où ai-je mis ce que je voulais faire dans quelle région inhospitalière dans quel paysage indisponible où ai-je mis ce que je voulais chercher dans quelle chambre l’ai-je veillé sous quel oreiller gelée l’enquête sous quel lit quels éboulis où ai-je laissé ma main desséchée de quel arbre est-elle tombée l’ai-je cueillie m’a-t-elle manqué qu’ai-je dit qu’ai-je vu quel contrechamp qu’ai-je ri tout ce temps qu’ai-je à feu et à sang quels sentiments quelle parade si souvent de face et simultanément folle d’espace où ai-je su que jamais plus ai-je cru que pourtant ai-je admiré ai-je décrié j’entends les fracas les traces au figuré où ai-je pensé hors d’ici ai-je inachevé ai-je assez créé suffisamment fourvoyé l’envers les contours le défini où ai-je dit l’imaginaire où ai-je mis ce que j’avais encore à faire sous quel œil écarquillé sous quel ciel défenestré pourvu que plus jamais pourvu qu’insufflée où ai-je conçu l’échappée si demain la houle et quelque autre telle est l’écoulée
Mois: décembre 2010
Qu’elle s’en souvienne. Trébucher dans l’irréel
« Ou bien on va commencer à rôder, à trébucher dans l’irréel avec, de loin en loin, le secours d’incertains repères sauvés par la mémoire, et ce ne sera plus de toute façon qu’une histoire d’ombre entre les ombres ; ou bien, si l’on voit assez clair… » Philippe Jacottet, Ce peu de bruits.
L’argent du taxi est dans sa poche, elle peut se réjouir, un beau billet tout lisse comme elle en voit rarement et comme, plus rarement encore, il lui arrive d’en avoir un sur elle, pour elle, en secret, à garder. L’argent du taxi, ces idées qu’ils ont les riches, mais leur folie l’arrange, on ne refuse pas une telle aubaine. Sinon nul besoin de faire semblant, d’en rajouter, de gémir comme d’autres peuvent le faire. C’est bon, elle est partie de chez eux comme d’habitude, à petits pas de souris, équipée de sa solide canne, le bras en écharpe… Ça n’empêche pourtant pas de marcher, un bras malade, mais ça attendrit les riches. Qu’on ne la diminue pas davantage : elle a les jambes solides, des jambes qui lui offrent cette liberté qu’elle a, par ailleurs, si peu. Pourquoi se priverait-elle des rues enfin vides, de la nuit qui les remplit à ras-bord ? C’est si rare qu’elle ait le temps de déployer sa précieuse collection de souvenirs, si rare qu’elle puisse même se rendre compte qu’elle possède une telle collection… Parce que ses secrets sont enfouis si profondément dans sa mémoire, il lui arrive parfois d’en oublier l’existence. Mais pas ce soir, puisque ce soir elle est enfin seule, et l’univers paraît transformé, rien que pour elle, l’univers scintille, voyez, à sa mesure (minuscule en fait). Échanger ces merveilles contre rien du tout en accéléré, derrière des vitres sales, dans un mélange saumâtre de tabac froid et du cuir usé, penser déjà à ce qu’il faudra faire après, à la maison, avant de pouvoir se mettre au lit, si on parvient à s’endormir, si on en a la force. Bien sûr le genou tire un peu, et le dos ploie sous la vie de labeur, la vie pliée en deux à récolter, lessiver, cuisiner pour dix, enfanter, houspiller, récurer, jeter, traîner, la vie sur le dos et voilà qu’elle se priverait de ce plaisir sans prix, la promenade nocturne. C’est davantage qu’un beau billet qu’elle gaspillerait à vouloir aller plus vite. Si son temps n’était pas compté, elle en consacrerait pourquoi pas, une toute petite quantité à comprendre les riches qui aiment les voitures et la vitesse, mais ça doit rester mystérieux, comme les règles et les objets étranges chez eux, qu’elle respecte, qu’elle voit, qu’elle touche sans savoir – pour garder son travail – et qui la laissent toute songeuse. Pas la peine d’expliquer ceci et cela, d’interroger : les questions elle n’en pose plus. Depuis le temps elle sait que les réponses la déçoivent, tandis que les histoires qu’elle se raconte en lieu et place de l’inconnu – la comblent. C’est comme d’emprunter cette rue déserte, en pleine nuit, et s’émerveiller de l’incroyable effet des néons sur cette robe rose qu’elle pourrait peut-être s’acheter, avec l’argent du taxi. Rien à voir avec sa robe d’autrefois, si étroite, si raide, si pâle. C’est sûr elle préfère celle-ci qui déferle, qui resplendit. Il faut qu’elle s’en souvienne et qu’elle y repense. Si elle a le temps, un jour, la prochaine fois.
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Photo : Polly Braden, Night walk. Xiamen, 2007
Désir, écriture, 2046
Wong Kar-wai, « 2046 », avec Tony Leung, Gong Li, Zhang Ziyi, Faye Wong, Hong-Kong, 2004 (durée:2h10)
Comme le désir déborde son objet, quitte à le défaire, quitte à le fuir, l’écriture effleure à peine l’écrit, elle l’annonce, le devance et s’en éloigne, force libre de contenu et devenir libre. L’analogie n’est pas ici une coïncidence, elle initie un rapport, définit l’origine commune à partir de laquelle écriture et désir se produisent, s’absentent et parfois se retrouvent. De cette relation mouvante, difficile à saisir et plus généralement éprouvée que pensée, 2046 pourrait être la proposition visuelle.
Wong Kar-wai est un conteur et un illustrateur. Limpide, son cinéma repose sur l’intelligence d’une structure qui épouse et organise les méandres du discours, tout en lui laissant l’ouverture nécessaire à son juste déploiement. Il y a donc, à chaque ligne, l’écrivain, le « je » qui vit et imagine, « je » fluctuant, parfois réel, parfois personnage. Dispersion très relative : l’écrivain s’identifie par assimilation. Allergique à toute altérité, hantise et attraction, il possède et craint d’être possédé. Son point de départ – ou son point de chute – pourrait être une chambre d’hôtel à Hong-Kong, la chambre 2046*. En ce lieu clos gravitent ses amoureuses. A plusieurs elles semblent n’en faire qu’une, exacte symétrie de lui devenant plusieurs, subversion révélatrice de l’un par le multiple, qui n’a bien sûr d’autre source que cette subjectivité dévorante qui domine la narration. Aussi ce « je » figure-t-il un point du vue ambigu, simultanément unique et partagé, épars, discontinu, prisme créateur et perturbateur, reflet d’un « je » tautologique.
2046 n’est pas seulement une chambre, c’est principalement la zone dont l’écrivain se trouve captif. Physiquement, mentalement, existentiellement. A mi-parcours entre le réel et l’irréel, entre le même (l’écrivain) et l’autre (nié donc invisible), cette zone est un lieu commun (sans connotation péjorative ; voir aussi Stalker, Orphée, Gerry…) du cinéma et de la littérature. Ici, la zone 2046, est un train. Courant continu, entre passivité et mobilité, extériorité et intériorité, le train actualise un état d’enfermement peuplé de fantasmagories. Car il apporte un espoir, l’idée d’un ailleurs, d’une altérité. Zone mobile, double discours, le train promet la liberté qu’il suspend.
Littérale, cette interprétation de l’image peut sembler inacceptable. Parce que le film affiche une apparence immodeste, sa sophistication commande presque une lecture qui la remette en question, qui l’excuse en quelque sorte. Une surface chatoyante, presque décadente, peut-elle se donner au premier degré et de là révéler une réalité invisible ? Ces fluorescences – si décoratives, si bien assorties aux robes et à la musique pop – peuvent-elles mettre au jour une intériorité réelle ? La réponse est évidemment affirmative. Quelque réserve que l’on puisse émettre quant au nuancier de Wong Kar-wai, l’univers d’un écrivain (de cet écrivain-là) est tout sauf austère. Le dandysme – raffinement, jeu, alcool, femmes – n’est jamais que la marque la plus superficielle d’une harassante réinvention de soi à la fois subordonnée et fondatrice d’inconstance, de mélancolie et d’insatisfaction. On devine que l’écrivain de 2046 n’a que très peu de talent, juste ce qu’il faut pour vivoter, écrire sur un coin de table des romans de genre (érotiques et de science-fiction). Ici pas de jugements de valeur, au contraire. Que l’écrivain soit de gare ou de génie, peu importe : n’est pas envisagé l’écrit, mais l’écriture, c’est-à-dire cette disposition de soi qui devient mode de vie, qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne se substitue pas à la vie mais s’enchâsse en elle.
La beauté des femmes, il est vrai toujours très maquillées, très habillées et très photographiées, l’abondance de musiques émouvantes, la circulation en couloirs et la prolifération des lumières artificielles – toute forme est un contenu. Le train devient le théâtre d’une sublimation extrême dont l’intensité confine à la souffrance. En ce point 2046 célèbre les retrouvailles entre désir et écriture. Hélas cette fête sublime peut s’avérer féconde, mais les mots et les images (le film coïncide naturellement, par osmose, à son propos) qu’elle engendre sont de moindre qualité, voués au mélange et à l’insuffisance. En outre, la coïncidence entre désir et écriture n’est pas le fruit d’un hasard : c’est tout simplement l’œuvre du même, l’œuvre d’un être qui tourne à vide, condamné à répéter les mêmes erreurs, incapable d’évoluer. Et comme une formule maintes fois répétée trahit malgré elle son désarroi, il y a très certainement dans ce train qui ne cesse de revenir et qui jamais n’arrive, une conscience qui s’afflige de sa propre absurdité.
Sans cesse reporté d’une femme à l’autre, du passé au devenir, de la jouissance à l’inassouvissement, que signifie l’amour en 2046 ? Car c’est là l’essentiel qui constitue la substance du film, la raison d’être de l’écrivain et la matière même de son écriture. Mais ici, l’incapacité de l’écrivain à aimer le contraint au rôle du miroir. Malgré le prisme déformant de son regard, sa fâcheuse manie de ne désirer que celle qui se refuse (et de rejeter celle qui s’offre), se reflètent à travers lui de beaux visages d’amoureuses, de véritables héroïnes, ni Ophélie ni Médée car tragiques d’une façon très quotidienne, d’autant plus bouleversantes que triviales (prostituée, joueuse, fille à papa). Elles débordent, s’échappent de la subjectivité qui les conçoit. Traversent le miroir. Peu à peu l’écrivain s’efface. Signe que l’écriture, le désir, sont des forces inépuisables, dont le contenu n’est jamais que provisoire. Comme le désir déborde son objet, quitte à le défaire, quitte à le fuir, l’écriture effleure à peine l’écrit, elle l’annonce, le devance et s’en éloigne, force libre de contenu et devenir libre…
* Chambre 2046 qui est la chambre des amants dans In the mood for love, dont 2046 est la suite… C’est dans ce premier film que l’écrivain se met à écrire, c’est alors qu’il désapprend l’amour… Subtilement différents, les deux films sont magnifiques.
Le dialogue est rare
(encre : Zao Wou-ki)
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Est-ce à moi de dire
La parole n’est mienne
Révolue
En la distance acquise
A l’affluence
Tout autre compromise
Lorsque reçue
Creuse elle revient dense
L’ impatience raréfie
Le verbe rabâché dès avant
Sa naissance
Proférer signifie
Ma déficience
Est-ce encore à moi
Ce verbe sans ressemblance
Que définit non ma voix
Frêle non moi ne me définit
Qu’enfreinte et cela
Cela cependant me délivre
D’être si peu là
N’est mienne
La parole initiale
Dès lors inachevée
Poreuse offerte
Afin qu’elle me revienne
Renouvelée
Voyageuse
Est-ce à moi de dire
Non mienne non tienne
La parole erre
En cet intime écart
Insaisissable elle
Nous désempare
Son décor quotidien
Un écrivain est celui qui impose silence à cette parole, et une œuvre littéraire est, pour celui qui sait y pénétrer, un riche séjour de silence, une défense ferme et une haute muraille contre cette immensité parlante qui s’adresse à nous en nous détournant de nous. Blanchot, Le livre à venir.
C’est facile de venir ici, il se le dit chaque fois. Par imitation de la vie, l’errance est justifiée, l’empreinte se mérite. Une évidence quand la règle justement se dérobe et réclame un amendement ou pire, une refondation. Il faut résister au moins à ça, choisir son moment, son centre et s’y tenir. A d’autres le soleil, l’océan les soi-disant nomades, à d’autres la chambre, le cinéma, les soi-disant calfeutrés, lui c’est ici sa place. Une seule pièce, des hauts murs, pas beaucoup de lumière : il n’y a rien à comprendre, presque rien d’autre à faire que de venir jour après jour, trouver un coin libre (pas toujours le même si possible), s’asseoir et laisser le serveur se charger du reste, prendre la commande avec cette neutralité qu’il apprécie, qui le soulage. La répétition rectifie l’horizon trouble des esprits inquiets. Il aime cet endroit un peu fané, tellement chic, son ventre humide qui gargouille repu d’intelligence fumeuse, son enthousiasme, ses chuchotements, son plancher qui chante, qui bavarde, qui reluque par dessous les tables aux pieds bien galbés, là-devant le marbre égoïste, là-derrière les miroirs exaltés qui réduisent le monde à une simple géométrie de plans.
Son droit d’entrée c’est sa mise, sa nonchalance travaillée – manteau ample et sombre et souple, mains dans les poches. Il ne se déshabille pas, se sent mieux ainsi couvert, même si ses vêtements de neige et de vent, ici, dans la tiédeur, ne font que le dramatiser davantage. La discordance correspond à l’idée qu’il se fait du décor, qu’il complète à sa manière, en prenant l’intime parti d’agir à peine. Aux yeux du monde il peut toujours se justifier, une histoire de coup de vent, il entre et il sort, pas question de rester plus de dix minutes, le temps de prendre un café, un gâteau pourquoi pas, lequel on va voir, après il s’en va, disparaît, donc pas la peine d’ôter ce manteau, ce chapeau, tous ces courants d’air, ces froissements, ces climats instables… Sa part de raison mise en tiers, il sait bien que cela ne vaut que pour lui, que personne ne s’en offense, ne le juge, que c’est à lui de remarquer les autres – mieux, de les comprendre, de les rencontrer, par résonance, et de s’effacer, comme de rien.
La pénombre toujours égale en ce lieu n’indique aucune heure. Elle ne compte ni les minutes ni les siècles, le temps s’écoule ailleurs. Les clients se succèdent, seuls ou à plusieurs, voiles de parfum qui s’entremêlent, filets de voix qui s’entrecroisent, pages qui se tournent.
A l’écart il étudie sa part de gâteau avant de l’entamer. C’est une miniature très coquette, une fleur de crème certes un peu trop ésotérique pour une pâtisserie, avec un biscuit qui craque et un autre qui fond. Il soupire, doit se résigner à détruire cette jolie chose. Dans sa bouche (dans son sang) le gâteau continue de l’émerveiller, il le visualise mieux à l’intérieur (étrangement comme une musique), le monde lui pèse en même temps qu’il s’amollit. Ce bien-être demande un exutoire. Alors il s’amuse des autres, leur invente des romances, écrit des dialogues, donne la réplique, participe, de loin. Quitte à se trahir parfois, croiser un regard, faire naître un sourire. Le mécanisme inverse se met automatiquement en route, il baisse les yeux, s’excuse maladroitement, fait mine de se lever ou de saluer, il ne sait pas lui-même ce qu’il fait. Et semble regarder ailleurs, cherche à détourner l’attention brièvement éveillée. Non qu’il ne sente l’opportunité, l’envie. Au contraire. Tel est son désir qu’en levant les yeux sur lui pour l’éprouver, tenter l’expérience, esquisser le geste, il ne craigne d’enfreindre un désir plus haut que celui qui s’offre à l’instant, ne s’imagine le perdre ne serait-ce qu’en y songeant. Que l’éblouissement demeure intact.
Pour se donner une contenance, il plonge la main dans la poche intérieure de son manteau, en retire un livre et un carnet (des petits formats, exprès pour ce genre de situation) qu’il pose, bien en évidence, à côté de la tasse vide. Voilà pour la muraille, si rien de ce qui précède ne suffit. Quelques miettes jonchent à présent l’assiette vide, restent aussi des sillons de crème qu’il recueille sur le tranchant de l’index, c’est le meilleur, le gâteau au doigt, une question de température corporelle sans doute, de contact avec la peau. Las il ne fait même plus semblant, ne se soucie plus de ceux qui sont là, tout près et moins près, il les imagine vaguement, paresseusement, les dilue dans les pensées qui passent, les mélange, les déforme, s’amalgame à leur rumeur émouvante. La tête penchée en avant, les poings contre les joues, le visage entièrement dissimulé, les yeux sinon tellement (trop ?) expressifs, la peau fine, tant de plis vulnérables. De l’autre côté de la salle, suffisamment loin de lui, la grande porte vitrée annule quasiment le monde extérieur. L’âme versatile qui définit ce lieu entame une phase de déclin. Alentour, il n’y a plus grand monde. Deux silhouettes émergent de ce brouillard laiteux qui représente la neige et la rue. La porte se referme avec ce qu’il faut d’air froid et de tintements pour éveiller ceux qui peuvent l’être. Un événement fortuit, insignifiant, sauf que les nouveaux venus le regardent et s’avancent lentement dans sa direction. Lui ne les voit pas venir, ne voit plus rien, penché, de plus en plus penché. Incrusté dans son décor imaginaire, il n’en bougera pas et, quoi qu’il arrive, personne ne viendra franchir cette limite, le ressaisir, le rejoindre là où il n’est plus.
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Photo: Saul Leiter
Orphée désoeuvré
« Je me demande parfois si mon malaise perpétuel ne vient pas d’une incroyable indifférence aux choses de ce monde, si mes œuvres ne sont pas une lutte afin de m’accrocher aux objets qui occupent les autres, si ma bonté n’est pas une effort de chaque minute pour vaincre le manque de contact avec autrui.
Sauf s’il m’arrive d’être le véhicule d’une force inconnue que j’aide gauchement à prendre forme, je ne sais ni lire, ni écrire, ni même penser. Ce vide va jusqu’à l’atroce. Je le meuble comme je peux et comme on chante dans le noir. En outre, ma bêtise de médium affecte un air d’intelligence qui fait prendre mes maladresses pour une malice extrême et ma démarche de somnambule pour une agilité d’acrobate.
Il y a peu de chance que ce malentendu s’éclaire un jour et je pense qu’il me faudra souffrir, après ma mort, d’un malentendu analogue à celui qui m’empêche de vivre.
Plus j’ai de travail manuel, plus j’aime à croire que je participe aux choses terrestres et plus je m’y acharne, comme on s’accroche à une épave. C’est pourquoi j’ai abordé le cinématographe, dont le travail est de chaque minute et m’éloigne du vide où je me perds. » Jean Cocteau, « Entretiens autour du cinématographe » recueillis par André Fraigneau, Collection Encyclopédie du cinéma, Paris, 1951.
C’est Orphée tel qu’il est devenu, discordant, légèrement bancal. Il nous reçoit dans ses brèches, nous y précipite, par étourderie, par indifférence, des brèches qu’il creuse lui-même et qui, ironie tragique, le protègent tandis qu’elles perdent ceux qui l’aiment. Idée vieille, idée fausse: croire qu’il suffit de provoquer un accident pour échapper au hasard, qu’il suffit de rêver pour dormir, de fermer les yeux pour que le réel disparaisse. Sans doute cet Orphée-là, moderne en apparence et en accessoires, est-il très vieux. De visage et de stature, en marbre, un destin blanchi sous la poussière. Si vieux qu’il n’est presque plus vivant. Le poète – Cocteau – s’identifie encore au mythe, mais Orphée, lui, envie les hommes. Ni le mythe ni le poète n’ont plus suffisamment de sang pour irriguer leur dédoublement ; en ces temps parcimonieux, l’un et l’autre sont divisés. Si l’incarnation a bien lieu, au cinéma par exemple, mais aussi au théâtre (Cocteau écrit une première version pour la scène en 1926), le manque s’accentue, il y a moins de mythe, moins de poète. Pour Cocteau, tout comme lui-même, Orphée est à moitié mort.
Peut-il y avoir une poésie après le déclin du poète ? Orphée déçoit. Il vivote médiocrement. Pire : la création n’est pas le résultat d’un excès (de sensibilité, de vie), elle remplace la sensibilité, la vie qui lui font défaut. Voilà le triste, le pathétique Orphée. Son épouse, Eurydice, il ne l’aime pas, il la regarde à peine. La vie l’ennuie, le succès l’énerve, il râle, rechigne, sa souffrance ne vole pas haut. D’ailleurs, il n’écrit plus. L’inspiration est tarie. À ce point-là, il n’est plus rien.
Orphée évolue dans un décor bourgeois, d’une richesse crémeuse. Derrière lui, bien en évidence, Cocteau-l’agité tire les ficelles, il ne se cache pas, au contraire. Désireux de susciter le questionnement plus que l’hypnose, le réalisateur opère moins en illusionniste qu’en dialecticien. La magie est belle dans ses rouages ; elle ne doit pas tromper le réel mais dénoncer, dans le réel, tout ce qui trompe. Face à ce qu’il crée, Cocteau est d’une très grande force de dissuasion. Adepte de la désynchronisation de la musique et de l’image, il insiste sur le concret, les corps, les décors, les actions, le scénario, pour mieux en révéler les failles. Mal à l’aise entre ce qu’il fabrique et ce qu’il est, il désigne, en y plaçant Orphée, la position de celui qui est enfermé dehors. À l’extérieur, dans la Zone, région d’indétermination entre la vie et la mort, qui ressemble à un réel sans pesanteur, sans gravité, un couloir de flottement. Sorte de rêve conscient, la Zone l’exclut du quotidien, dont il est cependant physiquement captif. À la fois triviale et sublime, la Zone est le territoire nauséeux de la clairvoyance.
L’aller-retour d’Orphée aux enfers (en passant par la Zone) échelonne les contradictions : loi, désobéissance, quotidien, exception, ancien, moderne, morts, vivants, réel, irréel, beau, laid, ridicule, grandiose, amour, indifférence… Ainsi exposées les unes à la suite des autres – ainsi proférées – ces valeurs, qui étaient celles de l’antique poète, s’effondrent. Tout se mélange, tout se divise selon une logique de l’illogisme. En triomphant de la Mort, le poète, familier des concepts, contemporain de tout événement de l’esprit, appréhende ce nouveau paradigme et se leste du passé. Car c’est bien à lui de faire l’état des lieux, de pièces en pièces, juxtapositions, morceaux qui flottent, sans identité, sans signification.
Tel est le devoir du poète et l’échec d’Orphée. Devant tant de difficultés, lâche, fragilement romantique encore, il renonce à la poésie, il démissionne. Oh ! cette démission n’a rien d’un acte réfléchi, posé, assumé, Orphée ne décide rien, il se laisse aller, se laisse emporter par une voiture inconnue. C’est là, sur une petite route de campagne, qu’il fait la découverte de son échappatoire : une radio. L’objet providentiel, qu’il croit branché sur l’au-delà, diffuse des messages énigmatiques, des sentences, des codes qu’Orphée identifie à des poèmes. Subjugué, le voilà pris de fièvre, il se met à transcrire avec acharnement tout ce qu’il peut capter, allant jusqu’à passer des journées entières dans son garage, dans la voiture, à l’affût du moindre bout de phrase. Inspiration divine ou blague grotesque ? Hélas – la réalité est toujours un mélange – les deux à la fois ! La frénésie d’Orphée est le résultat d’une machination. Pour occuper le jeune homme, la princesse (figure de la Mort) a chargé un de ses serviteurs, Cégeste, poète à la mode avant sa propre fin violente, de prendre le micro. Cégeste s’exécute mollement, avec le peu de talent (et le succès) qu’il avait de son vivant. Qu’importe, Orphée accepte tout. D’un narcissisme d’autant plus acharné qu’il ne croit plus en lui-même, il succombe à un ésotérisme creux, à cette forme dégradée de la poésie qu’est l’enregistrement superficiel de l’immédiat. Cocteau ne se livrerait-il pas ici à une critique déguisée des surréalistes? Quant à l’assignation particulière qu’il donne à la radio, elle se fonde avec raison sur le fait que, avant la télévision bien sûr, et avant internet, la radio est le médium par lequel les solitaires entendent le monde sans avoir à lui répondre. Et croient le saisir. Celui qui écoute la radio occupe la position d’un voyeur auditif, qui surprend la vie des autres dans l’ombre, qui observe sans être vu et qui, de surcroît, se persuade qu’il est aux prises avec le réel.
Que vaut cet au-delà bavard et envahissant qu’Orphée tient pour digne d’être religieusement retranscrit ? De façon assez prévisible, il est peuplé d’êtres pitoyables, procéduriers, mesquins. L’autorité sotte produit des cercles vicieux – les cercles de l’Enfer. On évoquera brièvement, sans insister, quelques similitudes entre ce tableau et celui que dresse Kafka dans Le Procès et Le Château, dont les premières traductions françaises datent respectivement de1933 et1938.
Isolée, différente, la princesse fait exception – mais qui est-elle ? Cette créature terrifiante, indéchiffrable, glaciale et passionnément amoureuse, elle seule semble se démarquer des autres personnages à la fois par son intégrité et pas sa force morale. Qui est-elle ? La question importe peu puisqu’elle est hors du monde, sublime émanation de la Zone, vainement inexistante.
Peut-il y avoir une poésie après le déclin du poète ? La démystification de l’un est le constat initial qui permet à Cocteau de re-mythifier l’autre. On voit que Cocteau appréhende le cinématographe en poète. Le film compense la poésie que son personnage trahit; il la reconstruit autour de lui et la rend opérante. Ce moment attendu correspond à cette épiphanie dont parlent certains cinéastes, attentifs à ce qui se présente sur le lieu même du tournage. À la différence que, Cocteau n’étant pas un contemplatif, mais un homme d’action, il s’acharne à mettre en place des dispositifs d’ouverture. Les objets, inertes, muets, mystérieux, sont les véhicules du rêve. Dans un monde hostile qui lui résiste, où tout ce qui lui est proche est aussi irrémédiablement inaccessible, le poète entame avec eux un dialogue de sourds. La radio en est l’illustration la plus aboutie, mais cela fonctionne aussi pour les miroirs, les gants, les motos, les voitures, etc. Les objets assurent la transition d’un monde à l’autre, de l’ancien au moderne. N’avait-on pas d’emblée remarqué que les décors semblaient plus sensibles qu’Orphée ? Ils le sont, mais ils présentent également deux faces, interne et externe, et leur duplicité induit à prendre parti, à faire un choix… Ils ramènent Orphée à la vie – tout en l’éloignant définitivement de la poésie. La Zone se referme, le miroir se fige, la princesse se détourne. Sans lui désormais, au-delà de lui, la poésie reprend, le mythe renaît – sans Orphée. Cette dimension, entre simulacre et insaisissable, c’est la dimension du film, d’où se dégage son seul véritable poète – non pas Orphée, mais Cocteau.
A voir aussi : Le sang d’un poète, Le testament d’Orphée et Jean Cocteau cinéaste (coffret).
Précédemment sur ce blog : Il n’est Orphée que dans le chant
et Des ruptures (La voix humaine).
Photos : Heurtebise, Orphée, la Princesse (François Périer, Jean Marais, Maria Casares).
La jeune femme au chapeau.
Toutes ces belles promesses, Jean-Paul Civeyrac, avec Jeanne Balibar.
Une jeune femme nue se coiffe d’un chapeau devant la glace, elle sourit, hausse une épaule et se regarde de biais, ravie, esquisse comme pour elle-même une danse mutine. Sur le lit défait repose l’homme à qui s’adressent ses gestes, ses paroles, son rire. L’amant dans la confusion des draps ne dit pas grand chose, lui. Mais la bienheureuse, l’étourdie, ne fait pas attention, continue son bavardage toute à sa joie. La journée s’annonce lumineuse et amoureuse.
A présent la voici tout habillée, sous un autre jour croirait-on un peu vite, manteau noir, écharpe rouge comme une crinoline, chapeau. Impatiente de partir, confiante, quoique. Plus tard au téléphone, elle enchaîne les messages, histoire de tout partager, même l’absence d’histoire, grappes de pensées, bribes de conscience effilochée. Poste restante, dans la boîte vocale.
Le soir ou un autre soir, ils se retrouvent face à face. Elle, toujours intarissable, lui, de plus en plus taciturne. Enfin il lui avoue ce que l’on a deviné depuis longtemps : il ne l’aime pas. Sursaut de fierté, le ton monte, c’est la rupture prévisible, manteau, chapeau, adieu. Elle repousse la chaise et s’échappe en vacillant.
Prévisible aussi, l’angoisse qui se lève, se déploie avec la puissance, avec l’aisance du virus qu’une longue incubation a déjà rendu maître des lieux. Son naturel accablant qui se manifeste sans stridence, sans heurts, sans éclats. Comme une évidence, elle voit le temps s’ouvrir, ou plutôt, elle s’ouvre au temps. Y invite le spectre de ses parents morts, de leurs amants, redevient l’enfant, la jeune fille, le corps complaisant, le corps trimballé entre la frustration et l’aigreur. Son cœur déçu s’embourbe dans l’ombre des défunts, le père et la mère : ils s’aimaient peu, ou mal, ou en vain.
Elle se désœuvre, on la soigne, elle se laisse faire. Oisive, de la ville à la mer, de l’hiver au printemps, elle prolonge le voyage intérieur en voyage extérieur. Ça ressemble à un parcours de clichés, clichés bien utiles parfois pour se frotter au commun des mortels, donner le change, arracher au passage quelques racines et flotter ce qu’il faut pour prendre de la hauteur. De toute façon il n’y a pas de guérison à soi-même, quoique prétendent les charlatans. Fièrement coiffée de son chapeau, Marianne garde un mystérieux sourire aux lèvres. Peut-être songe-t-elle qu’en plein soleil, les branches d’un arbre offrent de plus chaudes étreintes que les bras d’un homme indifférent.
Marianne a souvent l’impression qu’on se moque de son chapeau ; au moindre regard déplacé, elle se met en colère. Elle porte ce chapeau comme son cœur en miniature, son double, sa métonymie : un accessoire à défendre à la place de soi-même. Honte et orgueil se mélangent intimement. C’est son secret de polichinelle.
Le film s’ouvre sur une séquence de concert, prétexte à un savoureux marivaudage, dont le billet illustré en photo est l’enjeu. Marianne est violoncelliste, mais on ne la verra pas beaucoup pratiquer son instrument… Pourtant la musique environne Marianne, à la fois espace et déplacement, possibilité de forme et indétermination. Dans l’état où on la laisse, Marianne n’est pas un personnage achevé, ne le sera jamais.
Toutes ces belles promesses de Jean-Paul Civeyrac, avec Jeanne Balibar, Bulle Ogier, Éva Truffaut, Pierre Léon… (France, 2003 – durée 81′) ; musique de Mendelsohnn.
Habitations collectives, chambres de non-soi.
Françoise Huguier, « Kommunalka », 2008 (durée : 97’).
Des couleurs capiteuses, comme tirées à l’huile. Sur ce fond gras, la peau revient forcément potelée, la chair se moule dans du beurre, les étoffes à deux roubles pèsent satin et velours, le tout est fixé au gel argenté d’une lumière avare. Rien de vraiment neuf dans cette misère photogénique, ni le réel lustré par la mise en scène ni les modèles ravis de prendre la pose ; rien d’indécent non plus : aucun pacte signé entre pauvreté et laideur. Kommunalka n’est du reste pas exempt de partis pris éthiques et esthétiques, seulement ils collent à la peau, s’amalgament au grain, pénètrent le derme ; la cohérence et l’homogénéité arrondissent un style qui, à défaut de sobriété, tend à effacer tout débordement, toute trace de sa propre élaboration. La sophistication remplace le naturel, souligne, personnalise, signifie une apparence plus expressive, plus vraie. Ainsi une femme toujours soigneusement maquillée finit-elle par faire corps avec son maquillage. Le visage originel (sans valeur puisque subi) disparaît derrière le visage peint et redessiné, celui qu’elle affiche, qu’elle veut offrir, et qui lui correspond davantage parce qu’il est son œuvre, qu’elle le mérite comme fruit de sa décision, de son talent, de son goût : son visage approprié. Pareillement, Kommunalka se construit dans l’épaisseur, selon une dialectique d’imprégnation et de suintement. La cosmétique ne vise ni à tromper ni à mentir si, révélant une vérité cachée, c’est elle-même qu’elle dévoile. Elle exprime alors et concentre en sa texture tout ce qui fait défaut à une réalité appauvrie, dévalorisée. Couche par couche, elle modèle et confirme, à son tour elle s’anime d’une vie propre, sorte de surpeau au réel décharné. Certains hurlent pour être à peine entendus, d’autres cherchent à se faire voir, Françoise Huguier porte-parole et porte-image, fait coïncider l’être et le paraître, quitte à créer, pour les contenir, une autre réalité.
Son point de vue est son point de départ, le cœur de l’argument, autour et non loin duquel sa caméra ne cesse de rayonner. Elle procède par confinement, ne cherche pas à en sortir, mais ne s’engage pas plus avant, à la limite de l’identification. Juste à côté : telle est sa position, à côté mais pas à la place de. Photographe de presse, de mode et de plateau, spécialiste de l’Afrique et de l’Asie où elle est née (enfant élevée dans une plantation puis faite prisonnière du Viet Minh), elle pratique un travail d’immersion, passe de nombreux mois à Saint-Pétersbourg, en habitation collective. On devine – et l’on ne peut que deviner car ces choses-là se passent en coulisses – que cet engagement au long cours lui vaut la confiance nécessaire à la réussite de son projet, confiance qui lui permet ensuite de se tenir en retrait, de se faire à la fois dépositaire et médiatrice d’autres vies que la sienne.
En filmant et en enregistrant la voix des colocataires de la kommunalka, Françoise Huguier conjugue deux captations différentes, l’une immédiate, littérale (la voix), l’autre raffinée, ambiguë (l’image). L’empathie pourrait naître de leur dissociation ; le fait qu’image et son s’entrecroisent et se contredisent souvent, introduit dans l’espace de la représentation des dissonances qui, loin d’en appeler au jugement, à la prise de partis, reconstituent la polyphonie si caractéristique des romans russes – de la société russe ? -, polyphonie bouillonnante et chaotique.
Commençons par la voix. Tiré d’un bout à l’autre de la kommunalka, de chambre en chambre en passant par les couloirs et les communs, ce fil-là se veut clair et explicite. Faites connaissance avec Tania, la logeuse, femme de tête et d’affaires qui s’apprête à racheter l’appartement morceau par morceau. Faites connaissance avec Youri, l’étudiant beau comme un prince afghan, faites connaissance avec Natacha, la danseuse, avec Roustam, Sveta, Volodia, Irina, Rostilov… Entendez sans cesse renouvelée l’histoire de la malchance, l’histoire de l’injustice, de la privation, de l’amertume, de la résignation. Ils vivent là depuis cinq, dix, trente ans, seuls, avec le fidèle chien croqueur de fesses, avec le fier chat aristocratiquement indifférent, avec ou sans enfants, avec ou sans amour, mais le plus souvent sans.
Quant à l’image, dont nous avons déjà souligné le rôle émulsifiant, elle généralise en l’étalant sur toute la surface de la kommunalka l’apprêt que l’on retrouve, par couches épaisses, sur les visages féminins. Ici la caméra se montre plus invasive, presque indiscrète, elle furète, s’insinue dans les plis, détaille les décorations naïves ou kitsch, s’attarde sur les tapisseries chargées de fleurs et d’arabesques, descend jusqu’aux bijoux qui ornent les corsages, jusqu’aux motifs qui festonnent les vêtements sans âge, énumère icônes, aquarelles et photos aux murs – qui recouvrent craquelures et fissures – avant de revenir, suivant son propre refrain, sur les visages qu’elle scrute inlassablement, avec cette impudeur que seules peuvent se permettre les femmes entre elles. De femme à femme, c’est vite dit. Oui, il y a bien la volonté de plaire en dépit des rides, de la graisse, de la lassitude. Mais il y a le geste, la redondance – la poudre sur la peau déjà poudrée, le rouge sur les lèvres déjà peintes, l’accumulation de vernis sur les ongles usés –, le geste réitéré, devenu tic, devenu absurde. Alors oui, il y a quelque chose de typiquement féminin dans ce souci de se faire jolie, mais au-delà, dans le désespoir que trahit l’exagération du geste, c’est la condition de l’être dépossédé de lui-même qui s’exprime.
Natacha
La kommunalka n’est pas une communauté, n’est pas une utopie, n’est qu’exaspération mutuelle. Un par un, individuellement : c’est ainsi que Françoise Huguier filme les habitants. Dès lors, voix et images ne sont qu’impressions subjectives et disparates. Et si cela ne suffit pas, le montage, en apparence si simple, accentue la foncière dissidence de cette collectivité forcée. En effet, on s’aperçoit assez vite que le choix des séquences privilégie la danseuse photogénique. Avec son grand jeu de fille perdue, son rôle d’autofiction, sa mine exagérément défaite, son peignoir incidemment entr’ouvert, son numéro de scène, à la barre, sa transe calculée et son effronterie aguicheuse, Natacha profite de l’aubaine pour attirer l’attention sur elle et, pourquoi pas, sortir de son trou. A en croire certains critiques chavirés par cette petite Cosette, le stratagème fonctionne. A quel point Françoise Huguier est complice ou initiatrice de l’emprise de la jeune femme sur l’image, c’est difficile à mesurer. Tout au plus peut-on penser que, photographe de mode, elle n’ignore pas qu’une séductrice est avant tout une fille qui fait vendre… Par ailleurs, cette distribution inégalitaire des rôles ne nuit pas à la cohérence du film, elle peut même, d’une certaine façon, faire l’objet d’une compensation voire, attirer l’attention sur une autre modalité de la présence que celle qui se fonde sur la gesticulation : je veux parler de la densité. A cet égard, tous les personnages sur-existent, c’est ensemble qu’ils disparaissent… Toute tonitruante et rageuse et dénudée qu’elle soit, Natacha ne prend pas davantage de place que cet homme qui savonne son gros ventre sous l’eau froide, que cette fragile baboushka qui n’en finit pas de sangloter la mort de son fils, ou ce couple de vieux amants si tendres l’un envers l’autre. Le montage n’y peut rien : ici règne l’ordre de l’effacement et de l’annulation de l’individu, l’insignifiance étale de l’espace totalitaire.
La promiscuité exaspère la solitude ressentie contre la solitude effective. Les colocataires ne sont jamais seuls, sont toujours solitaires. Impossible de jouir du silence, il n’y a pas de silence, impossible de jouir de l’espace, il n’y a pas d’espace. La kommunalka condamne stucturellement des rapports qui, en milieu aéré, pourraient être fort courtois. On parle d’entraide comme d’un résidu d’humanité compromise. C’est là que le fil clair de la parole se révèle plus pernicieux qu’il n’y paraît. Car il est moins fil que toile, tissu de monologues sur lesquels s’impriment inévitablement des rapports viciés, ragots, cachotteries, obsessions, honte, envie et mépris. Tableau d’une société en révulsion.
Ce mode de vie va jusqu’à contaminer le monde extérieur, refoulé, toujours hors-champ. La kommunalka n’est pas hermétique, loin de là, il y a des visites, des coups de téléphone. Mais cette perméabilité n’entame pas suffisamment l’atmosphère de réclusion qui l’infecte, comme si le fait de ne pas se sentir chez soi étendait l’empire hostile du dehors un peu plus avant dans l’intimité. Ce malaise engendre un sentiment d’exclusion voire, chez certains, une paranoïa. Par réaction, on se cloître davantage, on calfeutre ce qui, en dernier recours, peut être calfeutré : la chambre, et surtout le corps. Dernier bastion, ultime abri de l’intériorité menacée, le corps est bardé de graisse (chacun possède dans sa chambre son propre frigo, précieux comme un coffre-fort), de maquillage et de vêtements compliqués ou, c’est le cas de la danseuse, il est soumis à une discipline sévère qui le distingue, le définit par opposition aux autres corps.
Le rapport au territoire reflète le rapport aux choses, reflète le rapport à soi. Être, avoir, se situer : ces verbes prennent ici des proportions anormales. On développe des rituels, des pratiques compensatoires, des comportements maniaques et possessifs qui n’ont d’autres racines que la précarité de l’environnement. Au centre et découpant comme une trêve dans la folie, le couloir aux plantes vertes trace une zone d’incertitude, une zone de possibilités qui, parce que l’on s’évite, que l’on n’y vit pas, que l’on ne fait qu’y passer, fait croire un moment que l’on se retrouve ailleurs. Ce couloir si différent, si lumineux, indique un espace d’où se détachent encore des ouvertures, d’autres cellules de vie que celles, sans issues, qui retournent dans les chambres.
Le couloir
Cet obscur objet du dégoût (3)
3. L’immonde est ce qui s’impose à la sensation dans sa littéralité.
« Qu’est-ce qui distingue donc si foncièrement le sentiment sublime éprouvé devant le colossal, de l’aversion indépassable pour le monstrueux ? Pourquoi l’un reste-t-il dans le champ dialectique du plaisir tandis que l’autre s’embourbe dans une jouissance abyssale, résolument exclue du système esthétique ?
(…) Dans l’expérience du sublime, l’analogie demeure effectivement le grand ressort du jeu entre les facultés : l’inadéquation de l’imagination fait ressentir un pouvoir démesuré de l’esprit, et la violence de l’ébranlement est le point de départ d’un dépassement.
Mais cette matière informe peut élever l’esprit ou l’engloutir, l’affranchir des limites du sensible ou l’engluer dans la densité de la matière. Quand il est envahi par le dégoût, il voit ses facultés s’effondrer sous le coup de cette défection de la forme. L’analogie devient impuissante à rendre raison de ces phénomènes. Aspiré par la prolifération, le désordre de la matière n’est plus prétexte à l’idée d’infini, et la violence du chaos cède le spectacle à l’inutile persistance du déchet. Au lieu d’exciter le pouvoir de l’esprit, le sensible s’épuise dans la littéralité d’une matière irréductible à l’emprise des catégories et des idées, à l’entendement et à la raison. Ce qui se donne en spectacle au détriment du spectateur, c’est la littéralité indépassable d’un réel qui est à la fois irreprésentable et impensable, et cette double soustraction s’éprouve sous la figure de l’insupportable. L’immonde donc n’est pas telle ou telle figure de la laideur ou de déplaisir, il est ce qui s’impose à la jouissance, à la sensation dans sa littéralité.
(…) Le dégoût n’est vif qu’à la mesure de la jouissance qu’il contient, et la jouissance est d’autant plus forte qu’elle va au-devant du dégoût. Ainsi l’effet de réel provoqué par le spectacle de l’immonde n’est-il pas une simple appréciation de réalisme, mais un effet bien réel de sensation invasive. On ne peut que jouir de ce réel qui surgit, le sentir pénétrer en soi au risque d’être altéré, et le spasme où se mêlent d’un même souffle jouissance et dégoût approche d’une certaine façon de l’insoutenable. »
Julia Peker, Cet obscur objet du dégoût.
Ambivalence du désir : ces saveurs au parfum de décomposition.
La stigmatisation du reste comme déchet
Photos : Eraserhead, David Lynch
A la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie
J. L. Borges, « La bibliothèque infinie », entretiens avec Jean Daive pour France Culture, 1978.
« Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte et les mille et une nuits dans le livre des Mille et une Nuits ? Que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, pouvons être des personnages fictifs. » Borges, « Magies partielles du Quichotte », Nouvelles Inquisitions.
Une voix de vieil homme, qu’un fort accent hispanique rend difficile à comprendre, force à se rapprocher un peu, à cesser toute autre activité pour, simplement, tendre l’oreille. Les minutes passent, puis les heures, une première écoute, une deuxième quelques jours plus tard, une troisième encore, des mots, des bouts de phrases griffonnés et surtout, la voix qui persiste, son accent peu à peu apprivoisé, ses intonations devenues familières.
Derrière la voix chaude et chantante, la voix proche, il y a l’écrivain mondialement célèbre, l’auteur aveugle à l’inquiétant regard dont l’œuvre semble la mise en abîme. Mort depuis presque vingt-cinq ans mais encore présent – paradoxe temporel qui lui plairait, à lui, traitant d’immortalité comme d’une évidence littéraire. Difficile, aujourd’hui, de lui donner tort : Borges est vivant. Dans l’étendue de son ombre portée, il est celui qu’il faut avoir lu et que, précisément pour cette raison, on tarde à découvrir. Lui-même gêné par l’ampleur de son aura s’amuse à en déjouer le piège, dissipe cette gloire dont il n’ignore pas le double tranchant, médite ses réponses comme si c’était la première fois, s’étonne, feint de se souvenir, prend un ton tour à tour grave, ironique ou rêveur, change de sujet pour en revenir insidieusement à la question, non s’en s’être adonné à l’une de ces relectures apocryphes qui font sa réputation. Mort, vivant, on ne sait plus. Il est si peu intimidant qu’on se verrait bien le contredire, comme s’il n’était pas l’auteur, lui remettre en mémoire les phrases-images qui nous ont marqués et qu’il prétend avoir oubliées. La statue refuse son socle, se promène tout autour et sabote les assises : anachronique par habitude, il revisite son passé (littéraire, il n’y a que ça) pour s’adresser des reproches, détourner ses propres théories, invalider ses contextes… En somme, il se plaît dans le rôle du conversador, ça lui permet d’un même geste d’atténuer et d’accroître son œuvre, de la compléter en la modifiant, d’ouvrir à l’infini le champ des interprétations. Cette fourbe modestie tient aussi son origine d’un état d’esprit moins avouable, qui relève du doute autant que de la superstition. Couvert d’honneurs, Borges craint encore d’être pris pour un imposteur. Homme d’équilibre et de raisonnement, l’angoisse lui commande un exutoire. Son réconfort se nomme Don Quichotte et c’est son alter-ego littéraire, figure tragi-comique du néant faisant œuvre, de l’œuvre faisant néant.
Est-ce pour conjurer une hantise très personnelle de la littérature qu’il en développe une pratique à ce point invasive, à ce point ambiguë ? Si la littérature n’a ni début ni fin, il faut bien qu’elle le contienne, lui, Borges. Qu’elle le contienne et qu’il puisse l’occuper, s’y mouvoir, s’y perdre. La littérature n’est pas un texte, n’est pas la somme des textes écrits depuis le début des temps ; elle domine, elle englobe le texte, l’auteur et le monde tout autour : infinie et parfaitement circulaire, elle se confond au réel – et non à la pensée, si tant est que le réel n’est pas justement un épiphénomène de la pensée –, elle est le réel en sa totalité. Régis par la loi de l’éternel retour, œuvres et auteurs ne cessent périodiquement de s’engendrer et de s’annuler, et peut-être le monde s’effondre-t-il dans l’intervalle. A l’instar de Kafka qu’il admire et qu’il traduit, Borges objective, universalise l’imaginaire, n’a d’autre choix que de se faire l’architecte méthodique et pointilleux de ses conditions d’écriture.
A l’âge de quarante ans, Borges est déjà connu en Argentine comme poète et critique. Très immodestement, il déteste son statut de petit employé dans une bibliothèque municipale. Le matin, il expédie la rédaction d’une centaine de fiches avant de se consacrer à ses propres travaux. Dans cet environnement livresque hostile, par un jeu de reflets compréhensible et salutaire, il invente un style singulier, tissage subtil de citations tronquées, errata volontaires, collages, filiations inversées, bibliographies imaginaires, catalogues bizarres, bestiaires fabuleux. A la fois glose et palimpseste de textes inventés ou trahis, synthèse féconde entre l’imaginaire et le sensible, entre le vrai et le faux, entre le possible et l’impossible , son écriture s’insinue doublement dans l’espace littéraire, en surplomb et en son centre – ubiquité proche de l’utopie.
Tantôt théoriques tantôt narratifs, ses recueils les plus célèbres (Autres Inquisitions, Fictions et L’Aleph) semblent alterner deux pratiques littéraires distinctes : le commentaire de texte et la nouvelle fantastique. C’est une méthode, un stratagème ; à l’aide d’arguties si fastidieuses parfois qu’elles en deviennent hypnotiques, l’auteur capture son lecteur et le perd dans une séduisante logique de fiction. Il n’y a pas de récits, il n’y a que des situations, ou peut-être n’y a-t-il pas de situations, mais des abstractions plus ou moins déguisées, des apories opportunes qui, développées à l’extrême limite de l’impossible, génèrent des récits qui ne sont, en réalité, qu’imitations de récits. Ces démonstrations renversent l’ordre naturel du conte (et du commentaire) visant à convaincre de la réalité de ce qui est raconté. Le postulat de Borges est le suivant : le réel est déjà une narration. Il coïncide avec la littérature, redondant, il doit en être évacué. A ce titre, Borges est un voleur et un collectionneur de récits, sans foi et sans scrupules. Il y a dans sa matière beaucoup de religions, de l’Histoire, du roman policier, de la parodie, de la métaphysique : autant de contenus formels qu’il peut à loisir conjuguer, intervertir, croiser, dévoyer.
Borges insiste : la littérature est, par essence, fantastique ; le réalisme est une hérésie récente. Il méprise tout ce qui prétend à une quelconque authenticité historique : la biographie n’explique pas l’auteur, la chronologie fausse la vérité, l’écrivain lui-même crée ses précurseurs (voir, « Kafka et ses précurseurs », dans Autres Inquisitions). Comme Bachelard, Borges met en avant la toute puissance de l’imagination, à laquelle songes, mythes, métaphores et symboles confèrent une forme universelle. Ce que Borges l’individualiste nomme « lieux communs » revêt là une improbable positivité, qualité évidemment conditionnelle. Écrire pose un acte métaphysique, un acte nécessaire. Interrogé sur son inspiration, il dit « Le sujet me cherche », parle d’envahissement, évoque l’insomnie, la fièvre, la maladie. Son œuvre regorge d’autoportraits masqués, puis elle multiplie les leitmotive, les symboles : le poignard, le jaguar ; les lieux récurrents : l’Orient, les labyrinthes, les ruines, les bibliothèques, les encyclopédies ; les obsessions formelles (l’ésotérisme, l’oxymore, le chiasme) et théoriques (le double, l’équivalence des contraires). Si le fait d’écrire relève de la nécessité intérieure, l’essentiel échappe au contrôle de l’écrivain, comme si l’imagination agissait seule, s’emparant du sujet et le modelant selon un secret dessein. La vérité littéraire dépend directement de ce lâcher prise, de cette reprise. Ces propos éclairés /exaltés sont bien le fait d’un poète ; les prosateurs, je le sais, tiennent d’autres discours tout aussi argumentés, mais ils refusent le cercle. Il n’y a pas d’abîme plus irrémédiable que celui qui sépare les poètes des prosateurs, au-delà de cet abîme naissent les discours du silence. Borges le confirme : sa conception de la littérature ou, ce qui revient au même, sa conception du monde, en est l’enjeu. Qu’on ne se méprenne pas : quand le poète prend la parole, quand il répond à son interlocuteur, ce qu’il ne révèle pas est d’une autre nature que ce qu’il dit.
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De même que mon texte effleure à peine le foisonnement de son œuvre, je serais bien en peine de rapporter toute la richesse de ces entretiens. Qu’il s’agisse d’esthétique, de philosophie, de la vie en Argentine, de l’amitié et à travers elle, de tant d’écrivains admirés et cités sans cesse avec délectation, Borges, que l’on connaît pour ses vertiges, nous communique sa pratique hédoniste de la littérature. De laquelle nous parvient, immortelle, sa voix, chaude et chantante, sa voix le vieil homme proche.
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La qualité de ces entretiens enregistrés pour France Culture tient au fait que Jean Daive, l’interlocuteur éclairé qui fait les questions et parfois les réponses, est poète* lui-même. Aussi comprend-il parfaitement à qui il s’adresse et ne commet-il pas de ces fautes de goût et erreurs de jugement qui nous rendent les « émissions littéraires » d’aujourd’hui si insupportables, à l’exception, évidemment, de ce que l’on peut écouter sur France Culture, Du jour au lendemain, Hors-champs, A voix nue et, tôt le matin, les envoûtantes et (trop) brèves interventions de Marie Richeux dans Pas la peine de crier…
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* Borges a aussi cette chance, comme E. A. Poe avec Baudelaire, d’avoir pour traducteur un poète : Roger Caillois, auteur de Pierres (1966). Enfin les couples auteurs / traducteurs de ce genres sont nombreux. Et Borges lui-même a beaucoup traduit.
J. L. Borges, « La bibliothèque infinie »
Le titre est une citation de « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » dans Fictions.