Cet obscur objet du dégoût (2)

2. La stigmatisation du reste comme déchet.

« Blessures et prothèses sont des figures accidentées de la défaillance, mais le cours de la vie est ponctué d’expériences permanentes de décomposition, au sens littéral où les corps ne cessent de se composer et de se décomposer tour à tour. L’horreur peut se gonfler de la dramatisation qui entoure l’accident, elle partage des angoisses communes au simple dégoût ordinaire, aux défections inoffensives des diverses excrétions. Excrétions et blessures ouvrent sur une menace d’épanchement qui brise l’équilibre fragile des corps, et le dégoût a pour fonction de préserver cet équilibre en tenant en retrait ces visions de pullulations incontrôlables. Même si l’apparence d’unité que nous projetons sur nos corps n’est qu’une fine pellicule, cet écran n’en est pas moins nécessaire à l’ordre des apparences, car c’est ainsi seulement que nous pouvons parler d’un corps et le reconnaître en dépit de toutes ses altérations.

La production d’un reste est donc la contrepartie inévitable de notre impuissance à totaliser le réel, et la stigmatisation de ce reste comme déchet est l’effet retors d’un besoin d’unité paradoxal. L’affirmation de notre capacité à penser une multiplicité essentiellement profuse est un acte d’affirmation-négation absolument ambivalent, produisant et excluant d’un même geste l’exception qui le rend possible et impossible. L’ambivalence affective du dégoût recouvre de ce fait une réelle ambivalence ontologique : la reconnaissance d’une part immonde imprescriptible est une condition de possibilité de toute unité, et dans le même temps, les détours stratégiques du dégoût semblent avoir pour objectif d’éviter cette frange insupportable. Le dégoût émet un aveu d’impuissance à tout maîtriser, mais une forme de dénégation à l’œuvre à travers lui tend pourtant à oblitérer l’importance ontologique de cette part aveugle. »

Julia Peker, Cet obscur objet du dégoût.

La suite : L’immonde est ce qui s’impose à la sensation dans sa littéralité

Précédemment : Ambivalence du désir : ces saveurs au parfum de décomposition.

 

Photo : L’appartement (1968), court-métrage de Jan Svankmajer.

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Tu n’écris pas

Tu n’écris pas. Chez toi c’est couvert de papier. Feuilles qui jonchent les tables, qui s’envolent au moindre courant d’air, qui crissent quand on les froisse, bruissent quand on passe, feuilles sur les chaises, sur le lit, collées aux murs, glissées dans les livres, feuilles traînant par terre. On peut se servir, ça t’est égal, du papier tu en as, tu ne comptes pas combien, tu t’en aperçois à peine. Ce n’est pas toi, le collectionneur, le bibliothécaire, l’archiviste, au contraire : tu disperses, tu oublies, tu perds. Tu n’écris pas.

Si je ne t’avais pas rendu visite, cette fois-là, alors que tu ne m’attendais pas et que tu ne m’avais même jamais fait la moindre invitation, j’aurais déduit de tes paroles rares et de tes gestes accordés que tu étais un homme précis, soigneux, un homme de mesure, de milieux justes, un homme raisonnable sans doute moins troublant que toi tel que je t’ai découvert ce jour-là, surpris, probablement agacé d’être interrompu. Quelque activité mystérieuse encore aujourd’hui ignorée de moi.

Mais tu m’as ouvert la porte et j’ai pu, à mes dépens, franchir le seuil, me compromettre, me confronter à ce que tu laissais deviner de toi, négligemment, sans te soucier d’exactitude. M’engager dans une découverte hostile et irréparable, en quelque sorte t’envahir ; m’emparer d’images, de morceaux épars, les garder pour plus tard. Je l’ai fait, suivant une intention définie d’avance, préméditation aggravée par le calme que tu m’opposais, j’ai insisté ne me privant pas de t’en faire part, commençant des phrases en espérant t’entendre me répondre. Tu te contentais de m’accompagner poliment, comme si ce n’était pas toi, comme si ce n’était pas ton appartement, tes tables, tes chaises, tes murs, tes feuilles. L’ennui, moi de faire intrusion, toi d’être dérangé, me faisait devenir pire, te faisait devenir moindre, mentalement détruire, quitter les lieux. La stratégie de la terre brûlée.

Et sans avoir soif je voulais ce thé que tu servais dans des tasses transparentes, sans avoir faim je voulais ces gâteaux secs, je demandais à emprunter ces livres et je m’emparais des feuilles répandues, cet étalage agressif de papier, cette lave blanche, hélas sans me brûler j’en ramassais, j’en laissais tomber t’observant du coin de l’œil. Rien ne semblait pouvoir t’offenser. J’ai dit tu n’écris pas.

Alors dans tes yeux, souligné par un certain mouvement de la tête, j’ai cru déceler un message à mon adresse, rédigé comme une énigme à méditer. Ayant saisi ta demande à l’instant de son retrait, j’ai su qu’il fallait que je m’en aille, que je te laisse, que je te déchiffre. Avant de revenir, pour être en droit de le faire. Tu souriais en refermant la porte. Plus tard, sous l’emprise d’une joie élégiaque, je t’ai envoyé une lettre, dont j’attends toujours la réponse. Tu n’écris pas.

Tu vis dans une pénombre, dans une poussière qui te correspondent, te trahissent – même matière, même comportement, même volatilité. Ton regard annule la précision, il irrite ou invite à la paresse, au demi-jour du désir et de l’offrande, il te referme sans que personne n’y prenne garde, jamais, il filtre les idées, efface les détails, donne à voir des promesses, demi-jour à remplir. Comme toutes ces feuilles, et tu n’écris pas.

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[Suite : La lettre]

Instantané sur fond d’un polaroid de Tarkovsky. A voir sur le site.

Le rêveur s’il faut le définir

« Le rêveur, s’il faut le définir en détail, n’est pas un homme, c’est une espèce de créature du genre neutre. Il gîte la plupart du temps quelque part dans un coin inaccessible, comme s’il s’y cachait même de la lumière du jour, et, une fois retiré chez lui, il est collé à son coin comme l’escargot, ou du moins il ressemble beaucoup, à cet égard, à ce curieux animal qui est à la fois animal et maison et qui s’appelle la tortue. »

« Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n’est-il pas vous ? Pourquoi n’est-il pas comme vous ? Il ne vous vaut pas, et pourtant je l’aime plus que vous. »

Nuits blanches, Dostoïevski.

Ils sont jeunes, la vingtaine pas plus, tous deux très pauvres et très beaux – scandaleuse élégance de la simplicité. Elle, son ravissant visage nimbé de boucles blondes – ou brunes, peu importe –, le regard forcément pensif, les yeux forcément grands, très sombres ou très clairs, l’excès ramenant les contraires à la seule expression de l’intensité. Lui, la prestance aux larges épaules, on devine l’honnête homme au poids du fardeau, la mélancolie à l’ombre de la paupière, le cœur généreux, accueillant, toujours épris jamais pris. Ces deux-là on les connaît, ils nous précèdent et nous succèdent, traversent les époques, les villes, les romans, le cinéma, la vie. Leur histoire leur ressemble, elle ne surprend pas mais ne lasse pas non plus. Une rencontre au hasard, il tombe amoureux, elle en aime un autre, absent, elle finit par céder, l’autre revient et la voilà qui s’en va le rejoindre.

Ce n’est certainement pas ainsi, avec ces personnages impeccables et cette histoire éventée – celle, immuable, de l’amour impossible – que l’on saisit la teinte particulière de ces Nuits blanches, et de la façon dont elle varie, contamine et nuance des univers différents. Dès lors que les personnages constituent la toile de fond d’une intrigue devenue également secondaire, les perspectives s’inversent. La ville est projetée à l’avant-plan ; elle détermine l’agencement, la forme, la progression du récit – en un mot, elle participe de son identité. Les amoureux en dérivent comme elle découle d’eux, le sens et l’expression passent l’un dans l’autre. Elle les fait se rencontrer au gré d’un plan large et les sépare au même endroit. Le réseau de rues plus ou moins étroites s’augmente  de canaux et de ponts, les hauts bâtiments aménagent des zones de repli, au sol les pavés font claquer les semelles : c’est un paysage presque mental, un espace figuré fait de liens et de rappels que la neige et la nuit unifient et atténuent. Saint-Pétersbourg, Livourne, le XIXe ou le XXe siècle : lieux et temps fusionnent dans l’irréel.

La nouvelle de Dostoïevki est une narration à la première personne. Sous-titrée Souvenirs d’un rêveur, il s’agit, dans sa totalité brève, d’un rapport sec, mais, dans sa faconde, d’un poème formidablement expressif. Ceux qui n’ont jamais lu l’écrivain russe et qui, de ce fait, considèrent son œuvre avec effroi, persuadés que tant de pages ne peuvent désigner qu’un monstre, ceux-là n’ont pas tort, mais pour les mauvaises raisons. Monstre, oui, de confusion et de complexité, volumineux certes, mais la longueur est un concept subjectif (d’ailleurs, certains récits comme Le sous-sol ou, justement, Les nuits blanches, font à peine une centaine de pages) ; quant au style, il est d’une imparable fluidité. Tout n’est que dialogues, monologues, langage parlé, langage trivial, avec ce que cela suppose de fautes, contradictions, embrouilles, mauvaise foi, exagérations… Autant de données brutes, informes et tumultueuses qui vrombissent et se laissent difficilement dompter par la raison. Lecture facile quoique fébrile, vacarme de l’oral, énergie du verbe. Les amoureux des Nuits blanches se volent la parole l’un à l’autre, se dévorent de mots. Ils se comprennent, ils sont jumeaux en âme, et c’est l’impasse des correspondances : ne les captivent en l’autre que ce qui fait miroir. Ils s’ « entendent » séparément, sans réciprocité. Si leur relation peut sembler fusionnelle, c’est qu’eux-mêmes échouent à s’individualiser. Amalgamés mais solitaires, coupés du monde, ils sont bien des créatures de la ville, vaines émanations souffrantes et insatisfaites.

En acclimatant les Nuits blanches à un Livourne de Cinecittà, Visconti traduit avec intelligence la Russie fantasmée de Dostoïevski. Ville de théâtre, ville intellectuelle, on s’y sent bien comme dans un rêve. L’extérieur donne l’impression d’être à intérieur, c’est-à-dire à l’abri, et comme tout est pensé, rien n’est ressenti. L’idée remplace la sensation : l’idée du froid, l’idée de la tristesse, l’idée de la solitude. A cet égard, nul autre n’a mieux créé une ville de la sorte que Pessoa : son Livre de l’Intranquillité traduit Lisbonne (…la rue des Douradores) en pure intériorité. C’est une construction opérante : débarrassées de tout ce qui, réel ou réaliste, fait diversion, Saint-Pétersbourg et Livourne deviennent des serres chaudes. Les désirs croissent et s’hybrident dans un huis-clos favorable à leur éclosion, favorable à leur déclin.

Il faut noter que, par rapport à la nouvelle de Dostoïevski, Visconti opère une curieuse inversion des caractères. A Livourne, le beau Marcello Mastroianni incarne le beau Mario… Un jeune homme accidentellement solitaire : il voyage beaucoup, n’a pas le temps de lier des relations durables. Rien à voir avec le rêveur russe, sans autre nom qu’un je dénué de valeur sociale, à la fois enraciné et exilé dans la ville. Celui-ci observe le monde, le comprend, le connaît. Anormale, inhumaine sans doute, cette attention excessive l’isole. Il ne fréquente personne, n’a même jamais connu de femme. Sa maladresse et les airs qu’il se donne en public le desservent ; par contraste, Mario n’est qu’élégance et séduction. Un vrai gentleman, un personnage avenant dont l’unique défaut, pour paraphraser une célèbre réplique, est de ne pas en avoir. En vis-à-vis, Natalia ne diffère pas tant de Nastenka : le rose aux joues (qui transparaît dans le noir et blanc, telle est la puissance suggestive du cinéma), timide mais volontaire, femme-enfant naïve et passionnée. Du coup, dans sa version italienne, la tragédie cède à la romance : la solitude de Mario est délimitée, elle a une cause et une issue, n’a donc rien d’universel ni de fondamental. Infiniment plus profonde, celle du rêveur russe n’est même pas suspendue pendant les nuits blanches. Pire, elle en est augmentée. Nastenka reste rivée à son premier amour et confirme par sa déférence affectueuse, que le rêveur n’a pas sa place auprès des hommes.Tout au plus lui offre-t-elle, l’espace de quelques nuits, ce petit supplément de réalité que le rêveur, avide et bricoleur, démultiplie à la folie.

Ainsi l’amour, par le manque qu’il creuse dans la chair, n’est bien souvent que conscience accrue de la solitude.

Ce que Visconti atténue, en édulcorant à l’italienne le propos de Dostoïevski, de nos jours un réalisateur le restitue avec force. Il s’agit de James Gray et de son magnifique Two lovers. Adaptation très contemporaine et cependant fidèle en désespoir à ses origines russes, ce film-là se déroule à Brighton beach, enclave slave de Brooklyn. Un peu plus que rêveur, Leonard est un homme superflu, voûté, amer, éperdu – déplacé. En modifiant avec mesure l’intrigue et les circonstances de la rencontre, James Gray perpétue la figure tragique d’un être qui, parce qu’il ne peut pas vivre l’amour qu’il conçoit, incarne et maintient son idéal nécessaire.

Sur le toit, Two lovers

Textes complémentaires) :

–          L’homme superflu

–          Two lovers

–          Le visage-miroir de l’Idiot (adaptation d’un autre roman de Dostoïevski par Pierre Léon)

Luchino VISCONTI, « Nuits blanches », avec Maria Schell et Marcello Mastroianni, Italie, 1957 (durée : 97’)

Cet obscur objet du dégoût (1)

1. Ambivalence du désir : ces saveurs au parfum de décomposition

« (…) le raffinement gastronomique consiste bien souvent à savoir se tenir sur le seuil fragile tracé par l’ambivalence, à tenter des associations de saveur risquées ou difficiles d’accès, à franchir les frontières culturelles en accédant à ce qui pourrait apparaître de prime abord comme répugnant. Le gastronome averti est celui qui sait dépasser la pente la plus facile du goût, la réaction spontanée portée par l’habitude et le plaisir simple de reconnaître l’aliment familier, et l’élitisme culinaire joue de cette difficulté où se distinguent les palais avertis. Plus encore qu’une ouverture à la nouveauté, le raffinement se juge à la capacité de résistance à l’ambivalence des saveurs. Le goût des Français pour les fromages forts, la cuisine des viandes faisandées ou les pratiques de fermentation explorent les ressources d’une ligne fragile, et c’est manquer de goût que d’ignorer que ces saveurs au parfum de décomposition : l’amateur affirmé reconnaît ses pairs à ce qu’ils savent pratiquer cette gastronomie d’équilibriste, où la saveur s’exalte des ferments de la pourriture.

(…) Parce qu’il sait se tenir à la hauteur du dégoût, le haut-goût est considéré comme une pointe de raffinement tout particulièrement élective, comme le signe confidentiel d’une maturité réservée à quelques initiés. Au-delà du bon goût communément partagé, héritage trop facilement transmissible, la suprême délicatesse consiste à se tenir en ce point fragile qui confond et départage plaisir et dégoût, sur le seuil de la décomposition, saisissant en elle l’intensification du goût. Comme tout érotisme, cette érotique du dégoût est un exercice de style périlleux et fascinant, défiant simultanément les règles strictes du bon goût et l’outrance débridée du mauvais goût. Sans cesse mis en péril, l’objet du désir est menacé à tout instant de franchir le pas de trop qui le transforme en objet de dégoût : le même objet dégoûte et attire en même temps, séduit précisément pour ce qu’il a de déprécié qui invite au dégoût. »

Julia Peker, « Cet obscur objet du dégoût ».

La suite : La stigmatisation du reste comme déchet.

Photos : Le baiser et L’huitre dans « Tampopo », Juzo Itami (1985)

cet homme qui n’existe pas

Rien de cela n’a compté pour moi, dit-elle à l’autre qui ne lui demande rien, qui ne l’écoute peut-être pas. N’y pense pas, c’est oublié, sache seulement que je t’attendais, c’était la nuit tu sais, le ciel plein d’étoiles comme écho démultiplié de lumière, nous donnant raison d’être fous, raison d’être obscurs, raison d’être clairs, de se rencontrer, de parler, tu tardais à venir, j’avais froid, j’avais de l’espoir. Et cet homme, cet homme qui n’existe pas, tout d’un coup s’est retrouvé tout près, vaste et généreux, des mots, des aveux, des pleurs, tu tardais, j’avais froid, j’avais de l’espoir, je ne lui parlais que de toi tu sais, et il comprenait, ne me parlait que de moi, de nous, que sais-je avec tant d’étoiles sur les joues, étincelles de larmes, cristaux de fous rires. Je t’attendais, tu tardais, cet homme se tenait tout près, son manteau ample, si vaste, si chaud, déjà un peu contre moi, mon cœur dans ses bras, mon visage dans ses mains, cet homme qui n’existe pas, toi entre nous comme l’idée de l’amour, mais l’idée, n’est-ce pas, c’est l’absence. Soudain je riais, il riait, cet homme qui n’existe pas. A ce moment l’évidence d’une relation, d’un rapport implicite de ressemblance, de solitude et d’exaspération. Le moment ça ne suffit pas,  je t’attendais depuis un an, depuis toujours. Lumière. Sache seulement que trois nuits ne comptent pas, ne suffisent pas à démonter l’absence qui remonte, elle, à toujours. Et surtout maintenant te voilà, cet homme n’existe pas, dit-elle à l’autre qui ne lui demande rien, qui ne l’écoute peut-être pas.

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Instantané sur fond de « Nuits Blanches »,  Luchino Visconti. Photo : le visage de Maria Schell.

 

Son visage arbitraire (John Cage et la radio)

Le poste de radio, dont John Cage extrait du son aléatoire comme il pourrait le faire de n’importe quel objet trouvé, figure au centre de deux performances (1951 et 1956) d’une sobriété presque contemplative, désintéressée. D’un effet vertigineux, ces mises en scène n’en demeurent pas moins simples et ordinaires. Au milieu du siècle des avant-garde, John Cage n’est pas de ceux qui, sans discernement, exaltent le progrès et cherchent à s’en prévaloir. En art comme dans la société, dans les faits comme dans la vie, l’innovation technique, qu’elle soit littérale, ludique ou même subversive, ne tient lieu ni de style ni de contenu. Aux yeux de cet artiste pluridisciplinaire mais radical, il n’est d’art que vivant, émancipateur, toujours en devenir. L’œuvre ne peut se donner comme forme fixe, forme inerte, sclérosée ; c’est là le cadavre de l’art peut-être – si tant est que l’art n’abolisse pas nécessairement sa propre fin.

Passé l’épisode du piano préparé, les expérimentations de John Cage témoignent d’un cheminement quasi spirituel – ce par quoi il faut surtout entendre : mise à distance, détachement. Distance par rapport à l’immédiat, par rapport à tout ce qui s’organise, s’impose, s’enferme et fait loi. John Cage, qui est un philosophe-musicien (comme Nietzsche, par exemple, est un philosophe-poète, ou encore Kandinsky, un philosophe-peintre), a tendance à donner du monde une représentation essentiellement sonore, à concevoir l’existence  en termes de manifestations sonores. Sa pratique et son approfondissement de l’indétermination ne disent rien d’autre que cela : l’extrapolation du geste musical sur tous les plans. Promouvoir la liberté dans la forme – abolir la forme?  Refuser les pleins pouvoirs au compositeur, aux interprètes – abolir la composition, l’interprétation ? Rendre obsolètes l’exécution et la lecture passives, conjurer l’obéissance : autant d’arguments doubles, fruits d’une pensée circulaire qui soude l’art à la vie.

Plus qu’à l’affût des nouveautés matérielles dont il a un usage rationnel, parcimonieux et absolument accessoire, Cage s’inspire des sagesses orientales. Les appareils ne sont guère pour lui que des objets définis par leur potentiel sonore, de captation ou d’émission. S’il en résulte une quelconque mise en évidence, celle-ci ne peut être que fortuite et dénuée de toute valeur symbolique.

C’est ainsi que Cage procède : cadrer pour libérer. Les amateurs de notations originales trouveront leur bonheur en examinant les « partitions » de « Radio music » et « Imaginary landscape n°4 », sur lesquelles l’artiste détaille écarts de fréquences, silences et autres spécificités hertziennes, d’abord sur une portée puis directement en chiffres et en traits de façon à ouvrir au maximum le spectre de manœuvre. Ces deux morceaux, qui emploient chacun une dizaine de postes et le double en exécutants, sont voués à être uniques (on ne tient pas compte des enregistrements « historiques », contradiction dans les termes), d’autant que la radio évolue sans cesse, en forme et en contenu. Si la radio n’est guère qu’un objet sonore parmi d’autres pour John Cage, plus encore que le piano arrangé, elle est l’instrument de l’indétermination par excellence. Sa multiplicité reflète la multiplicité de tous, reflète plus encore la multiplicité d’un seul – et  parfois même elle paraît porter la gravité de son destin. Unanime et ressemblante, est-elle l’expression de tous ou d’un seul ? Ou, immanence ingrate, ne dévoile-t-elle qu’un visage rassemblé, difforme – son visage arbitraire ?

La radio n’a pas de sens, elle les contient tous, n’en retient aucun. L’ampleur d’un paysage imaginaire est sans limite. A l’écoute, on se trouve d’emblée transporté comme dans un long voyage en voiture. Il arrive toujours un moment où dans la torpeur de la monotonie, on allume distraitement la radio. A tâtons (qu’est-ce qu’on cherche ? qu’est-ce qu’on attend ?), on s’abandonne aux ondes indistinctes, cela peut durer des dizaines de minutes, entre deux villes sur l’autoroute il n’y a pas grand-chose, on passe trop vite d’une chaîne à l’autre, tout est fluide, les parasites collent les bribes de voix, les langues inconnues, les notes de musique, les cris, les rires… La radio est ce médium acousmatique* qui ne supprime certaines formes du silence, de la solitude et du vide que pour les remplacer par d’autres, plus insidieuses, plus redoutables car plus banales… Voilà ce qu’évoquent ces deux morceaux de Cage, ces temps de dérive, ces temps abstraits infiniment creux où, sans se l’avouer, ce qu’on écoute à la radio c’est la radio elle-même, totalité incohérente, continue et discontinue, lugubrement rassurante, berceuse appropriée au demi-sommeil, à la folle rêverie de la pure passivité.

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John Cage (1912-1992), « Imaginary landscape n°4 » (1951), « Radio music » (1956) –

* Voir l’étymologie du terme acousmatique sur le site musicologie.org

Photo : John Cage et son chat (tout de même mieux que John Cage et sa radio…)

John Cage : discipline et paradoxes de l’indétermination

« Le désordre dans lequel nous vivions, c’est-à-dire le désordre qui voulait qu’un bidet se convertît insensiblement et tout naturellement en discothèque et archive des lettres en attente, m’apparaissait comme une discipline nécessaire. » Julio Cortázar, « Marelle ».

Robert Rauschenberg, Poussière (pour John Cage)

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Il n’est pas dans mon intention de livrer un aperçu de la vie de John Cage ni de son œuvre. A la biographie je ne substituerai pas davantage un de ces portraits par lesquels je tente d’appréhender l’art par la fiction, cette pratique ne convenant pas du tout au sujet, lui étant même contraire faute d’une subjectivité suffisamment flexible, suffisamment insolente surtout, pour se rapporter à lui. Elle a sa place bien sûr, mais ailleurs, en des endroits dont le compositeur a compliqué l’accès, endroits non pas illusoires mais mobiles et changeants et, de toute façon, inappropriés. Mes élucubrations musicales ne méritent pas, en général, que je prenne de telles précautions oratoires ; le fait est que Cage m’intimide et m’incite à la réserve. Chose étrange, il s’agit moins de ma part d’un embarras dû au prestige, au poids historique, qu’une défiance vis-à-vis d’une pensée qui, je le sens, entraîne la mienne dans des zones qui lui sont contraires. Et c’est bien sûr de ce heurt que naît en moi la curiosité, le désir, le défi d’aller à sa rencontre. Dès lors, ce que j’en dirai touchera moins la personne – ou plutôt, le personnage – touchera moins l’œuvre ou sa trame mystérieuse qu’une certaine conception de la musique pouvant être, de loin, ressaisie, comprise et intériorisée.

En particulier, l’idée que je retiens est celle de l’indétermination. Si je m’en réfère au cheminement de Cage, je constate avec plaisir qu’il relève davantage d’un opportunisme sensible que d’une habileté spéculative sans âme. Encore faut-il s’entendre sur le terme opportunisme, dans lequel je vois le fruit d’une vigilance apte à saisir la chance, qualité que l’on désigne aujourd’hui par le mot sérendipité. Ainsi du concept d’indétermination, mis au jour incidemment : c’est l’invention, en 1938, du piano arrangé. Ce piano, dans lequel sont introduits divers objets, n’est pas tant un instrument de subversion, ce qui serait pourtant bien dans l’esprit de l’époque, qu’il n’est conçu pour régler à moindres frais certains problèmes logistiques. C’est là que tout s’inverse : les cordes et la caisse de l’instrument réceptacles de matières hétéroclites (métal, plastique, caoutchouc, verre, etc), s’enrichissent effectivement de rythmes et de timbres, mais surtout, ce bric-à-brac et ce remue-ménage rendent le jeu de l’interprète aléatoire. L’altérité que la musique accueille la contamine tout entière, le piano trône en son centre, réservoir d’imprévus, paradigme d’une culture aggravée. Suite à cette heureuse expérience, Cage décide d’étendre l’indétermination à l’acte même de composer. A ce stade, il est intéressant de noter qu’il ne s’agit nullement, de la part du compositeur, d’un véritable lâcher-prise, en ce sens que, comme pour le piano arrangé, plus qu’un retrait c’est un ajout qui provoque l’indétermination. Entre la partition et ses interprètes, John Cage interpose de multiples subterfuges : calques, diagrammes, jets de dés, oracles du I-Ching, etc. Inutile de rentrer dans les détails, l’essentiel est de retenir que partout la dynamique de la création est maintenue – voire renforcée. L’abandon est dans la conséquence bien moins que dans la démarche.

Indétermination ne signifie pas innocence, encore moins désintéressement. C’est un procédé orienté en vue d’une fin : revivifier la musique. Mais peut-être est-il temps que l’on cesse d’utiliser le mot musique, tenu en bride par une histoire ancienne qui en fige le sens. Il faut alors, sans rien céder en contenu et en virtuosité, recourir au son ; composer revient donc à créer les conditions nécessaires au libre déploiement sonore. En un sens, il s’agit de rivaliser avec la nature en générant des sons vivants et autonomes. Cette conception, largement inspirée par les écrits de Thoreau, proscrit logiquement toute forme de mimétisme, même celui qui feint de promouvoir une modernité dont il se contente d’imiter (ou de reproduire) certains signes distinctifs. On le comprend, rien n’est plus opposé à l’indétermination que la vaine quête de ressemblance. Si Cage se plaît à enregistrer des bruits sur bandes magnétiques, il se garde de ne jamais les utiliser tels quels, les débarrasse de leur contexte et du champ sémantique qui les recouvre, les fait régresser jusqu’au dénuement. Son ambition est essentialiste : il s’agit d’atteindre le son en soi. A cette exigence l’indétermination en ajoute une supplémentaire, qui est également moyen d’accéder à la première : l’indétermination est le mouvement par lequel le son est rendu à lui-même, et cette pureté retrouvée justifie à rebours l’indétermination. Le raisonnement se ferme en cercle parfait.

En tout état de cause le principe d’indétermination est problématique. Le silence, qui en figure la clef de voûte, soulève précisément de nombreux paradoxes. Encore s’agit-il d’un emploi restrictif, d’une forme de silence, qui est : suspension du geste musical (4’33’’). C’est-à-dire, comme le piano, il s’agit d’un silence arrangé, dont le potentiel génésique repose sur la contrainte et sur la préméditation. Le public est convoqué ; sont requises la présence, l’action et l’attention. Alors seulement, encadré et prescrit, le silence fait œuvre : il accueille les bruits ambiants et les redistribue à ceux qui sont là, à ceux-là mêmes qui les émettent.

Or si d’une part, l’indétermination relève d’une discipline et, d’autre part, le silence s’accompagne d’une procédure, la liberté rendue au monde sonore restreint singulièrement celle de l’écoute. Certes, l’indétermination, en laissant surgir le son, le renforce, mais l’acte de volonté qui la sous-tend ne le laisse pas indemne. Sans doute le son ne souffre-t-il plus de disparaître sous d’épaisses couches de récit et de symboles, mais c’est oublier un peu vite que la musique, en le dissimulant et en composant avec lui, le protège et le met à l’abri. Cage offre au son une attention que le monde ne lui a jamais octroyée. De quoi est fait le réel ? De nos perceptions mélangées, de nos perceptions émoussées. Que gagne le son a être ainsi surexposé ?

Non que cette manœuvre me trouve incrédule, je me contente ici de soulever les questions qui me hantent lorsque j’appréhende l’œuvre de Cage et qui, je crois, peuvent expliquer certaines perversions qu’elle a pu subir dans son héritage… Contre l’infini du sens dans la musique, quel sorte de remède propose le son purifié ? Dans son obstination à dévoiler un monde sonore organique, désintellectualisé, John Cage n’en facilite nullement l’accès, au contraire : cette nudité qui s’offre à l’écoute signifie l’exigence de notre disponibilité. Par analogie, je peux imaginer une rencontre fortuite avec une personne connue. Selon l’affection que je lui porte, mes sentiments seront variés mais difficilement absents. Et si cette personne me trouble, me dérange ou me surprend à un moment importun, et si je suis amoureuse, et si, à la faveur de cette circonstance exceptionnelle, je lui découvre quelque qualité nouvelle, tous ses sentiments ne finissent-ils pas par former des pensées, susciter des interprétations ? Comment pourrais-je m’en défendre, sinon par une indifférence dont je suis de toute façon incapable ? Il en va de même pour la musique et, a fortiori, pour une production sonore que je suis mise en demeure d’écouter attentivement. Je ne serai pas indifférente, les sons auront un effet sur moi, un effet physique et intellectuel. Le son est d’autant plus sonore qu’il est mis en scène – paradoxe de l’indétermination – d’autant plus retentissant qu’il reçoit cette part de moi-même qu’est mon écoute, il est, dès lors, d’autant plus chargé, d’autant plus signifiant… Cette admirable construction, cette exigence qu’est la musique du hasard, se fracasse contre mon propre déterminisme, se compromet d’autant plus radicalement qu’aucune grille ne la protège, qu’elle se donne à moi dans sa nudité et qu’il me manque sans doute la candeur nécessaire pour respecter la sienne.  Il y a moins de réel dans le son que de sons dans le réel. Cage en a fait l’expérience lui-même : dans le silence le plus absolu, c’est son propre corps qu’il entend. Et j’ajouterai : ses propres pensées. Le son, augmenté de l’écoute, ne peut jamais se remplir que d’irréel.

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Les œuvres de John Cage

Renseignements bio- et bibliographiques sur le site de l’Ircam.

Amitié réticulaire, amitié entre guillemets.

«(…) L’immatérialité de l’« autre », sa présence strictement scripturale, comme simple scintillement d’un écran informatique, cette expérience humainement nouvelle de la réciprocité produisaient un simulacre d’emblée saisissant des relations amicales. Celles-ci ne se déployaient plus dans le halo à la fois complexe et confus de la parole, du regard, du toucher corporel, mais dans le strict registre de l’écriture, c’est-à-dire de pratiques essentiellement intellectuelles. Sans doutes marquées par des finalités relativement précises – l’intérêt plus ou moins bien compris pour une chose ou pour une activité quelconques – les relations d’amitié n’en devenaient pas moins, du fait de leur réalisation exclusivement numérique, des relations de pensée à pensée, passant par l’échange de textes et des pratiques fondamentalement herméneutiques : nous devenions amis parmi des « qui dit quoi à qui et comment » et nous nous définissions soudain nous-même de la sorte, comme un « qui dit quoi à qui et comment ».Du reste, l’amitié continuait de nous définir en propre, non comme collectionneur ni comme intellectuel ou plombier, mais bien comme « internaute » et « scripteur de l’Internet ».
Avec la dématérialisation et l’intellectualisation corrélative des relations amicales, les réseaux ont généré un simulacre subversif de l’amitié et en ont reconfiguré les caractéristiques les plus significatives, tout en maintenant son architecture téléologique. Peut-être, au fond, l’Internet a-t-il mis au jour le plus lumineux l’essence même de ce qui se donne classiquement comme amitié : de la finalité accomplie, achevée, rejointe de concert. Être, c’est être absolument dans les fins que l’on a choisies et au cœur desquelles on se réalise. Et de fait, on se réalise quand on reconnaît dans des écrits qui scintillent là-devant la marque de ses propres préoccupations et qu’on y adhère, qu’on les réélabore à son tour, qu’on en fait son œuvre propre. En quoi le « simulacre » ainsi généré par les réseaux ne fait pas de cette nouvelle amitié une forme dégradée et indigne de ce qu’elle aurait dû être et demeurer. Il s’agit bien d’une image de la chose, de sa représentation et de sa réplique, il s’agit bien de son imitation – mais il s’agit surtout de la manière dont le drame humain de l’amitié se rejoue dans l’espace princeps des flux numériques. (…)»

Évolution de la notion d’amitié (« terme qui pourrait, désormais, requérir l’emploi de guillemets ») à l’ère des réseaux sociaux : extrait d’un texte remarquable de Paul Mathias sur le non moins remarquable blog de Jean-Clet Martin, Strass de la philosophie. Les amis de mes amis : texte intégral sur le site.

La loi n’est pas si simple, puisqu’elle me néglige.

« Mon regard épelait mille petites figures, tombait sur une tête triste, courait sur des bras, sur les gens, et enfin se brûlait.

Chacun était à sa place, libre d’un petit mouvement. Je goûtais le système de classification, la simplicité presque théorique de l’assemblée, l’ordre social. J’avais la sensation délicieuse que tout ce qui respirait dans ce cube, allait suivre ses lois, flamber de rires par grands cercles, s’émouvoir par plaques, ressentir par masses des choses intimesuniques – des remuements secrets, s’élever à l’inavouable ! J’errais sur ces étages d’hommes, de ligne en ligne, par orbites, avec la fantaisie de joindre idéalement entre eux tous ceux ayant la même maladie, ou la même théorie, ou le même vice… Une musique nous touchait tous, abondait, puis devenait toute petite.

(…) Monsieur Teste dit : ‘Le suprême les simplifie. Je parie qu’ils pensent tous, de plus en plus, vers la même chose. Ils seront égaux devant la crise ou la limite commune. Du reste, la loi n’est pas si simple… puisqu’elle me néglige – et – je suis ici.’ »

Paul Valéry, « Monsieur Teste »

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Photo : The Crowd, King Vidor (1928).

Seul, singulier, unique (…)

« L’image que me renvoie le miroir est moins un visage que l’expression d’une situation difficile : parvenir jusqu’à la fin d’une journée. »

Tom Ford, « A single man », avec Colin Firth et Julianne Moore, Etats-Unis, 2009 (durée : 99’)

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George est un homme éminemment raisonnable. Cultivé, réfléchi, d’un goût exquis, entouré de beaux objets, c’est un professeur attentif et méthodique, un homme qui s’endort en pyjama rayé et tient une maison bien ordonnée. Célibataire depuis un an, George est-il seul ou singulier ? Seul, il l’est sans aucune doute, veuf pourrait-on même ajouter, si la décence ne rendait l’emploi de cet épithète outrageant – nous sommes en 1962 – reporté à une personne du même sexe. D’où l’ambiguïté du singulier. En tant que représentant d’une minorité invisible (les homosexuels donc), George ne se distingue pas, il ne présente, pour ainsi dire, que des contours : coupe impeccable du costume gris, monture épaisse des lunettes. L’homme singulier se signale en tant qu’absence.

Ce pourrait être une définition de l’élégance : l’apparence comme mise en scène de l’absence. Tel est le monde selon George, déploiement de son retrait, extériorité absolue : une architecture d’embrasures, de cadres, de fenêtres ouvertes et de miroirs divisés ; des regards ascendants, une vision géométrique mais éblouie, nuancée, émue. Ce monde flottant n’aurait que l’épaisseur d’un décor s’il ne révélait d’emblée une blessure, crevant la surface, le silence, stridences d’un téléphone, images violentes, du sang et des larmes. D’où viennent ces éclats de chair ?

Du passé, c’est-à-dire – soyons précis – de la mémoire. D’un ressassement, éternel retour et éternel recommencement de ce qui n’est plus. Voici un an que George a perdu son compagnon dans un banal accident de voiture. Voici un an que pour lui le temps s’est arrêté, qu’il est pris dans un inexorable mécanisme qui le fait basculer en arrière à chaque bruit, à chaque battement de cil, à chaque respiration. George est enraciné dans son deuil. Non qu’il soit dans l’erreur – George n’est pas un homme malade, un homme à sauver – son affliction lui fait honneur. S’il devait y en avoir une, ce serait la thèse du film : la dignité, la valeur absolue de l’amour, unique (single, encore), irremplaçable, irrémédiable.

En un sens, George est déjà mort. L’idée du suicide n’a rien de scandaleux, ni même de bouleversant ; ce qui l’est, en revanche, c’est de continuer à vivre. Une fois la décision prise, mourir n’est que pure formalité. Et comme George est un homme raisonnable, il prend soin de régler ses affaires, il écrit les lettres qu’il faut, choisit sa tenue mortuaire, dispose les clés sur son bureau. L’ennui, c’est que, pour un homme aussi élégant, se tirer une balle dans la tête relève du comble de l’inélégance. On a beau disposer les oreillers, couvrir le lit, il faut cependant admettre que c’est salissant, un suicide. Surtout, George a un point faible, un côté somme toute irrationnel, incontrôlable : son amie Charley. Charley, l’autre amour, l’antithèse, la femme.

Et quelle femme ! Alors même que, soucieux d’économie et de lisibilité, tant de réalisateurs subordonnent au sujet principal tous les autres personnages – rôles littéralement secondaires – et  endiguent leur propos dans une hiérarchie qui en réduit considérablement la portée, Tom Ford réussit à déconstruire George en Charley. Certes, le choix de l’actrice n’est pas anodin. Julianne Moore offre une diversité de jeu impressionnante, souplesse d’autant plus remarquable qu’un visage sophistiqué et une chevelure flamboyante devraient a priori limiter son registre. Or celui-ci se complète d’une présence forte, d’un caractère qui façonne les rôles plus qu’il ne s’y incarne. En l’occurrence, A single man s’inscrit dans le prolongement d’un film antérieur, Far from Heaven, de Todd Haynes. Julianne Moore y joue le rôle de Cathy, irréprochable femme au foyer délaissée par… un mari homosexuel. Le film en question présente la particularité d’être un mélodrame de reconstitution, tourné en fond et en forme dans les années 50. A single man transpose quelque peu ce principe aux années 60. Sans doute Charley n’est-elle pas l’épouse de George, mais elle fut un temps sa maîtresse, et semble encore fort amoureuse. Sous-texte discrètement féministe dans l’un et l’autre films : toute libérée qu’elle paraisse, Charley n’est guère plus épanouie que Cathy. Vieillissante quoique encore belle, faussement artificielle, alcoolique par désespoir, Charley entre dans cet âge difficile où les femmes qui ne vivent que par et pour l’amour se voient disqualifier de n’être simplement plus aussi fraîches que leurs cadettes qui prennent étourdiment la relève. Détail d’importance : la voisine de Charley, toute pimpante dans sa jolie maison, affublée de deux enfants tirés à quatre épingles et d’un mari visiblement peu amène, est la copie conforme de Cathy. De l’autre côté de la pelouse, en coulisses, on devine le drame domestique qui se prépare…

Le double rôle de Julianne Moore établit donc un parallèle intéressant entre le film de Todd Haynes et celui de Tom Ford. Dès lors, on comprend (accepte ?) mieux le formalisme de Tom Ford, auquel certains ne pardonnent pas d’être, au préalable, un couturier à la mode. A single man n’est peut-être pas exactement construit à la manière d’un film des années 60, mais son esthétique s’inspire de la mythologie de cette époque, de ce qu’on en a retenu, ce qu’on aime encore aujourd’hui. Il y a bien sûr une certaine facilité, une coquetterie : par comparaison, certains aspects de Far from Heaven heurtent le goût actuel (couleurs trop criardes, coiffures et tenues franchement démodées). Avec Tom Ford, tout est beau et rien n’est démodé… Autant tracer une ligne jusqu’à Xavier Dolan qui, à sa façon, fait de ses Amours imaginaires un bel ouvrage vintage.

La posture de Tom Ford, qui est celle du dandy, s’accorde évidemment à son propos. Si le raffinement de George se brise contre l’exubérance de Charley, leur passé commun (les années folles à Londres) est ce point d’intersection qui ouvre le champ des interprétations. Saisi sur une infime parcelle de présent, au crépuscule de sa vie – pour prendre un cliché qui lui convient bien – George s’augmente d’un passé plus ou moins lointain au cours duquel, on le comprend, il a pu être fort différent, c’est-à-dire plus proche de ce que représente Charley. Le visage de George se compose et se fragmente à mesure que la journée avance vers sa fin, à mesure qu’il s’emploie à clôturer une à une toutes les facettes de son existence, qu’il se ferme aux opportunités nouvelles qui se présentent à lui. Elégance extrême et refus de la simplicité : Tom Ford filme George comme un polyèdre, n’éclairant jamais qu’une seule face à la fois. Jeux de lumière en surface, jeux d’ombre en profondeur : ainsi procède le dandy.

On ne considérera nullement la mort comme une fin en soi (négative), mais on y verra la seule forme que puisse désormais revêtir l’amour. Il n’est pas de façon plus rationnelle de présenter cet état, qui est sans foi, sans espoir, et cependant pure positivité. Mourir non pas pour rejoindre l’amour, mais pour n’être plus sans lui – une double négation n’étant rien d’autre qu’une forte affirmation.

Tom Ford, « A single man »

A lire :

La belle critique de Pascale Bodet sur le site de Chronicart.

Un autre dandy : Les amours imaginaires de Xavier Dolan.

Far from Heaven (le texte de Philippe Delvosalle)