« N’apparaît que ce qui s’est livré à l’image, et tout ce qui apparaît est, en ce sens, imaginaire. » Maurice Blanchot, « L’espace littéraire » (Les deux versions de l’imaginaire)
Si ces mots, songe de la lumière, nous semblent si beaux, c’est qu’ils expriment une vocation, plus précisément la vocation de la peinture, qui est d’exulter la matière, sa propre matière et la nôtre, de résorber toutes les limites, celle du cadre, de la toile, de l’huile et des pigments et la limite de notre regard dont on pense à tort qu’elle dépend pour exister. Excédant le regard, l’admiration, excédant l’artiste même dont on se doute qu’il ne la possède pas tant qu’il n’est possédé par elle, la peinture, nimbée de cet idéal qu’est le songe de la lumière, échappe à sa propre définition, à sa finitude. Conséquence d’une communication rompue, d’une relation impossible à maintenir jusqu’à son terme, cette autonomie paradoxale témoigne assurément d’une défaite – défaite de l’œuvre ou défaite de l’artiste. Du sujet à l’image, le déchirement est le même qu’entre le désir et sa réalisation. Au milieu, le peintre est traversé, transgressé, jamais assez transparent, jamais assez présent. Cette position fantôme est celle qu’occupe à son tour, sans le savoir, celui qui contemple le tableau. Dans quel sens s’effectue l’incorporation ? Qui absorbe ou qui est absorbé ? Cette indétermination nous livre à la jouissance de l’art et nous délivre de nous-mêmes, nous nous sentons envahis, le songe de la lumière n’est ni le geste ni la toile achevée, mais séjourne dans le désir de peindre et dans le désir de regarder.
A côté du peintre (Antonio López), la présence du cinéaste Victor Erice rend cette problématique plus tortueuse encore. L’expression des rapports entre l’artiste et son œuvre se dédouble, concernant tant le peintre que le cinéaste, elle se manifeste de façon équivoque, oscille de l’un à l’autre dans l’inquiétude ; c’est un flottement, une hésitation, et non, comme on pourrait l’espérer, un véritable dialogue. Bien sûr le cinéaste se dévoile, c’est sa caméra, son montage, son sujet… : signature discrète, presque forcée, derrière laquelle il s’efface, ouvrant son contrechamp au meilleur ami du peintre, à l’épouse, aux enfants, au chien, aux collectionneurs chinois, aux ouvriers polonais… et à l’arbre bien sûr, le cognassier, l’insaisissable réel…
Par analogie mais sans se l’avouer, Le songe de la lumière offre la promesse d’un cinéma nouveau-né, d’un cinéma renouvelé, est attente d’une œuvre portée à la fois par son sujet et par les reflets qui dansent tout autour. Quelques vingt années après le très pictural Esprit de la ruche, Victor Erice semble se défier de l’œuvre achevée, semble vouloir esquiver les points d’arrêt sur lesquels la sensibilité pourrait s’émousser. L’arbre n’est pas un point focal : bien au contraire, il diffracte les regards ; en tant qu’objet de désir, il rompt l’unité du réel. En accord avec cette vision éparse, les séquences sont défaites, intranquilles, agitées de mouvements intérieurs, expressifs mais indéchiffrables. D’une lenteur conséquente, la brièveté des plans ne laisse de surprendre : la torpeur est l’intériorité de l’affolement. Le cinéaste s’inquiète-t-il davantage du peintre, de la toile, du cognassier, du mûrissement des fruits, ou cherche-t-il, dans l’espace dégagé par son propre mutisme, à faire entendre le discours des fils visibles et invisibles qui relient ces éléments ?
De l’image, on peut attendre qu’elle transfigure le réel, c’est-à-dire qu’elle nous le restitue non pas seulement dans sa ressemblance, mais dans son essence, tel qu’il devrait être en sa perfection. C’est du moins une possibilité. Or jamais la représentation minutieuse (maniaque) d’Antonio López n’atteint cet idéal, pas plus qu’elle ne témoigne d’une vision d’artiste d’ailleurs. Ce que nous distinguons du tableau, filmé de loin, vite et presque à contre cœur, n’est que désolation de la couleur, pâleur d’aquarelle, surface sans relief, sans vie, sans rêves. Les gris l’emportent sur les verts et les jaunes, l’huile prend la consistance d’une eau saumâtre. Évidemment cette description n’engage que moi, qui sait pour d’autres c’est peut-être joli, mais le peintre lui-même n’est pas satisfait. Au bout d’un mois, il remise sa toile à la cave et, sans renoncer totalement, s’essaie au dessin à la mine. Une fois de plus, il tente d’assujettir le réel, le cognassier, par la technique : quadrillage de l’espace au fil de plomb, marquage des fruits, pose d’un chapiteau, usage d’une perche – tout y passe jusqu’au ridicule. Cet arbre qu’il vénère, il l’isole de son environnement pour l’enfermer dans une cage aux parois certes discrètes, mais d’une significative rigidité. L’arbre réel n’a pas l’occasion d’apparaître. Il figure au centre d’un artifice, d’un système, sorte de pré-tableau in situ. La transposition échoue d’elle-même : du réel à l’image survient toujours une perte que le peintre doit forcément compenser. Sa dépendance aux stricts contours est si forte qu’elle lui interdit tout supplément, toute initiative personnelle. Déceler l’apparence d’un objet n’est que déceler un de ses multiples reflets, en confondant reflet et réalité, il se perd dans un impossible recopiage, calque de l’insaisissable ; accablé par la parcimonie solaire, il se condamne à devenir le jouet du climat. Triste ustensile qui renonce à être le créateur de sa propre couleur, de sa substance, de sa réalité.
La confrontation avec Michel-Ange est éloquente. En face d’une reproduction de la chapelle Sixtine, il manque de reconnaître l’impasse de sa propre méthode. Détaillant les déformations que Michel-Ange fait subir aux corps et aux visages de ses modèles, il n’y voit qu’effroi regrettable et crainte de Dieu. Annulant d’emblée toute remise en question, l’analyse esthétique succombe à des considérations religieuses superficielles et anachroniques. L’admiration demeure stérile. Le contrepoint avec son propre tableau n’en est pas moins flagrant, l’enchevêtrement des corps faisant même écho à celui des feuilles et des fruits. Mais, pour Michel-Ange, le dessin est un procédé d’expansion, la technique s’excède, le trait emporte le réel. La puissance qui révulse les visages et délie les corps n’est pas d’effroi mortifère mais surcroît d’énergie, ivresse dionysiaque. La peinture se spiritualise par excès, la matière devient incandescente, il est vrai non plus songe de la lumière mais songe de feu.
Les mois d’automne se succèdent et le cognassier perd ses fruits. Alors le film se tourne vers un second tableau, également abandonné puis repris. Cette fois le peintre pose en modèle pour son épouse. Sur la toile, il figure gisant, mort, ou endormi. Des tons froids, un traitement photographique, l’homme à l’horizontale sur un lit : portrait de l’artiste ou de sa défaite ? Faut-il voir en cet épilogue la métaphore d’un art éteint ou d’un art simplement endormi, méditant sa propre renaissance ? L’image volatile, – songe de la lumière – s’évapore dès que l’on cherche à l’enserrer, à l’étreindre d’un cerne trop inflexible. Tels sont les temps du regard : le temps du désir et le temps de l’effondrement. Le réel se brise en une multiplicité de reflets. Il s’offre aussi, vivifiant, inégal mais plastique, prodigue mais exigeant. Le réel qui se retire invite en son intimité l’imaginaire, son éloignement est l’espace même qui se libère pour la création. Le regard est avant tout une initiative.
« Le songe de la lumière », Victor Erice (1992)
Précédemment : mon texte sur « L’esprit de la ruche » (1973)