuit et dans la solitude. Et puis il y a Sonia (Charlotte Gainsbourg)… Sonia en apparence si douce, si fragile, incarnation de la grâce et de la rédemption. En sa présence, Daniel enfin se calme, son regard s’attendrit, on croit qu’il va se poser, enfin se reposer. Mais, différente de son homonyme de Crime et châtiment, Sonia n’est pas cette âme noble qui purifie le héros de son angoisse, c’est même plutôt l’inverse. Sonia est une femme désertée, et sa délicatesse est celle d’un voile transparent, dépourvu de forme et de contenu. Elle dit qu’elle « sent » les choses, mais pas toujours, rarement même. Pour « sentir » son amour, il faut qu’elle soit loin de lui, pour communiquer, il lui faut un téléphone, pour progresser, elle doit se déplacer, prendre des avions. Elle s’étonne – et c’est charmant – que les lieux se transforment lorsqu’elle s’y rend, le triste devient joyeux, le laid devient beau, le répugnant parvient à séduire. Dans le monde de Sonia, mou et dénué de sens, tout vacille d’un contraire à l’autre, aussi ne peut-elle se fixer nulle part ni avec personne. Entre elle et Daniel, c’est une brève épiphanie, une intersection lumineuse, enflammée, entre la rigueur et la fluidité ; l’excès de l’un vient précisément combler ce qui fait défaut à l’autre. Le retour à la normale est forcément violent, se retrouver seul, tel que l’on est, épuisé, vidé, perdu, l’amour est forcément impossible.

Magnifique à mes yeux, dans l’inachèvement des espaces (dès lors toujours ouverts) et la complexité des matières, corps incandescents et gestes précis d’une danse macabre, Persécution est pour moi l’un des plus beaux films de cette année. Et si le fait que de me « retrouver » dans certaines œuvres, certains personnages, ne m’est généralement pas nécessaire, ni cause de rejet ni cause d’appréciation, lorsque cela arrive – rarement –  comme ici, l’expérience tient du vertige. D’autant que le film se clôt sur une chanson ancienne, déjà connue, émouvante, mais réinterprétée de telle façon qu’elle me déchire le cœur, métaphore exacte d’une histoire, sans doute commune et mille fois répétée qui, parce qu’elle se greffe cette fois sur des questionnements qui  l’investissent d’une charge affective nouvelle, ou pour d’autres raisons plus mystérieuses, me bouleverse soudain comme jamais avant.

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La chanson : Antony & The Johnsons reprend « Mysteries of love », chantée par Julee Cruise dans « Blue Velvet ».

Lire aussi :  « De la maison des morts », opéra mis en scène par Patrice Chéreau inspiré de Dostoïevski.

Filmographie de Patrice Chéreau

Prendre soin

A propos de : TSAI MING LIANG, « I don’t want to sleep  alone », (Malaisie, France, Chine, dvd : Lumière, 2006 , durée : 115’)

Avec ce titre, je ne veux pas dormir seul, et le film ainsi décrit, accompagné de mots par ailleurs absents d’une trame presque muette, j’en viens à penser que prendre soin est l’une des formes usuelles qui dérivent de l’amour. C’est-à-dire l’amour, compris non pas dans ses manifestations de violence, de passion (états privilégiés autant que, par définition, instables), mais l’amour lorsqu’il résiste et se constitue en sentiment, lorsqu’il existe hors de lui-même jusqu’à durer, jusqu’à –  plus qu’émouvoir –  mouvoir : lecture scrupuleuse d’autrui, attention au détail – ombre, pli, éclat – délicatesse ajourée. En ce sens, prendre soin exprime un concept, celui d’un rapport à autrui non démonstratif, étayé de silence, de discrétion, de distance. Nul besoin d’envahir, de s’insinuer, de se prévaloir, il suffit d’observer : c’est la présence sans l’insistance. I don’t want to sleep alone traduit ce concept en actes et en images, dans une ville imprécise, traversée de flux migratoires (Kuala Lumpur), dans une atmosphère trouble – nuit, humidité, pollution –  peuplée de personnages anonymes, indéchiffrables. Un immeuble désaffecté se transforme en une forêt de ciment ; un matelas devient radeau de survie ; celui qui prend soin doit être un artisan pour les objets, un médecin pour autrui. Et donc  récurer,  lisser, couvrir, laver, nourrir… Les blessés se métamorphosent en amants d’un genre hybride, entre vie et mort, entre présence et absence, amants du fait que l’on  prend d’eux un soin très intime. Le tout fonde un peuple de naufragés, de sans-abris, de sans-papiers, de sans-argent, de sans-lendemains. Cependant nul désespoir, nulle tristesse. On prend ce qui vient, on organise le quotidien comme on peut, avec les moyens du bord, et tant pis s’il n’y a que les impasses pour s’aimer, tant pis si le corps d’autrui, familièrement manipulé, entretenu et sondé jusqu’au cœur, offre, en guise de réponse, à peine un souffle. Dans le concept de prendre soin, peu importent les proportions, la symétrie n’est pas requise et les comportements ne répondent à aucune loi, si ce n’est, parfois, à celle du désir. Car c’est là, non pas sa finalité mais, peut-être, son précieux supplément,  ce désir qui renaît en milieu ingrat, dans l’aridité et le dénuement, désir plus intense et plus efficace qu’une cicatrice.

TSAI MING LIANG, « I don’t want to sleep  alone », (Malaisie, France, Chine, dvd : Lumière, 2006 , durée : 115’)

Filmographie de Tsai Ming liang