Le songe de la lumière

« N’apparaît que ce qui s’est livré à l’image, et tout ce qui apparaît est, en ce sens, imaginaire. » Maurice Blanchot, « L’espace littéraire » (Les deux versions de l’imaginaire)

Si ces mots, songe de la lumière, nous semblent si beaux, c’est qu’ils expriment une vocation, plus précisément la vocation de la peinture, qui est d’exulter la matière, sa propre matière et la nôtre, de résorber toutes les limites, celle du cadre, de la toile, de l’huile et des pigments et la limite de notre regard dont on pense à tort qu’elle dépend pour exister. Excédant le regard, l’admiration, excédant l’artiste même dont on se doute qu’il ne la possède pas tant qu’il n’est possédé par elle, la peinture, nimbée de cet idéal qu’est le songe de la lumière, échappe à sa propre définition, à sa finitude. Conséquence d’une communication rompue, d’une relation impossible à maintenir jusqu’à son terme, cette autonomie paradoxale témoigne assurément d’une défaite – défaite de l’œuvre ou défaite de l’artiste. Du sujet à l’image, le déchirement est le même qu’entre le désir et sa réalisation. Au milieu, le peintre est traversé, transgressé, jamais assez transparent, jamais assez présent. Cette position fantôme est celle qu’occupe à son tour, sans le savoir, celui qui contemple le tableau. Dans quel sens s’effectue l’incorporation ? Qui absorbe ou qui est absorbé ? Cette indétermination nous livre à la jouissance de l’art et nous délivre de nous-mêmes, nous nous sentons envahis, le songe de la lumière n’est ni le geste ni la toile achevée, mais séjourne dans le désir de peindre et dans le désir de regarder.

A côté du peintre (Antonio López), la présence du cinéaste Victor Erice rend cette problématique plus tortueuse encore. L’expression des rapports entre l’artiste et son œuvre se dédouble, concernant tant le peintre que le cinéaste, elle se manifeste de façon équivoque, oscille de l’un à l’autre dans l’inquiétude ; c’est un flottement, une hésitation, et non, comme on pourrait l’espérer, un véritable dialogue. Bien sûr le cinéaste se dévoile, c’est sa caméra, son montage, son sujet… : signature discrète, presque forcée, derrière laquelle il s’efface, ouvrant son contrechamp au meilleur ami du peintre, à l’épouse, aux enfants, au chien, aux collectionneurs chinois, aux ouvriers polonais… et à l’arbre bien sûr, le cognassier, l’insaisissable réel…

Par analogie mais sans se l’avouer, Le songe de la lumière offre la promesse d’un cinéma nouveau-né, d’un cinéma renouvelé, est attente d’une œuvre portée à la fois par son sujet et par les reflets qui dansent tout autour. Quelques vingt années après le très pictural Esprit de la ruche, Victor Erice semble se défier de l’œuvre achevée, semble vouloir esquiver les points d’arrêt sur lesquels la sensibilité pourrait s’émousser. L’arbre n’est pas un point focal : bien au contraire, il diffracte les regards ; en tant qu’objet de désir,  il rompt l’unité du réel. En accord avec cette vision éparse, les séquences sont défaites, intranquilles, agitées de mouvements intérieurs, expressifs mais indéchiffrables. D’une lenteur conséquente, la brièveté des plans ne laisse de surprendre : la torpeur est l’intériorité de l’affolement. Le cinéaste s’inquiète-t-il davantage du peintre, de la toile, du cognassier, du mûrissement des fruits, ou cherche-t-il, dans l’espace dégagé par son propre mutisme, à faire entendre le discours des fils visibles et invisibles qui relient ces éléments ?

De l’image, on peut attendre qu’elle transfigure le réel, c’est-à-dire qu’elle nous le restitue non pas seulement dans sa ressemblance, mais dans son essence, tel qu’il devrait être en sa perfection. C’est du moins une possibilité. Or jamais la représentation minutieuse (maniaque) d’Antonio López n’atteint cet idéal, pas plus qu’elle ne témoigne d’une vision d’artiste d’ailleurs. Ce que nous distinguons du tableau, filmé de loin, vite et presque à contre cœur, n’est que désolation de la couleur, pâleur d’aquarelle, surface sans relief, sans vie, sans rêves. Les gris l’emportent sur les verts et les jaunes, l’huile prend la consistance d’une eau saumâtre. Évidemment cette description n’engage que moi, qui sait pour d’autres c’est peut-être joli, mais le peintre lui-même n’est pas satisfait. Au bout d’un mois, il remise sa toile à la cave et, sans renoncer totalement, s’essaie au dessin à la mine. Une fois de plus, il tente d’assujettir le réel, le cognassier, par la technique : quadrillage de l’espace au fil de plomb, marquage des fruits, pose d’un chapiteau, usage d’une perche – tout y passe jusqu’au ridicule. Cet arbre qu’il vénère, il l’isole de son environnement pour l’enfermer dans une cage aux parois certes discrètes, mais d’une significative rigidité. L’arbre réel n’a pas l’occasion d’apparaître. Il figure au centre d’un artifice, d’un système, sorte de pré-tableau in situ. La transposition échoue d’elle-même : du réel à l’image survient toujours une perte que le peintre doit forcément compenser. Sa dépendance aux stricts contours est si forte qu’elle lui interdit tout supplément, toute initiative personnelle. Déceler l’apparence d’un objet n’est que déceler un de ses multiples reflets, en confondant reflet et réalité, il se perd dans un impossible recopiage, calque de l’insaisissable ; accablé par la parcimonie solaire, il se condamne à devenir le jouet du climat. Triste ustensile qui renonce à être le créateur de sa propre couleur, de sa substance, de sa réalité.

La confrontation avec Michel-Ange est éloquente. En face d’une reproduction de la chapelle Sixtine, il manque de reconnaître l’impasse de sa propre méthode. Détaillant les déformations que Michel-Ange fait subir aux corps et aux visages de ses modèles, il n’y voit qu’effroi regrettable et crainte de Dieu. Annulant d’emblée toute remise en question, l’analyse esthétique succombe à des considérations religieuses superficielles et anachroniques. L’admiration demeure stérile. Le contrepoint avec son propre tableau n’en est pas moins flagrant, l’enchevêtrement des corps faisant même écho à celui des feuilles et des fruits. Mais, pour Michel-Ange, le dessin est un procédé d’expansion, la technique s’excède, le trait emporte le réel. La puissance qui révulse les visages et délie les corps n’est pas d’effroi mortifère mais surcroît d’énergie, ivresse dionysiaque. La peinture se spiritualise par excès, la matière devient incandescente, il est vrai non plus songe de la lumière mais songe de feu.

Les mois d’automne se succèdent et le cognassier perd ses fruits. Alors le film se tourne vers un second tableau, également abandonné puis repris. Cette fois le peintre pose en modèle pour son épouse. Sur la toile, il figure gisant, mort, ou endormi. Des tons froids, un traitement photographique, l’homme à l’horizontale sur un lit : portrait de l’artiste ou de sa défaite ? Faut-il voir en cet épilogue la métaphore d’un art éteint ou d’un art simplement endormi, méditant sa propre renaissance ? L’image volatile, –  songe de la lumière – s’évapore dès que l’on cherche à l’enserrer, à l’étreindre d’un cerne trop inflexible. Tels sont les temps du regard : le temps du désir et le temps de l’effondrement. Le réel  se brise en une multiplicité de reflets. Il s’offre aussi, vivifiant, inégal mais plastique, prodigue mais exigeant. Le réel qui se retire invite en son intimité l’imaginaire, son éloignement est l’espace même qui se libère pour la création. Le regard est avant tout une initiative.

« Le songe de la lumière », Victor Erice (1992)

Précédemment : mon texte sur « L’esprit de la ruche » (1973)

Publicité

Je préfère marcher sans casque…

Christina KUBISCH, « Five electrical walks », 2007

Pendant quelques années, tôt le dimanche matin, j’allais à pied au cours de dessin. Il fallait traverser une partie de la ville, déserte à cette heure matinale, des rues étroites, un peu sales et dépourvues d’arbres. Je me souviens de l’itinéraire, d’abord la grande avenue où s’écoulait le goutte-à-goutte des voitures  ; une à deux rues au-delà, la circulation se raréfiait puis s’asséchait complètement ; sur les trottoirs il n’y avait personne. Je marchais en la seule compagnie des maisons, présentes tout le long, sans interruption. En compagnie des maisons – leur société silencieuse, murmure, bourdonnement, rumeur et soudain tumulte, grondement – bruit énorme, pluriel, dramatique. Dans ma tête, j’entendais tout, j’entendais la vie et la mort à l’intérieur, chaque personne en particulier, les familles, les récits, non pas de cette écoute parcimonieuse et filtrée qui nous préserve de la saturation, mais d’une écoute cumulatrice qui additionne et amplifie temps, espaces, passé, avenir, indices et hypothèses. Au début je suffoquais comme au milieu d’une foule, mon pas égal c’était la peur qui me paralysait et je voulais me sauver, me retrouver seule. A une heure plus avancée, l’animation de la rue, les passants, les portes qui s’ouvrent et se ferment, les voitures, les vélos – en  somme l’ambiance normale du quartier – m’auraient distraite, je me serais  coupée du monde, trébuchante, inattentive. Mais l’insondable étrangeté du matin, le vide et le silence contre lesquels je ne croyais pas devoir me protéger, m’extériorisaient violemment. Impossible de ne pas entendre, impossible d’éteindre le silence. Chaque dimanche l’épreuve se répétait sauf que peu à peu, je me suis non pas habituée, mais familiarisée. L’angoisse s’est repliée, laissant place à une curiosité nouvelle, à un formidable appétit de perception. Au fur et à mesure les façades se sont mises à changer d’aspect, s’assouplissant, comme des peaux épaisses couvrant des corps intéressants. J’apprenais à déchiffrer l’être sonore. Fantôme aveugle et transparent, je pouvais avoir accès aux intimités sans intrusion. Avec du recul je me dis que ces traversées matinales m’ont davantage appris sur l’art (et donc sur la vie) que les cours de dessin qui en étaient pourtant la motivation. Des contours du réel que je devais reproduire à l’académie, je préférais déceler, le long de mes marches solitaires, l’invisible contenu.

En me fondant sur cette expérience et d’autres qui ont suivi, je pourrais presque affirmer que l’on perçoit  mieux par l’imagination que par les sens. Mieux, c’est-à-dire non pas littéralement, mais plus intensément, plus loin, plus profondément. D’autres indices me le confirment, le sentiment le révèle. Par exemple, on ne se sent jamais aussi amoureux que lorsque l’on ne sait pas si l’on est aimé en retour. C’est aussi le nerf de la jalousie : le doute, qui se nourrit d’un imaginaire illimité nous bouleverse davantage que la certitude alimentée par des faits en quantité restreinte.

Aussi faudra-t-il s’interroger sur la légitimité imaginative de la démarche de Christina Kubisch. Lorsqu’à l’aide d’appareillages sophistiqués, elle fait venir le son d’une zone silencieuse, ne pose-t-elle pas une limite à ce qui ne devrait pas en avoir ? Ses « promenades électriques » qui rendent audibles, au travers de casques convertisseurs, toutes sortes d’émissions électriques et électromagnétiques, ne constituent-elles pas une intrusion anémiante dans le monde du silence ? Certes, il lui arrive aussi de désynchroniser les sons, de brouiller les sources entre ce que les promeneurs voient et ce qu’ils entendent, et il arrive qu’elle leur laisse la liberté de composer eux-mêmes leur parcours… Toutefois, à mon sens, le matériau reste problématique. Les sons – forcément synthétiques – que Christina Kubisch enregistre et soumet aux promeneurs n’ont de valeur qu’en rapport avec la source très relative dont ils proviennent, source discutable puisqu’elle résulte d’une conversion  somme toute arbitraire. L’univers sonore n’a rien d’absolu : ce que présente Christina Kubisch doit être considéré comme une proposition. Elle n’en provoque pas moins une hémorragie dans le silence. Les sons qui s’écoulent dépriment l’imagination. On craint l’inconnu : les ondes, les courants électriques, les antennes suscitent des grandes peurs collectives et ces peurs, en concentrant l’attention sur le champ technologique du réel, opèrent une réduction. L’invisible, l’inaudible résident davantage en autrui que dans l’air qui m’entoure. Quels capteurs pour cet invisible-là, sinon ma sensibilité, mon imagination ?  Ces instruments de mesure me distraient, m’éloignent de l’essentiel. A force de produire des prothèses externes qui prétendent augmenter nos capacités cognitives, nous perdons nos facultés compensatoires – ces prothèses internes, acquises, qui poussent en nous comme des cancers, des excroissances de sensibilité, qui, en fécondant l’imagination, font de nous des voyants, des poètes…

Lorsque la démarche d’un artiste va dans le sens d’un appauvrissement du réel, que son œuvre s’incline vers la finitude, le réel se referme et devient menaçant.

(onde électromagnétique)

Christina KUBISCH, « Five electrical walks »

Site officiel de Christina Kubisch

Le mensonge romanesque de Michel Houellebecq

« Il n’avait jamais aimé la musique, et apparemment l’aimait moins que jamais, il se demanda fugitivement ce qui l’avait conduit à se lancer dans une représentation artistique du monde, ou même à penser qu’une représentation artistique du monde était possible, le monde était tout sauf un sujet d’émotion artistique, le monde se présentait absolument comme un dispositif rationnel, dénué de magie, comme d’intérêt particulier. » « La carte et le territoire », (Jed Martin p.268)

« (…) je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration – le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition – celui de la poésie, de la peinture. » (Michel Houellebecq, p.259)

J’ai relevé ces deux affirmations parce qu’elles sont assez révélatrices de ce qui me pose problème dans le dernier roman de Houellebecq et, avec un effet rétroactif compréhensible, dans toute son œuvre en général. Formulées par deux personnages /artistes qui n’en font qu’un, elles ont  assez clairement valeur de programme : La carte et le territoire, roman sans événements, sans fil narratif,  juxtaposition de faits rationnels, dénués d’émotion, de magie (je fais comme Houellebecq : je mets en italiques les mots dont je me désolidarise).

Outre que la critique et ses alternatives expérimentales ont déjà été menées à terme de façon plus ou moins convaincante au XXème siècle, les romans de Houellebecq peuvent tenir lieu de constat – on ne se lasse pas de reformuler certains refus – mais ne correspondent en aucun cas à ce qu’ils annoncent – correspondent trait pour trait à ce qu’ils dénoncent.

De la narration et de l’émotion à en revendre. La magie non, tout de même, quoique… la récurrence des beautés russes sur le parcours de ses héros (héros anti plus que anti-héros) relève certainement d’une certaine forme de croyance magique – de l’animisme peut-être ?

Suffocant de cynisme gratuit, déprimé, en porte-à-faux, le roman qui ne s’assume plus perd toute nécessité. C’est l’aspirine sans le mal de tête, l’analgésique qui finit par donner la nausée. Des idées fades, des personnages indifférenciés, une mise en forme inopérante. Sans doute ne pas vouloir n’est pas pour autant se détacher, c’est parfois exactement le contraire, une attirance accrue pour ce dont on cherche à se priver. On sent chez Houellebecq une véritable fascination pour le vieux monde, l’ordre ancien, les auteurs et les moralistes des siècles passés, nostalgie qu’il partage avec Cioran d’ailleurs, seulement le philosophe roumain avait le courage de l’admettre. Il adore évoquer ces artistes oubliés auxquels l’Histoire n’a pas su rendre justice : ils avaient raison, ils avaient tout compris, déjà ! (les analyses et diatribes de Houellebecq ne vont jamais bien loin, une page au maximum biographie comprise). Dans son discours, tant de regards en arrière, tant de désir d’être à la hauteur, tant de tentation d’imiter… Mais sachant qu’il ne pourra jamais égaler ses idoles, il s’en prend au présent, avec un style faussement détaché qui cache mal son indigence, sa scolarité respectueuse de la grammaire et du beau style. L’imparfait devient  le temps des soupirs : chez Houellebecq, même l’avenir est à l’imparfait. Posture de l’écrivain désabusé, omniscient, qui surplombe le monde et la société qu’il est seul à comprendre. Ça pourrait marcher si ses textes n’étaient pas d’une naïveté confinant souvent à la bêtise. L’art bien sûr, l’économie, le sexe, le couple, la politique, le tourisme, etc : tous les sujets sont vaillamment passés en revue, d’un ton péremptoire qui se prétend objectif mais qui trahit des jugements peu autonomes, une émotion sous-jacente dont la morsure reste sensible.

Alors Houellebecq ressasse, recycle, confond exactitude et trivialité, mot juste et cliché de langage. Vaine vacuité du style, très en deçà de toute écriture blanche et autre expérimentation romanesque. C’est un homme las et méprisant auquel le dégoût ne coupe pas l’appétit, il consomme, rumine tout en continuant à prétendre qu’il n’a pas faim, que la nourriture n’est plus bonne. La spécification des marques, la transcription des notices et autres articles d’encyclopédie, sans parler du name-dropping systématique, énervent comme peut le faire un procédé facile qui, faute d’être subversif, n’est même pas pertinent dans son contexte. De temps en temps, il faut le dire, ça ressemble à du remplissage, ça se lit difficilement. On reste loin des Choses de Perec ou des Mythologies de Barthes.

Je crois me souvenir que dans ses romans précédents, il  avait encore de ces fulgurances par lesquelles on sentait que l’auteur pouvait encore être dupe de lui-même, mais de façon touchante : des mensonges romantiques. Et des passages réjouissants sur les sectes, les voyages organisés, les camps nudistes et le sexe collectif. On apprenait des choses, c’était parfois drôle. Dans La carte et le territoire, l’écrivain pose en artiste dépassionné, narcissiquement auto-critique, tenu de ne plus y croire et entravé de tous côtés. Du coup le roman adopte un rythme bizarre, contraint, plein de péripéties inadéquates, dont le sommet est sans doute la partie polar qui, comme tout le reste, est non seulement conventionnelle, pire qu’un mauvais film de genre, mais totalement inutile. Mieux vaut avoir des aptitudes à la lecture en diagonale.

Je m’étonne qu’un livre aussi malade suscite un tel enthousiasme. Si La carte et le territoire ne se lisait pas aussi vite, ce serait probablement juste un livre très ennuyeux.

.

Un petit jeu amusant : sur son blog, Le Clavier Cannibale, Claro compile une « critique » de La carte et le territoire à partir de citations de presse et d’extraits du livre.

Le titre fait référence à l’indispensable « Mensonge romantique et vérité romanesque » de René Girard (théorie du désir mimétique).

Perfection et obstructions

« Five obstructions », Jorgen Leth / Lars von Trier, (Danemark, 2003).

Si, par quelque cheminement pervers et contre nature, la perfection devenait un point de départ, si elle figurait soudain, arbitrairement, ce dont il faut se défaire – voire ce qu’il faut détruire – que se passerait-il ? C’est un jeu que propose Lars von Trier à Jorgen Leth, réalisateur dont il dit vénérer, jalouser même, un court métrage datant de 1967. Refaire l’œuvre parfaite : un exercice pratique, du concret au concret, et surtout, un postulat qui présente l’avantage d’évacuer les définitions laborieuses et conceptuelles. Qu’est-ce que la perfection ? Le débat est clos, il n’a jamais eu lieu. Le film de Jorgen Leth est d’emblée jugé parfait. Ce décret, sincère ou ironique (ou, probablement, Lars von Trier oblige, les deux à la fois), paralyse le film, fige la perfection, la fige non pas comme la photo saisit l’instant, mais plutôt comme elle le fausse lorsqu’elle est à son tour figée sous un regard qui la crispe. Le regard qui insiste clôt la révélation et transforme l’expression en rictus, le regard décide d’ouvrir ou de fermer l’œuvre. De Lars von Trier, on se méfie, d’autant que l’objet de son attention, le film en question, s’intitule L’homme parfait. Une redondance qui, a priori, laisse peu de place à l’innocence, laisse peu d’espace à la distance.

Et Lars von Trier d’inviter l’auteur à reprendre son travail. Quelles sont ses raisons ? La proposition trahit une mise en scène, une coquetterie, la conscience d’être filmé, de susciter l’intérêt pour de mauvaises raisons (parce qu’elles n’ont rien à voir avec le cinéma). L’intention est explicite, le commentaire se veut transparent, on peut se laisser entraîner sur les voies tortueuses que trace Lars von Trier à longueur de films, toujours les mêmes à vrai dire, entre dolorisme pseudo-chrétien et psychologisme pseudo-freudien, ou faire l’impasse sur ses radotages pour s’intéresser à la seule démarche, en dépit de ses prétentions. Car entre les deux réalisateurs, les échanges ont un tel goût de télé-réalité (caviar- vodka et chambres d’hôtel mal éclairées), qu’ils évacuent d’emblée toute spontanéité. Incidemment, cette roublardise  est d’un esprit très dogma.

Assez tôt, l’entêtement de Jorgen Leth condamne l’expérience. L’auteur résiste dans son œuvre achevée, il n’y a plus accès. Aussi reste-t-il en dehors d’elle, en dehors des remises en question que Lars von Trier tente de lui suggérer. Ce qui est intéressant au final c’est l’échec. Les remakes se révèlent aussi plats – pardon : aussi « parfaits » – que l’original. On sent que Lars von Trier voudrait contraindre Jorgen Leth, par les obstructions qu’il lui impose, à faire moins bien, moins joli, c’est-à-dire à se défaire d’une esthétique trop lisse, impersonnelle, vide. En vain, Jorgen Leth déçoit, incapable de se laisser aller, recherchant toujours la maîtrise, l’image léchée.

Il y a évidemment un malentendu. Les deux hommes peinent à communiquer, ils parlent beaucoup mais ne s’écoutent pas. De même, lorsque Jorgen Leth se parle à lui-même (confidences face à la caméra), il tourne en rond, ne prend pas l’opposition féconde que lui présente, selon ses propres termes, son homologue méphistophélique. Pacte faustien de pacotille : Jorgen Leth filme pour se rassurer, pour s’améliorer. Voire se surpasser. Il évite de se mettre en danger, craint que son cinéma ne trahisse les défauts de sa vie, les failles de sa personnalité. Il croit faire mieux quand on attend, plus simplement, qu’il se défasse. Tout ce qui, en lui, est béant, fragile, approximatif, il veut le voir refermé, résistant, complet.

Sans doute von Trier n’est-il pas un subtil didacticien, encore moins un fin psychologue, mais son intention est méritoire en ce qu’elle met en évidence, par ces exercices ratés, le nécessaire combat que tout artiste doit livrer contre lui-même s’il veut produire du neuf. Créer, c’est aller d’abord contre soi-même. Les débats gentiment SM entre von Trier et Leth remuent quelques idées superficielles sur la création et la souffrance, mais le problème est mal posé. Ce que révèlent les essais manqués, c’est qu’aucune obstruction ne peut modifier la signature d’un auteur ; l’unité de l’œuvre s’accomplit de l’intérieur, synthèse ou sclérose. Dans ce cas – et c’est ce qui arrive à Jorgen Leth –  le style devient une malédiction, un cercle qui enferme l’auteur et le tient prisonnier de son identité.

Et cependant le remake réussi de L’homme parfait existe. Il s’agit d’un film américain, tiré d’un roman de Bret Easton Ellis : American Psycho. J’ignore si le fait est intentionnel ou pure coïncidence, mais Patrick Bateman, antihéros par excellence, est l’homme parfait déconstruit, défiguré. Mêmes séquences de toilette, rasage, gymnastique, habillage, ressemblance physique entre les acteurs : autant de correspondances troublantes – à ceci près que, dans le grotesque et la démesure d‘American Psycho, la perfection vole en éclats. Mais une telle ironie n’est pas le fait de Jorgen Leth, encore moins de Lars von Trier, que certaines obsessions personnelles tendent à enfermer, lui aussi, dans sa propre « perfection ».

« Five obstructions », Jorgen Leth / Lars von Trier

« American Psycho » de Mary HERRON  (2000).

Autre film de Lars von Trier commenté sur ce blog : « Antichrist »

Le regard d’Orphée (3)

3. Écrire commence avec le regard d’Orphée

« S’il fallait insister sur ce qu’un tel moment semble annoncer de l’inspiration, il faudrait dire : il lie l’inspiration au désir.

Il introduit, dans le souci de l’œuvre, le mouvement de l’insouciance où l’œuvre est sacrifiée : la loi dernière de l’œuvre est enfreinte, l’œuvre est trahie en faveur d’Eurydice, de l’ombre. L’insouciance est le mouvement du sacrifice, sacrifice qui ne peut être qu’insouciant, léger, qui est peut-être la faute, qui s’expie immédiatement comme la faute, mais qui a la légèreté, l’insouciance, l’innocence pour substance : sacrifice sans cérémonie, où le sacré lui-même, la nuit dans sa profondeur inapprochable, est, par le regard insouciant qui n’est même pas sacrilège, qui n’a nullement la lourdeur ni la gravité d’un acte profanateur, rendu à l’inessentiel, lequel n’est pas le profane, mais est en deçà de ces catégories.

La nuit essentielle qui suit Orphée – avant le regard insouciant –, la nuit sacrée qu’il tient dans la fascination du chant, qui est alors maintenue dans les limites et l’espace mesuré du chant, est, certes, plus riche, plus auguste, que la futilité vide qu’elle devient après le regard. La nuit sacrée enferme Eurydice, elle enferme dans le chant ce qui dépasse le chant. Mais elle est aussi enfermée : elle est liée, elle est la suivante, le sacré maîtrisé par la force des rites. Le regard d’Orphée la délie, rompt les limites, brise la loi qui contenait, retenait l’essence. Le regard d’Orphée est, ainsi, le moment extrême de la liberté, moment où il se rend libre de lui-même, et, événement plus important, libère l’œuvre de son souci, libère le sacré contenu dans l’œuvre, donne le sacré à lui-même, à la liberté de son essence, à son essence qui est liberté (l’inspiration est, pour cela, le don par excellence).  Tout se joue donc dans la décision du regard. C’est dans cette décision que l’origine est approchée par la force du regard qui délie l’essence de la nuit, lève le souci, interrompt l’incessant en le découvrant : moment du désir, de l’insouciance et de l’autorité.

L’inspiration, par le regard d’Orphée, est liée au désir. Le désir est lié à l’insouciance par l’impatience. Qui n’est pas impatient n’en viendra jamais à l’insouciance, à cet instant où le souci s’unit à sa propre transparence ; mais, qui s’en tient à l’impatience ne sera jamais capable du regard insouciant, léger, d’Orphée. C’est pourquoi l’impatience doit être le cœur de la profonde patience, l’éclair pur que l’attente infinie, le silence, la réserve de la patience font jaillir de son sein, non pas seulement comme l’étincelle qu’allume l’extrême tension, mais comme le point brillant qui a échappé à cette attente, le hasard heureux de l’insouciance.

Ecrire commence avec le regard d’Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée et insouciante, atteint l’origine, consacre le chant. Mais, pour descendre vers cet instant, il a fallu à Orphée déjà la puissance de l’art. Cela veut dire : l’on n’écrit que si l’on atteint cet instant vers lequel l’on ne peut toutefois se porter que dans l’espace ouvert par le mouvement d’écrire. Pour écrire, il faut déjà écrire. Dans cette contrariété se situe aussi l’essence de l’écriture, la difficulté de l’expérience et le saut de l’inspiration. » Maurice Blanchot, L’espace littéraire.

Le regard d’Orphée (2)

2. Dans l’impatience et l’imprudence du désir, l’inspiration.

« Si le monde juge Orphée, l’œuvre ne le juge pas, n’éclaire pas ses fautes. L’œuvre ne dit rien. Et tout se passe comme si, en désobéissant à la loi, en regardant Eurydice, Orphée n’avait fait qu’obéir à l’exigence profonde de l’œuvre, comme si, par ce mouvement inspiré, il avait bien ravi aux Enfers l’ombre obscure, l’avait, à son insu, ramené dans le grand jour de l’œuvre.

Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l’impatience et l’imprudence du désir qui oublie la loi, c’est cela même, l’inspiration. L’inspiration transformerait donc la beauté de la nuit en l’irréalité du vide, ferait d’Eurydice une ombre et d’Orphée l’infiniment mort ? L’inspiration serait donc ce moment problématique où l’essence de la nuit devient l’inessentiel, et l’intimité accueillante de la première nuit, le piège trompeur de l’autre nuit ? Il n’en est pas autrement. De l’inspiration, nous ne pressentons que l’échec, nous ne reconnaissons que la violence égarée. Mais si l’inspiration dit l’échec d’Orphée et Eurydice deux fois perdue, dit l’insignifiance et le vide de la nuit, l’inspiration, vers cet échec et vers cette insignifiance, tourne et force Orphée par un mouvement irrésistible, comme si renoncer à échouer était beaucoup plus grave que renoncer à réussir, comme si ce que nous appelons l’insignifiant, l’inessentiel, l’erreur, pouvait, à celui qui en accepte le risque et s’y livre sans retenue, se révéler comme la source de toute authenticité.

Le regard inspiré et interdit voue Orphée à tout perdre, et non seulement lui-même, non seulement le sérieux du jour, mais l’essence de la nuit : cela est sûr, c’est sans exception. L’inspiration dit la ruine d’Orphée et la certitude de sa ruine, et elle ne promet pas, en compensation, la réussite de l’œuvre, pas plus qu’elle n’affirme dans l’œuvre le triomphe idéal d’Orphée ni la survie d’Eurydice. L’œuvre, par l’inspiration, n’est pas moins compromise qu’Orphée n’est menacé. Elle atteint, en cet instant, son point d’extrême incertitude. C’est pourquoi, elle résiste si souvent et si fortement à ce qui l’inspire. C’est pourquoi, aussi, elle se protège en disant à Orphée : Tu ne me garderas que si tu ne la regardes pas. Mais ce mouvement défendu est précisément ce qu’Orphée doit accomplir pour porter l’œuvre au-delà de ce qui l’assure, ce qu’il ne peut accomplir qu’en oubliant l’œuvre, dans l’entraînement d’un désir qui lui vient de la nuit, qui est lié à la nuit comme à son origine. En ce regard, l’œuvre est perdue. C’est le seul moment où elle se perde absolument, où quelque chose de plus important que l’œuvre, de plus dénué d’importance qu’elle, s’annonce et s’affirme. L’œuvre est tout pour Orphée, à l’exception de ce regard désiré où elle se perd, de sorte que c’est aussi seulement dans ce regard qu’elle peut se dépasser, s’unir à son origine et se consacrer dans l’impossibilité.

Le regard d’Orphée est le don ultime d’Orphée à l’œuvre, don où il la refuse, où il la sacrifie en se portant, par le mouvement démesuré du désir, vers l’origine, et où il se porte, à son insu, vers l’œuvre encore, vers l’origine de l’œuvre.

Tout sombre alors, pour Orphée, dans la certitude de l’échec où ne demeure, en compensation, que l’incertitude de l’œuvre, car l’œuvre est-elle jamais ? Devant le chef-d’œuvre le plus sûr où brille l’éclat et la décision du commencement, il nous arrive d’être aussi en face de ce qui s’éteint, œuvre soudain redevenue invisible, qui n’est plus là, n’a jamais été là. Cette soudaine éclipse est le lointain souvenir du regard d’Orphée, elle est le retour nostalgique à l’incertitude de l’origine. » Maurice Blanchot, L’espace littéraire.

(la suite)

Photo : Jean Cocteau devant Orphée

Le regard d’Orphée (1)

1- L’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit.


« Quand Orphée descend vers Eurydice, l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit. La nuit, par la force de l’art, l’accueille, devient l’intimité accueillante, l’entente et l’accord de la première nuit. Mais c’est vers Eurydice qu’Orphée est descendu : Eurydice est, pour lui, l’extrême que l’art puisse atteindre, elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit semblent tendre. Elle est l’instant où l’essence de la nuit s’approche comme l’autre nuit.

Ce « point », l’œuvre d’Orphée ne consiste pas seulement à en assurer l’approche en descendant vers la profondeur. Son œuvre, c’est de le ramener au jour et de lui donner, dans le jour, forme, figure et réalité. Orphée peut tout, sauf regarder ce « point » en face, sauf regarder le centre de la nuit dans la nuit. Il peut descendre vers lui, il peut, pouvoir encore plus fort, l’attirer à soi, et, avec soi, l’attirer vers le haut, mais en s’en détournant. Ce détour est le seul moyen de s’en approcher : tel est le sens de la dissimulation qui se révèle dans la nuit. Mais Orphée, dans le mouvement de sa migration, oublie l’œuvre qu’il doit accomplir, et il l’oublie nécessairement, parce que l’exigence ultime de son mouvement, ce n’est pas qu’il y ait œuvre, mais que quelqu’un se tienne en face de ce « point », en saisisse l’essence, là où cette essence apparaît, où elle est essentielle et essentiellement apparence : au cœur de la nuit.

Le mythe grec dit : l’on ne peut faire œuvre que si l’expérience démesurée de la profondeur – expérience que les Grecs reconnaissent nécessaire à l’œuvre, expérience où cette œuvre est à l’épreuve de sa démesure – n’est pas poursuivie pour elle-même. La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu’en se dissimulant dans l’œuvre. Réponse capitale, inexorable. Mais le mythe ne montre pas moins que le destin d’Orphée est aussi de ne pas se soumettre à cette loi dernière, – et, certes, en se tournant vers Eurydice, Orphée ruine l’œuvre, l’œuvre immédiatement se défait, et Eurydice se retourne en l’ombre ; l’essence de la nuit, sous son regard, se révèle comme l’inessentiel. Ainsi trahit-il l’œuvre et Eurydice et la nuit. Mais ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement, qui ne veut pas Eurydice dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, qui la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement, avec son corps fermé et son visage scellé, qui veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l’intimité d’une vie familière, mais comme l’étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort.

C’est cela seulement qu’il est venu chercher aux Enfers. Toute la gloire de son œuvre, toute la puissance de son art et le désir même d’une vie heureuse sous la belle clarté du jour sont sacrifiés à cet unique souci : regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît.

Mouvement infiniment problématique, que le jour condamne comme une folie sans justification ou comme l’expiation de la démesure. Pour le jour, la descente aux Enfers, le mouvement vers la vaine profondeur, est déjà démesure. Il est inévitable qu’Orphée passe outre à la loi qui lui interdit de « se retourner », car il la violée dès ses premiers pas vers les ombres. Cette remarque nous fait pressentir que, en réalité, Orphée n’a pas cessé d’être tourné vers Eurydice : il l’a vue invisible, il l’a touchée intacte, dans son absence d’ombre, dans cette présence voilée qui ne dissimulait pas son absence, qui était présence de son absence infinie. S’il ne l’avait pas regardée, il ne l’eût pas attirée, et sans doute elle n’est pas là, mais lui-même, en ce regard, est absent, il n’est pas moins mort qu’elle, non pas mort de cette tranquille mort du monde qui est repos, silence et fin, mais de cette autre mort qui est mort sans fin, épreuve de l’absence de fin.

Le jour, jugeant l’entreprise d’Orphée, lui reproche aussi d’avoir fait preuve d’impatience. L’erreur d’Orphée semble être alors dans le désir qui le porte à voir et à posséder Eurydice, lui dont le seul destin est de la chanter. Il n’est Orphée que dans le chant, il ne peut avoir de rapport avec Eurydice qu’au sein de l’hymne, il n’a de vie et de vérité qu’après le poème et par lui, et Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre et ne le rend libre, vivant et souverain que dans l’espace de la mesure orphique. Oui, cela est vrai : dans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est dispersé, l’« infiniment mort » que la force du chant fait dès maintenant de lui. Il perd Eurydice, parce qu’il la désire par-delà les limites mesurées du chant, et il se perd lui-même, mais ce désir et Eurydice perdu et Orphée dispersé sont nécessaires au chant, comme est nécessaire à l’œuvre l’épreuve du désœuvrement éternel.

Orphée est coupable d’impatience. Son erreur est de vouloir épuiser l’infini, de mettre un terme à l’interminable, de ne pas soutenir sans fin le mouvement même de son erreur. L’impatience est la faute de qui veut se soustraire à l’absence de temps, la patience est la ruse qui cherche à maîtriser cette absence de temps en faisant d’elle un autre temps, autrement mesuré. Mais la vraie patience n’exclut pas l’impatience, elle en est l’intimité, elle est l’impatience soufferte et endurée sans fin. L’impatience d’Orphée est donc aussi un mouvement juste : en elle commence ce qui va devenir sa propre passion, sa plus haute patience, son séjour infini dans la mort.»

Maurice Blanchot, L’espace littéraire

Photo : Jean Marais dans Orphée de Jean Cocteau

(la suite)

Mort, le producteur est devenu un film

Mia HANSEN-LOVE, « Le père de mes enfants », France, Allemagne, 2009, durée : 110’

Comme du registre de la voix, on peut dire de certains films qu’ils ont une belle tessiture. Dans un désordre fertile, on mesure ainsi le décalage entre ce que les personnages expriment et ce qu’ils révèlent, entre ce qui fait contexte et ce qui fait histoire, l’amplitude entre les hypothèses, les jugements, les objets, les sujets, les paroles, les gestes, etc. Plus que simple agrément et vaine pratique de la digression, pour que cette mise en forme se charge d’énergie, les éléments qu’elle met en jeu doivent entrer en résonance ; il faut, musicalement parlant, qu’un motif les relie et cependant que l’intrication reste, en apparence, anecdotique, fortuite, incomplète. Telle est la clef de certaines œuvres  inqualifiables voire irracontables : ce qui nous touche en elles ne peut être nommé, ce qui s’y passe ne correspond pas à la somme des événements rapportés. On parle de profondeur alors qu’il s’agit d’étendue, on loue les rapprochements alors que seuls comptent les intervalles. C’est ainsi que je m’explique le charme particulier du Père de mes enfants (ou, pour citer un second exemple, de Tournée de Mathieu Amalric).

Ici en l’occurrence, cela a quelque chose à voir avec la genèse du film. Une rencontre, disons même, une admiration. Il y a quelques années, Mia Hansen-Love, qui écrit alors son premier long métrage, entre en relation avec un producteur de qualité : Humbert Balsan. Cela se passe peu de temps avant son suicide (en 2005) qui, trivialement, met fin à leur projet commun. Tout est pardonné trouve néanmoins acquéreur et est très bien reçu par la critique. Pour son second film, encore marquée par la disparition d’Humbert Balsan, la jeune femme décide de développer son souvenir. La matière choisie n’est pas de celle qu’une enquête peut exhumer, si ce n’est de la mémoire affective…

C’est ainsi qu’Humbert Balsan devient Grégoire Canvel, dans un monde de cinéma fictif qui ressemble à celui que fréquente Mia Hansen-Love, elle qui, avant d’écrire ses propres films, a été actrice chez Assayas, étudiante au Conservatoire et rédactrice aux Cahiers du cinéma. A travers Grégoire Canvel, on découvre que le métier de producteur, qui exige réactivité, ressort, ruse et résistance, relève de la haute-voltige. Accordeur virtuose, le producteur va de créanciers en cinéastes sans que l’on puisse départir avec certitude desquels, des hommes d’affaires ou des hommes de l’art, il est plus facile de s’accommoder.

Surmené, souvent déçu, sollicité de tous côtés, Grégoire n’a que peu de temps a consacrer à ses femmes – trois filles et une épouse, évidemment toutes quatre merveilleuses et très éprises de lui. A la décharge de l’homme trop rare, il se révèle père d’exception, disposé, dès que possible, à transformer le quotidien en une fête de l’esprit et du corps.

Placé en milieu de film, coupe sèche, le suicide n’est pas censé modifier l’opinion que l’on a de Grégoire, il n’y a pas d’opposition entre la vie et la mort, entre l’homme engagé et l’homme en fuite, pas de dépression, pas de révélation telle que : tout ce que vous avez cru comprendre de lui n’était que faux-semblant. Le défunt garde son secret, ses raisons. Il ne sera pas dit que le drame donne lieu à une tragédie. En jouant sur les contrastes, Mia Hansen-Love laisse ses personnages se débrouiller avec des actions et des sentiments contradictoires – deuil, héritage, révolte. En revanche, le collectif et l’individuel trouvent un équilibre provisoire, mécaniquement, lorsque les intérêts convergent. L’alternative à la tragédie n’est pas forcément douçâtre ; ici pas de demi-teintes, le disparate répartit la violence sans la diluer. La question n’est jamais : que faire du mort – Grégoire ne doit pas être renié, et pas davantage idéalisé, pour que ceux qui l’ont aimé puisse survivre ; mais : comment faire avec le mort (principe de réalité)? La suite s’inscrit dans la continuité de ce qui précède,  pas en une ligne claire, plutôt criblée de pointillés.

Enfin, pour ce qui est de Grégoire Canvel / Humbert Balsan, on ne fera surtout pas à Mia Hansen-Love le reproche de se laisser éblouir. Elle se tient à distance, n’impose pas son point de vue. Cette lumière certes favorable dont elle nimbe son personnage se diffracte également sur son entourage, met en évidence des failles, des côtés exaspérants comme une certaine frénésie, un usage compulsif du portable, un manque de prévenance parfois, à l’égard d’employés dévoués, surmenés eux aussi… Aussi, une admiration qui n’efface pas son sujet pour fabriquer un idéal inconsistant mais qui, au contraire, met la sensibilité au profit de la recherche, de la construction d’une image plus complète, plus juste car nourrie de curiosité et d’estime, cette admiration-là est avant tout une forme de connaissance, peut-être la plus belle.

Mia HANSEN-LOVE, « Le père de mes enfants »