Max Eastley, « Installation recordings 1973-2008 », Paradigm discs, 2010
Pièces disparates jonchant le sol ou accrochées aux arbres, solitairement offertes à l’acoustique du hasard, les sculptures sonores de Max Eastley s’alimentent d’air et d’eau, aidées parfois d’un moteur pour les nécessités d’une exposition. De ces installations la musique n’est qu’un épiphénomène, à peine étrange, presque naturel. Reflux sensoriel de ce que l’habitude éteint par discrétion, de ce qu’elle filtre et dont elle nous prive par souci d’efficacité – chuintements, souffles, frictions, goutte à goutte – imperceptible bruit de fond du quotidien. Sur le principe, la nature n’a pas à être imitée ni même recrée, il suffit qu’elle soit, infiniment variable et féconde.
Le dispositif tend cependant à réduire la nature à l’échelle humaine. Toute installation artistique, quelle qu’en soit la finalité, s’inscrit dans un cérémonial qui en modifie les prémisses. Le facteur humain et la visée démonstrative de l’œuvre la constituent tout autant que son devenir, qui ne dépend de personne. L’intention de l’artiste, la mise en place d’un système, le choix précis d’un lieu, l’enregistrement et la reproduction de l’événement sur une durée limitée confinent la sculpture sonore à une proposition esthétique, qui s’énonce comme la mise en exergue raffinée du réel. « Mise en exergue » : l’expression est opérante, poétique. Le fragment porté en haut du texte, composé comme lui de mots, d’idées et de significations ne se distingue guère que par sa position, position qui, dans un second temps, influe sur la lecture, transforme subjectivement le contenu, le décale vers une autre dimension. Ainsi des événements sonores, que Max Eastley isole et catalyse, imaginant à cette fin un véritable instrumentarium personnel ; cloches, harpes, arcs, cordes, tuyaux engagent l’eau et le vent à exprimer fortuitement leur essence acoustique. Sans hiatus, le moteur électrique remplace la nature lorsque l’installation se produit en milieu fermé, ce qui concrètement ne change pas grand-chose : le procédé induit de fait une homogénéité sonore. A l’air libre, la sculpture est ingénieusement positionnée de façon à ce que son principe actif soit intensifié. La beauté naît de la rencontre entre l’élément et le matériau ; le rôle de l’artiste consiste à provoquer, à systématiser cette rencontre. Au-delà des apparences, il joue avec l’illusion du naturel, du spontané, il crée des résistances ; ces « musiques » sont obtenues par la contrainte, arrachées à l’ineffable texture sonore des lieux désertés, imposées par le bois, l’acier, modélisées et artificiellement reproduites. C’est donc un art d’entraves et de faux-semblants, auquel l’absence d’interprètes et de partitions confère une légère aura métaphysique. Quelques lignes mélodiques viennent parfois s’immiscer dans le son « naturel » que produisent les sculptures alors que, sur le disque, les séquences subissent un découpage et un réagencement qui en accentuent le côté construit, minimisant un peu plus la part de hasard.
Notre rapport à la sculpture sonore reflète la polarité de son principe, entre l’humain et l’inhumain, entre la physique et la métaphysique : tantôt nous nous intéressons à son fonctionnement, tantôt nous voyageons dans un univers sensoriel bizarrement familier. Les deux approches sont complémentaires. Évidemment ces installations éveillent tout de suite la curiosité. Spontanément resurgie, presque enfantine, c’est l’attirance pour les dispositifs ludiques, les machines tortueuses, les engrenages compliqués, lesquels sollicitent notre capacité à décomposer, analyser ; la technique fascine, surtout lorsqu’elle s’allie à l’esthétique, la nouveauté défie la raison, réveille l’imagination. De l’effet à la cause l’extériorité de l’œuvre invite à la réflexion, au débat, suivant le plan de ses mécanismes supposés. L’attention s’oriente vers l’objet observé, écouté, mais qu’en est-il en l’occurrence lorsque l’on ne dispose que d’un enregistrement ? Est-ce que cela fonctionne encore ? De tous les sens, seule l’ouïe est encore sollicitée. Or, il se passe ici quelque chose de merveilleux, qui tient à cette faculté extraordinaire du cerveau à compenser ce qui lui fait défaut. L’écoute génère des images, des odeurs, des sensations liées aux sons, au vent, à l’eau… En plein air ou en milieu fermé, la sculpture sonore prolonge, dilate l’espace dans lequel elle s’inscrit. Lorsque le réel s’atténue, l’imaginaire prend la relève, l’écoute mène tout doucement à la subjectivité pure.
Sans doute l’angle d’accès (auditif, visuel, analytique, rêveur) détermine-t-il au final la perception et, plus loin, la compréhension de l’œuvre. S’il s’agit d’une prise de conscience, synthèse des divers éléments qui la composent et en résultent, ce processus ne débouche sur aucune connaissance. Il n’y a pas ici la possibilité d’une compréhension riche ou pauvre, profonde ou superficielle, pas plus qu’il n’y a de compréhension juste : laissée à l’indétermination, l’œuvre est fuyante, elle se dissout dans l’instant, mise en forme sans contenu – comme toute musique après tout. L’univers de Max Eastley ne propose rien de nouveau, finalement, ni dans les sons ni dans la musique qui se forme a posteriori. Au contraire. Là où la musique exige d’être répétée afin de se constituer elle-même comme objet de mémoire et d’être lisible, déchiffrable, la sculpture sonore est déjà la somme de ses objets mémoriels. C’est un miroir pour la mémoire auditive.