Lou Ye, « Suzhou river », Chine, 2000 (durée 1h23)
Courant furtif sinuant dans la multitude de Shanghai, la rivière Suzhou offre ses rives et ses rêves aux populations qu’elle héberge, pêcheurs, marchands, trafiquants, artistes ; doublement manifeste, elle leur apporte ses ressources et sa mémoire de mythes et de symboles aquatiques. Le narrateur circule à un niveau intermédiaire, entre l’eau réelle et l’eau fictive. Rien d’inquiétant à ce qu’il demeure invisible : c’est lui tient la caméra. Il n’a pas de nom, est-il seulement un personnage ? Sa voix en revanche nous est familière, puisqu’il raconte son histoire, qu’il invente au fur et à mesure. Et voici : la jeune femme dont il est amoureux, Meimei, est une sirène. Le soir, parée de son flamboyant costume, elle danse au fond d’un aquarium et s’expose aux fantasmes alcoolisés des clients d’un bar miteux. Parfois, elle disparaît plus loin dans la ville, des jours et des nuits d’absence inexpliquée, comme si, féerie de la rivière, sa présence n’était jamais acquise. A son retour, boudeuse, insaisissable, passionnée, elle s’abandonne à la caméra et aux caresses du narrateur, exigeant d’être aimée aussi fort que Moudan. Commence alors un autre récit. Surgi lui aussi du gigantesque anonymat de Shanghai, Mardar est un modeste livreur qui, de temps en temps, se voit confier un chargement plus précieux, plus fragile : il s’agit de Moudan, la fille d’un riche commerçant, qu’il doit éloigner de son père lorsque celui-ci ressent le besoin – fréquent – de s’adonner à quelque divertissement intime. Moudan a le visage de Meimei, mais elle semble plus jeune, plus innocente. Les jeunes gens tombent amoureux, parcourent les rues serrés l’un contre l’autre, insouciants, s’enivrent de vodka, et Mardar offre à Moudan une poupée, une petite sirène en plastique. Hélas, Mardar, qui entretient des liens avec la pègre, reçoit l’ordre de kidnapper sa protégée, d’en faire sa prisonnière. Déçue, elle lui échappe, s’encourt à perdre haleine et se jette dans la rivière Suzhou : cherche-moi, lance-t-elle avant de se précipiter dans l’eau, je reviendrai, je serai une sirène. Et Mardar n’aura de cesse qu’il ne la retrouve jusqu’à ce que, par hasard, il rencontre Meimei déguisée en sirène. Dans l’imagination du narrateur, les deux jeunes femmes se confondent, Moudan est Meimei. Cependant, lorsque la fiction rejoint la réalité, les êtres se divisent et l’histoire se répète : Mardar et Moudan existent, peut-être, et Meimei disparaît. Le narrateur va-t-il partir à sa recherche ?
A l’image, tout est très simple et intelligible, l’enchevêtrement des différents fils narratifs épouse la fluidité de la rivière qui les transporte. Quelques affinités avec Vertigo ne devraient pas voiler les qualités propres de Suzhou river, œuvre infiniment personnelle d’un cinéaste qui, de film en film, imagine plutôt qu’il n’expose, laissant filer sa caméra le long des rebords, des rives, des rues. Il effleure et ne prétend pas montrer ; sa retenue, ni fuite ni renoncement, se traduit en poésie visuelle. Le réel afflue par ces canaux secondaires que sont les personnages, les lieux, les livres, l’écoulement sensible des événements. Entre la licence de l’onirisme et la rigueur du documentaire s’étend un champ très vaste de possibilités, et c’est précisément là que se tient Lou Ye, à la place de son invisible narrateur. Tandis que sa caméra capte les gris humides de Shanghai, il se garde de troubler les songes et les désirs qui, fugitivement, viennent glisser sur l’image. Ils passent sans s’attarder, peut-être le cinéaste voudrait-il les retenir, trop tard, ils ont disparus. Faut-il qu’il attende leur retour ou qu’il parte à leur recherche ?
Autre film de Lou Ye : Une jeunesse chinoise (Summer Palace, 2005) qui, en dépit d’une apparence plus réaliste, ne s’en approche pas moins de Suzhou river (dédoublement des personnages, amour impossible, suicide, journal intime).
Photos : Zhou Xun (Meimei / Moudan)