Filles conformes

« Qui de nous deux fait le portrait de l’autre ? Vous me peignez en train de détailler votre personne sans autre outil que ma pensée. Je n’ai pas de couleur entre mes mains, mais regardez derrière mes yeux, et vous verrez. Un rire éclate sous ma robe modeste. Je me pends à moi-même. Je suis tout ce que j’ai. Et lorsque je vous regarde, je me manque. » Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka.

« C’est ma ville, mon quartier, mes rues et mes passants, que je regarde calmement, rassurée de les voir marcher, courir, s’arrêter, vivre une vie que je ne connais pas. De toute façon ils sont dans une image. Une image dans un cadre, dont je suis spectatrice, et que je pourrais raconter, comme on raconte un rêve, à d’autres gens qui souriront, ou pas d’ailleurs, et me donneront leur interprétation, mauvaise ou bonne. Chaque fois que je referme la fenêtre, je m’aperçois sur ce plan parmi les autres. (…) Je passe inaperçue, mais je dépose des traces de ma présence. Je vis pour ne me souvenir que des moments d’absence. » Pauline Klein, Alice Kahn.

Oskar Kokoschka, Mädchenbildnis (1913) : « Je regrette votre regard posé sur moi. La maladie doit pouvoir prendre en paix. »

Si j’envisage ces deux livres simultanément, c’est que, sur des bases narratives et temporelles distinctes, ils finissent par dire la même chose. Voire me semble-t-il : ils se renforcent. Tenus séparés, ce sont des romans astucieux, séduisants, qui ne se prêtent à l’intrusion que parce que l’on se plaît à s’y attarder. Face à face, ils se mettent à dialoguer et c’est là ce qui m’intéresse.

La question de l’existence d’Anna et de la femme-murmure ne se pose pas. Elles ont un regard, un corps, une raison d’être : elles existent. Certes, elles ne sont pas réelles. Il s’agit donc de déterminer si l’irréalité est un défaut ou une qualité. Du strict point de vue romanesque, l’irréalité devrait signifier : liberté absolue. Même s’il arrive qu’entre eux, les personnages se la disputent ou se la refusent. On ne sait plus, en ce cas, qui de l’auteur, qui des personnages, a le dessus. Les degrés d’irréalité se multiplient, se contredisent – le fin mot de cette hiérarchie demeure secret. Ainsi l’irréalité d’Anna et de la femme-murmure se trouve-t-elle mise en cause par un entourage qui lui-même n’en est pas moins irréel. Car ce qui relie les personnages dans ces deux romans n’est que  mimétisme et fantasmes. Comme dans un jeu de miroirs et de reflets, la profondeur de l’image résulte d’un effet d’optique. Et le désir qui s’y creuse est le désir d’un autre désir, qui est désir d’un autre désir, et ainsi de suite à l’infini. Là-devant deux femmes sont prêtes à donner chair au reflet, croyant encore qu’il est possible d’assouvir en substance ce qui relève de l’immatériel.

Résumé d’Alice Kahn : Anna est le fruit d’une méprise et d’une absence. Méprise du photographe qui la confond avec une anonyme assise à la terrasse d’un café ; absence de la jeune femme à elle-même. Une chance pour le photographe : l’anonyme est tout à fait disposée à devenir son Anna. Ici Lacan aurait son mot à dire : il n’y a pas d’amour, juste un désir de ressemblance. L’essentiel du consentement de la jeune femme réside dans le « devenir », et ce devenir est un jeu de rôle, un blanc à remplir, un vide à combler. Se déguiser, décorer, interpréter, se glisser, avec un naturel confondant, dans un reflet. En plus d’Anna, l’anonyme devient aussi Alice Kahn, artiste fantôme dont les performances consistent à introduire discrètement dans les salles d’exposition et dans les musées, des objets sans valeur qui, accrochés, deviennent aussitôt précieux. Alice excelle à s’adapter, parfaitement plastique, elle est la candidate idéale, l’interlocutrice attentive, l’observatrice redoutable. Le monde n’est que représentation, il suffit de trouver place dans une photographie.

Résumé de La poupée de Kokoschka : Un siècle plus tôt, le célèbre peintre Oskar Kokoschka demande à  Hermine Moos de lui fabriquer une poupée en tout point semblable à sa regrettée maîtresse Alma Malher, laquelle vient de le quitter pour en épouser un autre. Hermine, dont le métier est de coudre des marionnettes plutôt que d’élaborer des fétiches au trouble usage d’amants déçus, se prend de passion et pour la commande et pour le maître… Si pauvre qu’elle se nourrit à peine, si libre cependant, vivant seule, se prostituant avec un certain plaisir, sachant dire non à sa famille et à la société, si enfiévrée qu’elle s’abîme corps et âme à la tâche, fusionnant avec la poupée (la femme-murmure), Hermine écrit des lettres au peintre qu’elle n’envoie pas. Une intimité à la fois offerte et dissimulée. Kokoschka ne cesse d’accroître ses exigences, impose un raffinement pervers de détails, ce qu’il voudrait, c’est Alma, elle se soumet, anticipe ses désirs, attend, ne reçoit ni argent, ni reconnaissance, ce qu’elle voudrait c’est Kokoschka.

Alice Kahn est un roman espiègle, incisif et souvent drôle ; La poupée de Kokoschka se prend davantage au sérieux, au tourment même. Sombre ou frivole, l’un et l’autre laissent transparaître une impatience qui n’est pas celle de leurs héroïnes équivoques – lesquelles ont pour le moins l’excuse du désir – mais qui est hâte de conclure, étranglement du sujet. C’est ainsi que ces livres déçoivent. Une fois posé l’enjeu, la mécanique se déploie de manière trop régulière et ostensible, ce qui précipite l’intrigue dans un épuisement de surface. Tandis que forme et contenu se soumettent au jeu des miroirs, une grande part du potentiel romanesque demeure hors-champ, inexploité.

Il arrive toutefois que le texte s’échappe miraculeusement du prisme réflexif. Ces heureuses digressions prennent alors valeur de symptôme. Dans Alice Kahn, il s’agit de petits forfaits artistiques qui viennent agréablement interrompre le développement attendu de l’imposture. Dans La poupée de Kokoschka, les peintures de Kokoschka prennent la parole, se désolidarisent de leur représentation. Dommage que l’impact de ces détours soit invalidé par leur récurrence et leur placement systématique en tête de chapitre. Ces exercices de style brillants auraient gagnés à se fondre dans le texte, auraient pu le nuancer, le transporter hors de ses limites trop étroites.

Car c’est bien là le regret que l’on éprouve en lisant ces histoires, celui de retrouver inchangé le schéma du couple créature-pygmalion, à ceci près que les rôles sont inversés et qu’il est, de fait, consenti. La jeune femme décide de devenir créature, de se faire l’écho d’un fantasme dont elle connaît pourtant la désespérante irréalité. Inutile de préciser que sous cet angle de vue réducteur, le vis-à-vis masculin ne gagne pas en profondeur. L’accent est mis sur le jeu relationnel, qui est un jeu de reflets tour à tour nourri de désir et appauvri par l’impasse du désir. Traversant les apparences sans y prendre chair, les personnages  ne sont que vecteurs fades, inconsistants. Rien ne me paraît plus affligeant que d’utiliser les ressources de l’imagination à seule fin de l’enfermer dans une image qui, de surcroît, se trouve elle-même forclose dans un fantasme. Alice Kahn et La poupée de Kokoschka échelonnent les degrés d’irréalité à seule fin d’en réduire la portée imaginative. Trop de projections, pas assez d’amplitude.

« Ne pas laisser de traces terrestres, que mes doigts travaillent comme vous glissez en serpent dans les failles de ma vie, c’est-à-dire imperceptiblement, sournoisement, un soupçon d’hypocrisie, pour laisser croire, tromper. Dans les craquelures, fêlures de mon existence, des êtres rampants, friands d’œufs crus (ces embryons au sein desquels la vitalité se concentre), que nos flèches n’atteignent jamais, à moins que ce ne soit en apparence. Le serpent verse des larmes de solitude, pourtant ce désert est l’œuvre de sa pauvre langue, muscle toxique. » Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka.

« J’inventais des artistes aussi. Parmi eux, Alice Kahn revenait souvent. Elle était adaptable à merci. Si le magazine titrait Immatériel, je racontais qu’Alice Kahn s’était appropriée des droits d’auteur sur le silence. Dans un numéro qui annonçait Artistes de l’éphémère, je racontais qu’Alice Kahn faisait des parties de golf avec un glaçon jusqu’à ce qu’il fonde. Si on me demandait de parler du corps, thème qui revenait souvent, je lui prêtais des petites performances avec de l’électricité, et une exposition de ses mains abîmées. Alice Kahn se faufilait partout, là où les choses ne pouvaient plus être décrites. Une photo d’Alice Kahn, c’était une photo que l’on n’avait pas pu prendre. Une douleur à la Alice Kahn, une douleur diffuse et inexplicable. Un coup d’Alice Kahn je disais, lorsqu’il se mettait à pleuvoir alors qu’on avait prévu quelque chose dehors. Un silence, un hasard à la Alice Kahn. » Pauline Klein, Alice Kahn.

Oskar Kokoschka, La fiancée du vent (autoportrait avec Alma Mahler), 1913 « Quelque chose comme une tempête, voilà, un grand vent : ce que je suis. »

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En contrepoint, une fille pas du tout conforme (et pas très loin non plus d’être dans une peinture).

Pauline Klein, Alice Kahn, Allia, 2010.

Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka, Verticales, 2010.

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Mathieu Amalric : le double jeu.

« Pour moi, la scène de la cloche dans Andreï Roublev est la métaphore parfaite de la place du cinéaste. Un jeune garçon dit qu’il sait, traverse une entreprise quasi industrielle en persuadant tout le monde qu’il est celui qui sait, et, à la fin, il se produit un miracle qui est que cette grosse cloche sonne. Et quand elle sonne, enfin, il peut dire : Je ne savais pas. Quand on est réalisateur sur un plateau, on est aussi fragile. » Les Inrockuptibles, 12/06/07

Sur une physionomie pourtant très expressive, on s’étonne qu’autant de vies laissent si peu de marques. Comme si, dans ses traits et dans toute sa personne, la maturation se diluait au fur et à mesure, empêchant qu’on en relève la moindre preuve. Comme des calques glissant sur un visage fantôme. J’ai toujours eu envie d’avoir quarante ans, dit-il bien avant l’heure, et c’est alors la valeur du chiffre quarante qui s’efface. Mathieu Amalric n’a jamais eu l’apparence de son âge, ni en corps ni en acte. Une étude visuelle de ses collaborations avec Arnaud Desplechin met en évidence cette plasticité bizarre qui consiste à devenir soi, à être le même, sans toutefois se révéler. Ainsi, à trente ans, dans Comment je me suis disputé, énergie mauvaise, élan inquiet : il folâtre dans le plomb ; à trente-huit ans, dans Rois et reine, il a la folie enjouée, il est trivial, bancal, inqualifié ; à quarante-trois ans, dans Un conte de Noël, on voudrait dire qu’il a l’air jeune, ou qu’il a l’air de quelque chose, mais il a seulement l’air ailleurs, tout ce qu’on en dit n’est que paroles d’autrui. Incontestablement du premier au dernier film, il a évolué, appris, vécu, il s’est étoffé. Rien de cela n’adhère à son visage, à ce qu’il montre, à ce qu’il joue. Singularité d’un acteur qui n’est pas apparition mais fabrication. Qui, par conséquent, bien que très reconnaissable, excède les photographies, reste imprenable.

Equivoque, sa présence n’est que mise en œuvre, gestes, actions qui ne coïncident pas, n’aboutissent pas. Tout aussi équivoque, sa situation, à la marge. Marge, non pas, comme on pourrait s’y attendre, du cinéma, mais du spectacle, de la scène et, par extension, de la vie quotidienne – autre confusion, certes plus banale, mais profitable, entre l’art et la vie. Pour saisir Mathieu Amalric, ce n’est pas par le métier d’acteur qu’il faut l’aborder – incarnation n’est pas résidence. Il faut arpenter les environs, ruser, ne pas se concentrer sur le personnage, lequel, indice essentiel, est le plus souvent excentrique. Mathieu Amalric, c’est dans les couloirs qu’on le rencontre, dans les coulisses et dans les cafés. Lieux voisins de la vie, voisins du spectacle : vie augmentée par le spectacle, spectacle validé par la vie. Lieux intermédiaires devenant intérieurs. C’est là le cœur manifeste de Tournée, que Mathieu Amalric a écrit, réalisé et dans lequel il tient le rôle d’un impresario. Le titre du film est lui-même performatif, amorce d’une dynamique, mise en mouvement. Cette troupe de burlesque qui fait le sujet du film entraîne son propre déplacement, détourne la tournée, délocalise la scène vers les coulisses, les coulisses vers les hôtels, les hôtels animés vers les hôtels déserts.  En exportant la lumière de la scène en des zones non pas seulement laissées dans l’ombre, mais surtout intentionnellement vidées, dépeuplées, Mathieu Amalric met au jour un combat très personnel – c’est son  corps dressé contre l’absence, sa lutte permanente pour déclencher l’euphorie dans le quotidien, remettre de la substance dans le rien.

Substance qui est chair. Chair plantureuse du burlesque ; chair luxuriante de l’enthousiasme, de l’effervescence.  Mathieu Amalric, en adepte d’un cinéma de la bonne santé, joue et filme l’ardeur, l’exultation, l’énergie. Le corps en est le centre : corps qui s’émerveille dans la danse (Tournée bien sûr, mais déjà les voltiges de Mange ta soupe, ou encore les chorégraphies impromptues de Rois et reine) ; corps livré à l’amour et au sexe (L’histoire de Richard O, Fin août début septembre – mais il y a de cela dans tous ses films) ; corps récupéré par la marche (La brèche de Roland, Un homme un vrai), corps meurtri, brutalisé, diminué (Le scaphandre et le papillon ou la fameuse chute d’Un conte de Noël, sans compter les cascades qu’il s’enorgueillit de pratiquer lui-même), et corps miraculeusement allégé par la colère (Rois et reine). C’est physiquement qu’il intériorise le rôle, afin de le restituer dans son animalité. Acteur malgré lui et conscient de sa singularité, Mathieu Amalric use de sa peau comme d’un bouclier contre la routine –  qu’il nomme péjorativement professionnalisation. Très superficiellement identifiable, son jeu imprime une dialectique entre deux pôles : le texte, appris sur le bout des doigts, et le mouvement qui s’y oppose. En terme de production et non d’incarnation, il ne s’agit pas d’envelopper le texte de chair et de gestes, mais de le transgresser, de le transporter au-delà du sens et des sens. C’est évidemment l’école d’Arnaud Desplechin : un glissement systématique de la parole vers le physique qui est aussi glissement dans le métaphysique. A l’intersection entre texte et corps, la voix est utilisée comme un instrument, d’où une diction peu naturelle, qu’on croirait presque théâtrale alors même que Mathieu Amalric n’a jamais fréquenté le conservatoire. Voix et diction sont moins l’expression d’un psychisme, d’une sensibilité, qu’élocution construite d’un corps intelligent – et mise à distance du texte.

Du jeune homme de dix-huit ans qui, par hasard, se trouve engagé à tenir un petit rôle dans un film d’Otar Iosseliani, à l’acteur récompensé par trois césars, présent à Hollywood comme sur le terrain du cinéma indépendant ; de la réalisation hâtive de courts-métrages amateurs à la très lente élaboration de Tournée, tout n’est que louvoiements, ellipses, faux départs et recommencements. La scène familiale n’est évidemment pas très loin du centre, en constitue même le centre caché. Famille brillante, enviable en apparence : le père, Jacques Amalric, correspondant étranger au Monde, la mère, Nicole Zand, critique littéraire dans ce même journal, et la maison croulant sous les livres, les longs séjours à l’étranger (quelques années en Russie, aux États-Unis…). En contrepartie : les tensions, les disputes et la séparation des parents, la présence à la fois écrasante et fondatrice de Nicole Zand, qui, entre autres, met son fils en demeure de tenir un journal intime sur lequel elle se réserve un droit de regard. Exigence détournée en apprentissage de la dissimulation. Enfin ce drame : le suicide du frère chéri. Scène originelle, centre caché de l’œuvre : volonté de mettre de l’humour dans la tragédie, nécessité de réinventer en permanence la vie quotidienne, d’en chasser la mort, l’absence.

Pour autant, cette configuration familiale ne doit pas devenir déterminante : après l’exutoire autobiographique de Mange ta soupe, l’implicite – pour ne pas dire le caché – est de rigueur. Si Mathieu Amalric ne cesse de marteler qu’il est acteur par accident, c’est que cela pourrait induire un retour à l’explicite – ou l’inverse d’un acte manqué. A dix-huit ans, ce qui l’intéresse, c’est le mécanisme de la représentation et, plus encore, la vie qui en déborde. Les entrailles du cinéma plutôt que sa lumière. Il fréquente les gens du théâtre, séduit les actrices, s’initie au milieu en pratiquant des petits métiers, divers travaux d’assistant, de peintre en bâtiment, etc. C’est un peu au hasard des rencontres que les rôles viennent à lui, dans les mains de réalisateurs auxquels il n’a pas le cœur de refuser quoi que ce soit : en premier lieu Desplechin, puis les frères Larrieu, Resnais, Ruiz, Podalydès, Téchiné, Assayas, etc. Non que le métier d’acteur lui déplaise a priori ou l’intimide, au contraire : moins il se sent acteur, plus il s’applique, plus il travaille. A chaque fois, la création est double : l’acteur se crée en même temps que le rôle. La théâtralité de son jeu, son peu de goût pour l’authenticité témoigne du succès de sa propre disparition. Le personnage le remplit comme se remplit l’espace, le décor, le scénario. De cette approche résulte une attention aiguë à tout ce qui l’entoure, à tout ce qui fait le film en dehors et autour de lui. Il se greffe au regard mécaniste du réalisateur et développe avec lui une connivence féconde. Ces liens privilégiés ne le fixent cependant ni à la France ni à une catégorie particulière de cinéma (encore moins à un genre) : Mathieu Amalric voyage, travaille pour Spielberg, Tsai Ming-liang, s’aventure dans un James Bond. En France, il ne refuse pas de collaborer avec Besson, Richet ou Schnabel, ne renâcle pas devant les seconds rôles et les apparitions brèves. Encore une fois, de sa part il s’agit moins d’une absence de positionnement que d’un équilibre bricolé : l’argent et le temps gagnés d’un côté sont mis au profit de réalisations moins rentables et de plus longue haleine.

Et c’est là peut-être l’ultime parade de cet être fuyant : se confondre positivement à ce qui le touche de l’extérieur. La force de sa présence au cinéma est de se produire comme dégagement.  Il n’y a pas ici une intériorité qui s’exprime et se donne à voir. Comme acteur ou réalisateur, il est l’inverse de l’artiste à cœur ouvert et offert : en lui se concentre son entourage – chair, lieux et texte – qu’il reproduit, redistribue sous forme d’énergie. Et c’est parfois, à la limite et au mieux, folie. Acteur dionysiaque, dans la générosité de l’élan tourné vers le dehors, dans la nécessaire affirmation de la vie.

Sources principales :

Mathieu Amalric : Comment j’ai tourné cinéaste, Télérama, 30/06/10 (lien)

Un cinéaste contrarié, Les Inrockuptibles, 06/07/07 (lien)

Rencontre avec Mathieu Amalric, L’avant-scène cinéma n°572

The intellectual villain, Elizabeth Day, The observer, 11/05/08 (lien)

Leçons de cinema : Mathieu Amalric et Philippe Di Folco, 30ème Rencontres Henri Langlois, 7-14/12/07 (première partie)

Critiques de film :

Un conte de Noël (Tout homme séjourne en son semblable)

Tournée

Les derniers jours du monde.

Filmographie de Mathieu Amalric

Attendre quelque chose, attendre un peu moins.

« Attendre, se rendre attentif à ce qui fait de l’attente un acte neutre, enroulé sur soi, serré en cercles dont le plus intérieur et le plus extérieur coïncident, attention distraite en attente et retournée jusqu’à l’inattendu. Attente, attente qui est le refus de rien attendre, calme étendue déroulée par les pas. »

« Que dois-je attendre ? Mais elle ne comprenait pas cette question. Dès qu’on attendait quelque chose, on attendait un peu moins. »

Maurice Blanchot, L’attente l’oubli.

Oiseau de feu, du mauvais côté.

Ce qu’il voit se réduit à moins d’une fenêtre, la lumière étant réellement interrompue, une fenêtre moins la lumière, l’ombre striée assiégeant la clarté. Ce qui lui permet de détendre le jour et de le disposer autour de lui, soie de contour, à l’intérieur de la fugacité même, d’en épouser la courbe. La transparence corrompue vient se coller à lui, tendue moite et paume inamicale. Le plumage crisse en quelque pli, presque imperceptible, coutume fatigante qui l’incite à chanter.

Alors il guette l’idée médicinale qui le soignera de la mélancolie. L’irrésolution convertie en élan, à la grâce de l’après. C’est l’heure fixée dans le corps par la conséquence de la lumière, l’entorse et la règle renouvelée, l’heure diluée en temps de volière. Presque un rire faisant allusion, presque une contradiction. Son front ténu, plus sage, mieux renseigné, en garde le secret. Un froncement  d’amertume n’est jamais qu’un éclair. Tandis que le sang lui ne cesse de fuir, de le quitter pour le surprendre jusqu’en son plumage électrique. Il foisonne – et alors ?

Son regard précis s’éprend, au hasard, d’une idée, laquelle ? se gorge d’elle déjà tarie, cristaux de soif. L’eau chuchote en quelque profondeur, ferait feu d’une ouïe plus attentive, et cela ne lui dit rien. Cette soif, impatient, il en saisit la volupté et refuse de boire, veut devenir fluvial et s’écouler. Au lieu de quoi il s’embrase, son ardeur précipite l’assèchement. Il se met à suffoquer sous son manteau, sous les nappes de peau, éclats souterrains, c’est un soupir au bec et cela n’a l’air de rien. La conscience du corps, comme corps est toujours avancée, comme conscience  toujours retranchée.

Et c‘est là que surgit sa voix, c’est là ce qu’elle dit en douce, ce qu’elle siffle sans insister, sans s’engager. Elle se résume sous sa paupière, se réduit à son souffle, s’agglutine cendre sur la fenêtre. Le jour calme refait surface, vitrifié, s’opacifie,  impossible désormais de le traverser. Déçu que le déploiement se brise en fragments, surpris par la limite car il s’élance sans limite. Certes sans effort – et encore.

Il se retrouve en plein jour, comment ? précipité ou surélevé, bousculé, indécis, étonné d’être ainsi enfermé, son dehors est occupé, pris par les reflets gris, aplatis, maculés de pluie. Un sillon d’eau qui ne console pas de la sécheresse, de la double captivité. Ailes luxuriantes auxquelles n’adhèrent qu’épines et ratures, cela ne va pas plus loin. Son œil délivre la nuit, sa robe le réchauffe en quelque renfort d’insouciance, il recule jusqu’au sombre de l’intérieur, sa façon de saillir, non de ce qu’il est, mais de ce qu’il brûle, un reflet, du mauvais côté.

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Photo : Sarah Moon

La caresse consiste à ne se saisir de rien.

« La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille ; ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. Dans un certain sens elle exprime l’amour, mais souffre d’une incapacité de le dire. Elle a faim de cette expression même, dans un incessant accroissement de cette faim. Elle va donc plus loin qu’à son terme, elle vise au-delà d’un étant, même futur qui, comme étant précisément, frappe déjà à la porte de l’être. (…)

A côté de la nuit comme bruissement anonyme de l’il y a, s’étend la nuit de l’érotique ; derrière la nuit de l’insomnie, la nuit du caché, du clandestin, du mystérieux, patrie du vierge, simultanément découvert par l’Eros et se refusant à l’Eros – ce qui est une autre façon de dire la profanation.

La caresse ne vise ni une personne, ni une chose. Elle se perd dans un être qui se dissipe comme dans un rêve impersonnel sans volonté et même sans résistance, une passivité, un anonymat déjà animal ou enfantin, tout entier déjà à la mort. La volonté du tendre se produit à travers son évanescence, comme enracinée dans une animalité ignorant sa mort, plongée dans la fausse sécurité de l’élémental, dans l’enfantin ne sachant pas ce qui lui arrive. Mais aussi profondeur vertigineuse de ce qui n’est pas encore, et qui n’est pas, mais d’une non-existence n’ayant même pas avec l’être la parenté qu’entretient avec lui une idée ou un projet, d’une non-existence qui ne se prétend, à aucun de ces titres, un avatar de ce qui est. La caresse vise le tendre qui n’a plus le statut d’un « étant », qui sorti des « nombres et des êtres » n’est même pas qualité d’un étant. Le tendre désigne une manière, la manière de se tenir dans le no man’s land, entre l’être et le ne-pas-encore-être. Manière qui ne se signale même pas comme une signification, qui, en aucune façon, ne luit, qui s’éteint et se pâme, faiblesse essentielle de l’Aimée se produisant comme vulnérable et comme mortelle. »

Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini.

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Photo : Camille Claudel (détail).

Un parapluie rouge

Il ne découle pas, il vient après – le méconnaissable, le caché –  se produit comme si je l’attendais. Entre le tout est dit et le rien n’est pensé. Comme si je l’appelais, l’après – le sans mesure, le sans affinité. Il est temps de désachever.

Il vient après, révoqué, comme si je m’appropriais les restes inconsommés. L’imparfait, le littéral. Comme si moi seule face à l’instant.

L’après,  il insiste, sa venue froisse, allège, passe. Il trépigne comme si je demandais qu’il soit délivré. Séjourner dedans, éclaircir l’instant, l’extraire comme un si seulement, le dénouer, mort-né, hors des cages, l’avorton, hors du passé, des têtes closes.

Tant qu’il ombre, tant qu’il éblouit, tant qu’il ruisselle. Me retourner, à peine, l’entrapercevoir.

L’instant contrarie la croyance. Ce qu’il faut pour l’accueillir. Très peu.

Il peut disposer, se donner des airs d’inconséquence, il peut me reposer, la consigne étant, fausse somnolence, il peut laisser l’intact s’exprimer. Comme si je l’écoutais.

Entre le taciturne et le ruisselant. Demandez-moi ma préférence, je réponds l’après. Ce que j’attends entre le tout est dit et le rien ne suffit. L’impensé.

La précaution s’invite-t-elle dans le discours ? Il y a l’après – que défaire qui ne l’est déjà ? La précaution et sa comparse raison pratiquant des autopsies.

La brûlure ouvre les lèvres, elles attendent l’aiguille qui déchiffre et l’aiguille qui referme. Langues frottées qui enflamment le silence. Demandez-moi la mienne, j’opère dans le si seulement du corps et je fais fleurir les cicatrices. Comme si je les cueillais.

Mon rôle se joue à l’extérieur, je crois que la salle est vide. J’étais là, meilleure interprète, j’entendais les ovations, j’étais là, à l’instant, je lisais ma partition, à merveille. Après – la salle est vide. Et mon visage déverrouille la grimace,  décape le masque – s’efface. La salle est vide. Comme si j’officiais l’absence.

L’après – face à face, l’envers est l’insondé.

Demandez-moi où je suis, je dis dans l’après. Contemporaine de quelques pas, quelques pensées, le temps de désachever. Ce qui n’appartient à personne, ce qu’on laisse traîner, ce qu’on néglige. L’inconsommé.

C’est pourquoi le subsidiaire, c’est pourquoi l’éblouissement, l’instant  me ravit, j’opère dans le si seulement de la lumière.

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Photo : Saul Leiter

Jacob recommencé

Peu importe qui je suis, je veux recommencer. Mon prénom, tant de fois modifié, non par moi mais par décret, désigne un pays, origine fortuite et vaine, ne me définit pas. Pays dont je demeure l’invité, l’initiale, prénom n’appartenant à personne, hospitalité dénuée d’hôte : j’assume une continuité qui m’indiffère. Les siècles ne font pas mon âge ; pour durer il faut ne pas compter, ne pas peser, il faut s’étendre comme pour s’endormir – et cependant veiller ! Ma peau docile héberge la multitude, reçoit l’accident et l’architecture, sans fierté car sans honneur elle arbore crevasses, édifices et gravats ; mes pores suent la pierre et le sel et mes yeux ne répandent que du sable ; je rouille, je taris, je m’écroule : mes racines creusent par ennui des galeries de silence.

Que sans moi ce pays meure ou demeure, je suis vieux de lui, il est jeune de moi, c’est ainsi : pour engendrer il faut se diviser. Peu importe où je me situe, je veux recommencer. Jadis me fut offerte, idéale, fluide, fatale – l’échelle. Méditant plus que de raison, méditant vil, méditant fou, mon blasphème est de vouloir en construire une nouvelle. Je veux l’instant, le domicile, je veux posséder, je veux m’élever, gravir, mériter.

Las de l’éternel qui fonde mon empire et ma désolation, parjure, je sollicite et je m’incline. L’infime me cède au sensible, tout s’équilibre à travers le geste. Le cèdre et le chêne peuvent venir à ma rencontre, le travail peut me décharner : j’accède à mon propre corps. Dans le bois mes veines peu à peu s’insinuent, j’y vois un visage  dont les nœuds sombres me regardent. Cette chair me révèle la mienne. Non je ne vais pas me crucifier comme l’autre, mes projets ne concernent que moi et c’est ma peau que je veux sauver. Alternativement dressé et ployé je me sens infatigable.

Hélas le sol perfide a le dessus, le ciel mouvant a le dessous, entre l’excès et le manque je vacille. L’arbre est mon modèle, Babel mon spectre, mon geste m’exalte et me terrifie. Où que je me tienne j’occupe le centre de Bethel, Mahanayim et Penuel. C’est là que je m’inscris, trace et caractère en dépit de ma volonté.

Mon vertige trahit une circulation contraire, quelque chose ou quelqu’un me fait signe et je dois l’ignorer. L’entêtement désormais donne au temps son prix de douleur. J’endure et ne languis plus, concentré non plus friable, non plus épars. Ma solidité me rassure. Je pense, voilà je recommence.

Je me choisis un nom qu’il me faut taire. Proférer c’est risquer de perdre : ce nom – le mien – jamais je ne le donnerai. Je le sais de l’Autre : jadis, parmi tant d’offrandes, son nom seul il l’a gardé, disposant du mien, objet malléable et variable, sujet maudit. Il m’a dispersé pour se rassembler en moi, j’ai nourri ses troupeaux, fécondé ses filles, grandi ses enfants et mené ses luttes. Assez ! Regarde-moi de tes yeux omniscients, puisque me voilà visible comme une tache !

Mon échelle je veux qu’elle me constitue, qu’elle m’épargne l’interruption, qu’elle évolue du sable à l’étoile et m’entraîne en son ascension, que nos cellules se confondent sœurs en la matière et m’arrachent – c’est l’essentiel – au vide qui me hante.

Chaque niveau pose un nouvel horizon, déplace le lointain, le stabilise puis l’améliore. Vois : de mes mains je configure. Ensemble les échelons fractionnent le monde et le restituent à sa source qui est mon imagination avide. Alors ces barreaux  m’emprisonnent à l’horizontale, moi, ivre d’invention, je suis lié ! Droites lignes réduisant le ciel en feuille de papier où ne s’écrit que ma petite histoire.

Effroi du vide entre les marches, furie de mes mains agrippées ! Traîtrise de la terre à mon égard, déloyauté du ciel, ricanements du cèdre et du chêne exsangues de moi ! Voilà ce quelque chose, ce quelqu’un – toi – le vide qui sépare, ronge le bois, trouble la terre, creuse la voûte à mesure que je m’approche, vide qui divise pour effondrer ma hauteur ! Vois, il me reste contre toi la possibilité de tomber, le pouvoir de m’achever –  que ma chute au moins serve à cela : qu’elle me préserve de la domination de l’inaccessible. Après je pourrai toujours – recommencer.

Texte inspiré par l’exposition Anselm Kiefer à Anvers (jusqu’au 27 mars 2011).

Également :  cours d’Anselm Kiefer au Collège de France (5 séances à partir du 10 janvier jusqu’au 21 mars, disponibles en audio et vidéo sur le site).

Et un entretien avec Laure Adler sur France Culture : Hors-champs, le 18/01/11 (disponible à l’écoute sur le site).

Photos : Am Anfang (2008)

Son ombre

Elle m’a dépassée trois fois ce matin contre une seule les autres jours. Un problème de lacet défait. D’abord son ombre, d’emblée identifiable – un infime flottement – la voici devant, insaisissable. Bientôt elle s’immobilise, se penche sur son lacet, je la dépasse à mon tour, puis ça s’inverse. Au bout de la troisième fois je commence à m’interroger sur la qualité de l’ombre portée par l’éclairage : est-elle artificielle comme la lumière qui l’engendre ? Il me semble que non, il y a une autonomie de l’ombre, davantage qu’une simple projection elle est l’antithèse qui ne fait jamais défaut, elle valorise l’immatériel et va jusqu’à  compromettre la preuve de son contraire. Sans doute s’agit-il d’une mise en question purement émotionnelle, mais justement, c’est ainsi que je me représente la situation, c’est moins une affaire de bon sens que de jugement et, à mes yeux, l’ombre de cette jeune femme frôlée chaque matin (une fois, trois fois, toutes les fois), manque de consistance. On verra ce que sera son ombre au printemps, à la lumière du soleil, si on continue à faire ce bout de chemin ensemble. J’écris « ensemble », le terme ne convient pas. Nous suivons la même route, elle devant moi derrière, nous ne nous connaissons pas, ne devons pas nous connaître : nous sommes parfaitement détachées. Mais, en ce qui me concerne, pas sans rapport. Ainsi ce que je sais d’elle se développe peu à peu, à l’horizontale du temps, se complète et cependant ne construit pas une théorie. Je ne parviens pas à la lire. C’est-à-dire que moi je l’observe, mais je ne suis pas certaine qu’elle fasse pareil. Quand elle me dépasse rien ne se passe, je constate une introversion, je perçois une apparence dépourvue de rayonnement, un mouvement sans corps. Il ne m’arrive que très rarement de heurter un tel obstacle. En toute circonstance, même de loin, même à une heure équivoque, je suis un champ de vision ouvert à tout ce qui vient, en face ou de derrière, avec ou sans pensées, avec ou sans conversations, en couple, en groupe ou solitaires, amants, collègues, rencontres, je les laisse me traverser, je suis à peine un filtre. Très habilement cette jeune femme m’esquive, me contourne, elle-même sans accès. Pourtant, tout porte à croire que, quelque part entre nous deux, existe un point d’intersection. Les indices abondent. Par exemple, il faut admettre qu’elle me ressemble un peu… Même silhouette (elle légèrement plus grande), même allure vive (elle légèrement plus rapide), même type de vêtements sombres et – ce qu’il y a de pire – mêmes chaussures de marche. Ce n’est pas un détail, les chaussures de marche, ça nous relie, ça dit quelque chose de nous, deux jeunes femmes qui sacrifient l’élégance à la nécessité de marcher, qui n’ont pas d’autre choix que de commettre contre elles-mêmes cette détestable faute de goût. Mais peut-être, contrairement à moi, ne considère-t-elle pas que ses chaussures la trahissent. En ce cas, et je ne saurais l’affirmer, il ne s’agit là nullement d’un point commun. Pour le reste son visage se dérobe à ma vue, tout va trop vite,  tout est trop obscur, mais, si on s’en tient  aux lignes générales, si on nous place l’une à côté de l’autre, on peut vaguement conclure que nous sommes sœurs, tout au moins parentes. Mais en réalité, comme elle est devant et moi derrière, nous ne coïncidons pas. Aussi, elle a les cheveux coupés très courts tandis que les miens sont plutôt longs, sauf que le chignon que je porte quasiment tous les jours nous ramène à égalité. D’ailleurs en y réfléchissant, j’en viens à croire qu’elle a aussi les cheveux attachés. Décidément les indices s’alignent sur des voies parallèles, ne convergent pas. Inintelligible, elle passe près de moi plus secrète, plus négative que son ombre. Quelques notes d’un parfum quelconque, une démarche sans particularité, la tête droite, pas de cigarette, pas de téléphone portable, un sac informe, aucun signe extérieur de quoi que ce soit. Une énigme et aucune clef à disposition. Où va-t-elle ? Souvent je me demande ce que font les gens qui, comme moi, travaillent dans ce quartier. Médecins, avocats, comptables ? Elle n’a pas l’air de tout cela, elle n’a l’air de rien, je me retrouve dans l’incapacité de lui attribuer la moindre profession, la moindre définition, la moindre intention. Inhospitalière, inhabitable, elle résiste à l’identification. Après dix minutes de marche décalée (elle devant, moi derrière), je la vois emprunter une rue qui l’éloigne de celle que je  dois prendre. Comme à chaque fois, je me sépare avec une violente envie de rester derrière elle, son ombre.

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Photo : Alexey Titarenko

La parole est au fond du silence comme un rire perfidement retenu.

Gustave Dore, Macbeth et les sorcières

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« Le monde silencieux est un monde qui nous vient d’autrui, fût-il malin génie. Son équivoque s’insinue dans une raillerie. Le silence n’est pas, ainsi, une simple absence de parole ; la parole est au fond du silence comme un rire perfidement retenu. Il est l’envers du langage : l’interlocuteur a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation – et c’est là le silence qui effraie. La parole consiste pour autrui à porter secours au signe émis, à assister à sa propre manifestation par signes, à remédier  à l’équivoque par cette assistance.

Le mensonge du malin génie n’est pas une parole opposée à la parole véridique. Il est dans l’entre-deux de l’illusoire et du sérieux où respire un sujet qui doute. Le mensonge du malin génie est au-delà de tout mensonge. Dans le mensonge ordinaire, le parlant se dissimule, certes, mais par la parole de la dissimulation ne s’évade pas de la parole et, par là-même, peut être réfuté. L’envers du langage est comme un rire qui cherche à détruire le langage, rire infiniment répercuté où la mystification s’emboîte dans une mystification sans jamais reposer sur une parole réelle, sans jamais commencer. Le spectacle du monde silencieux des faits est ensorcelé : tout phénomène  masque, mystifie à l’infini, rendant l’actualité impossible. Situation que créent ces êtres ricanants, communiquant à travers un labyrinthe de sous-entendus que Shakespeare  et Goethe font apparaître dans les scènes de sorcières où se parle l’antilangage et où répondre serait se couvrir de ridicule. »

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.