1. Ambivalence du désir : ces saveurs au parfum de décomposition
« (…) le raffinement gastronomique consiste bien souvent à savoir se tenir sur le seuil fragile tracé par l’ambivalence, à tenter des associations de saveur risquées ou difficiles d’accès, à franchir les frontières culturelles en accédant à ce qui pourrait apparaître de prime abord comme répugnant. Le gastronome averti est celui qui sait dépasser la pente la plus facile du goût, la réaction spontanée portée par l’habitude et le plaisir simple de reconnaître l’aliment familier, et l’élitisme culinaire joue de cette difficulté où se distinguent les palais avertis. Plus encore qu’une ouverture à la nouveauté, le raffinement se juge à la capacité de résistance à l’ambivalence des saveurs. Le goût des Français pour les fromages forts, la cuisine des viandes faisandées ou les pratiques de fermentation explorent les ressources d’une ligne fragile, et c’est manquer de goût que d’ignorer que ces saveurs au parfum de décomposition : l’amateur affirmé reconnaît ses pairs à ce qu’ils savent pratiquer cette gastronomie d’équilibriste, où la saveur s’exalte des ferments de la pourriture.
(…) Parce qu’il sait se tenir à la hauteur du dégoût, le haut-goût est considéré comme une pointe de raffinement tout particulièrement élective, comme le signe confidentiel d’une maturité réservée à quelques initiés. Au-delà du bon goût communément partagé, héritage trop facilement transmissible, la suprême délicatesse consiste à se tenir en ce point fragile qui confond et départage plaisir et dégoût, sur le seuil de la décomposition, saisissant en elle l’intensification du goût. Comme tout érotisme, cette érotique du dégoût est un exercice de style périlleux et fascinant, défiant simultanément les règles strictes du bon goût et l’outrance débridée du mauvais goût. Sans cesse mis en péril, l’objet du désir est menacé à tout instant de franchir le pas de trop qui le transforme en objet de dégoût : le même objet dégoûte et attire en même temps, séduit précisément pour ce qu’il a de déprécié qui invite au dégoût. »
Julia Peker, « Cet obscur objet du dégoût ».
La suite : La stigmatisation du reste comme déchet.
Photos : Le baiser et L’huitre dans « Tampopo », Juzo Itami (1985)
Bonsoir,
Qui s’intéresse au baiser ne saurait échapper à ce bel extrait dont vous proposez un photogramme. Si vous souhaitez aller plus avant, je vous invite à rejoindre « ma » théorie des baisers -dans le sens d’une procession- autour du jeudi 29 octobre 2009 de mon blog.
Bien à vous,
Olivier V.