Ligeti ou le chant des sirènes

« La musique paraît demeurer immobile, mais c’est là seulement une illusion : à l’intérieur de cette apparente immobilité, cette qualité de statisme, il y a des changements graduels : je pense ici à une surface aquatique où se réfléchit une image, la surface de l’eau est alors peu à peu troublée, et l’image disparaît, mais très, très progressivement. A la suite de quoi l’eau s’apaise de nouveau, et nous pouvons voir une image différente. »  (Ligeti in conversations, Ernst Eulenburg, 1983)

« Quand on peint une chose intérieure, on peint une chose enfoncée. Or l’enfoncement, quelque éclairé qu’il puisse être, ne peut jamais offrir l’uniforme et vive clarté d’une surface. » Joseph Joubert

(les métronomes)

La musique de Ligeti est d’une plénitude qui se dérobe ; l’aborder c’est la dissiper, c’est, du même coup, dissiper un possible malentendu. Semblant induire à la rêverie, le canevas qu’elle déplie se crevasse sitôt qu’il est approché, se déchire sous le désir de s’y prélasser. Étale en apparence, cette musique ne fait que retomber, elle s’éloigne, tout est calme. Sa surface : l’ombre neutralisée. Engloutie mais persistante, on pourrait croire qu’elle se dédouble, entre ce qu’elle garde et ce qu’elle donne, de fait, le dédoublement est pour elle une nécessité : ce qu’elle retient, son intériorité, est la condition même du jaillissement. Est-ce à dire que son existence relève d’une spéculation sur l’invisible, sur l’inaudible, que sa valeur tient d’un acte de foi ? Tout dépend de l’écoute, de l’endroit où l’on se place c’est-à-dire, pour être précis, de vers où l’on se déplace. Se méfier des apparences : sur le calme il faut s’agiter. Ligeti lui-même va et vient, très loin lorsque déjà, réfléchissant à la trame qui se noue sur sa partition, il ne fait qu’accumuler de la distance, s’éloignant toujours plus de sa position initiale qui continue à exister sans lui, durable et mémorable. L’intégrité d’une œuvre impose que son origine lui devienne inaccessible, aille jusqu’à se contredire – en apparence.

Il est troublant de constater à quel point l’évolution d’un artiste semble parfois obéir à une idée qu’il ignore, laquelle lui confère une cohésion qui surpasse son trouble, son angoisse, son ambition, qui surpasse même son désir de se surpasser, une cohésion qui domine les contradictions et s’accommode des erreurs.

Tandis qu’à rebours l’œuvre exhume l’idée, l’idée demeure encore cachée, ne devant jamais paraître nue, dans sa simplicité désarmante, l’œuvre devant la travestir, la justifier, la combattre, l’approuver et la réprouver. Mouvement dialectique imparable, fondateur, garant d’un espace et d’une durée propres à l’œuvre, garant surtout d’authenticité ; l’œuvre est ce détachement progressif par lequel je deviens autre.

Cette idée oriente Ligeti dans son travail depuis avant qu’il en soit conscient – depuis avant que, croyant la connaître, il tente de se saisir d’elle. Et voici, en résumé : à Budapest, sur les traces de ses compatriotes Bartók et Kodaly, il collecte des musiques traditionnelles sans autre intention que celle de déchiffrer leur grammaire étrange, il écrit la Musica Ricercata (« mise en scène » par Kubrick dans Eyes wide shut). Passés quelques essais sériels peu probants, à Vienne dans le studio de G. M. Koenig et sous l’influence de Stockhausen, il se livre à de plus engageantes expérimentations dans le champ de la composition électronique, mais au final ne s’y attache pas davantage. Plus tard encore, études d’un autre genre sur les timbres, ce qu’il nomme « micropolyphonies », la pensée s’affine, la démarche se précise sans que l’homme ne songe jamais à mettre un terme à ses recherches, prenant simplement conscience de ce qu’il fait, ne s’arrêtant pas, son exigence altière braquée sur l’ailleurs. L’idée le creuse, lui, toujours au même endroit : derrière, en bas, du côté des rouages, de l’ossature, du fonctionnement. L’arrière-monde de la musique plutôt que la musique en tant que telle, comme si son seul et unique sujet devait être son accomplissement, quitte à ce qu’elle n’advienne jamais ou que, à peine créée, elle reflue, se retire, disparaisse, à la fois subsidiaire et dissipée, n’étant musique qu’en revers, substance d’ombre et de mécanismes, corps intentionnel non pas corps effectif.

Il y a ce moment devenu historique, un peu dada parce que Ligeti, au début des années 60, est plus ou moins lié à Fluxus, moment cependant décisif, celui du Poème symphonique pour 100 métronomes. Historique, non en raison du léger scandale qu’il occasionne à la télévision, mais parce qu’il donne audience à ces machines un peu honteuses que sont les métronomes (telles le quadrillage d’un cahier destiné à faire écrire droit), que l’on relègue aux coulisses du travail. Au singulier, le métronome appuie la structure rationnelle de la musique. Le pluriel en revanche l’invalide par l’excès, tout en la maintenant dans le ridicule d’un entêtement absurde (penser au lapin Duracell). Voilà pour l’angle comique. Quant à l’angle tragique, en laissant les métronomes caqueter jusqu’à épuisement pendant une vingtaine de minutes, Ligeti montre la mécanique interne d’une musique qui n’existe pas encore, qui n’existera jamais sinon dans cette tentative tragi-comique d’accéder à l’existence.

Pour faire le pont avec ce qui va suivre, il faut évoquer Continuum. Ce morceau peut sembler reproduire l’expérience des métronomes,  cette fois sur un véritable instrument ; mais son principe repose sur une théorie différente. En exploitant les spécificités du clavecin (claviers multiples, douceur du toucher), Ligeti crée l’illusion du continu avec le discontinu. Comme dans le Poème pour 100 métronomes, on entend d’abord des cliquetis innombrables, ensuite, sous l’effet tant de l’hypnose légère à laquelle induit toute musique répétitive, tant de la qualité propre de la note répétée, qui est de contaminer les notes voisines, de filer, de couler, de se répandre, ce qui semble ne devoir être qu’un martèlement inconséquent  se transforme, prend forme, devient flux, se métamorphose à l’oreille. Ce déphasage fait une fois de plus douter de l’existence de la musique, interroge sa nature, son étendue entre louvoiement, altération et reprise, du son à la perception.

A partir de là, Ligeti entre dans un rapport nouveau de création. Il se met à composer comme un magicien, maître d’une œuvre qui n’existe pas à l’endroit même où elle se produit cependant. Lontano, Lux Aeterna, Concerto pour violoncelle et orchestre : autant de musiques illusoires, de surfaces d’absence. Pièces maintes fois récupérées au cinéma, toujours Kubrick, ou copiées (Angelo Badalamenti pour Lynch), nul hasard là-dedans, mais conséquence fâcheuse en ce qu’associées à une image, à un film, elles perdent hélas leur caractère singulier, leur potentiel de questionnement, devenant « atmosphériques », autant dire inopérantes.

Déjà loin, Ligeti concentre désormais son attention sur les instruments, sollicitant leurs incapacités et leur réclamant d’impossibles sons que  l’orchestre seul parvient à rendre, orchestre plus que jamais assigné à réunir des instruments pris en défaut. Hungarian Rock, Nonsense Madrigals, Concerto pour piano : rusé, curieux, facétieux et avide d’expérimentations diverses, désormais Ligeti cherche avant tout à s’amuser, vieil homme un peu voltairien, il rit des querelles d’école et entend bien cultiver son inadhésion, demeurer au dehors, ailleurs – nulle part de préférence.

Ligeti a beaucoup écrit, beaucoup parlé, entretiens, essais, commentaires, notices… Ses propos suivent de près les variations incessantes de l’œuvre musicale, revenant avec insistance sur le besoin d’évoluer sans cesse, l’horreur de la stagnation. C’est pourquoi ses eaux calmes n’ont pas droit à l’existence, c’est pourquoi elles infligent l’apparence comme un piège. L’arrière-monde doit rester enfoncé, invisible et inaudible, seule l’illusion peut, non pas le faire apparaître, mais le rendre désirable. Interdit comme tel, il provoque des images, des reflets sonores ; il s’ouvre d’autant plus qu’il attend d’être arpenté. La musique attend, la musique est ce chant des sirènes, irrésistible appel et invitation au voyage.

Ligeti sur le site de l’IRCAM (Compositeur autrichien né en Transylvanie le 28 mai 1923 et mort à Vienne le 12 juin 2006, etc)

Discographie.

Publicité

3 réflexions sur “Ligeti ou le chant des sirènes

  1. C’est un immense plaisir que de vous lire, on peut être plus juste dans les mots. Votre dernier paragraphe me rappelle une phrase assez connue de Ligeti, et que j’aime citer souvent : « Je m’imagine la musique comme quelque chose de très loin dans l’espace, qui existe depuis toujours et qui existera toujours, et dont nous n’entendons qu’un petit craquèlement ». Craquèlement de l’arrière-monde…

  2. Votre commentaire me va droit au cœur.
    Craquèlement – un mot magnifique. Voyez, je ne connaissais pas cette belle citation et cependant elle ne m’étonne pas tant les textes de Ligeti correspondent à sa musique.

  3. Pingback: Alto : résistance de l’instrument. « Rue des Douradores

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s