« Pour moi, la scène de la cloche dans Andreï Roublev est la métaphore parfaite de la place du cinéaste. Un jeune garçon dit qu’il sait, traverse une entreprise quasi industrielle en persuadant tout le monde qu’il est celui qui sait, et, à la fin, il se produit un miracle qui est que cette grosse cloche sonne. Et quand elle sonne, enfin, il peut dire : Je ne savais pas. Quand on est réalisateur sur un plateau, on est aussi fragile. » Les Inrockuptibles, 12/06/07
Sur une physionomie pourtant très expressive, on s’étonne qu’autant de vies laissent si peu de marques. Comme si, dans ses traits et dans toute sa personne, la maturation se diluait au fur et à mesure, empêchant qu’on en relève la moindre preuve. Comme des calques glissant sur un visage fantôme. J’ai toujours eu envie d’avoir quarante ans, dit-il bien avant l’heure, et c’est alors la valeur du chiffre quarante qui s’efface. Mathieu Amalric n’a jamais eu l’apparence de son âge, ni en corps ni en acte. Une étude visuelle de ses collaborations avec Arnaud Desplechin met en évidence cette plasticité bizarre qui consiste à devenir soi, à être le même, sans toutefois se révéler. Ainsi, à trente ans, dans Comment je me suis disputé, énergie mauvaise, élan inquiet : il folâtre dans le plomb ; à trente-huit ans, dans Rois et reine, il a la folie enjouée, il est trivial, bancal, inqualifié ; à quarante-trois ans, dans Un conte de Noël, on voudrait dire qu’il a l’air jeune, ou qu’il a l’air de quelque chose, mais il a seulement l’air ailleurs, tout ce qu’on en dit n’est que paroles d’autrui. Incontestablement du premier au dernier film, il a évolué, appris, vécu, il s’est étoffé. Rien de cela n’adhère à son visage, à ce qu’il montre, à ce qu’il joue. Singularité d’un acteur qui n’est pas apparition mais fabrication. Qui, par conséquent, bien que très reconnaissable, excède les photographies, reste imprenable.
Equivoque, sa présence n’est que mise en œuvre, gestes, actions qui ne coïncident pas, n’aboutissent pas. Tout aussi équivoque, sa situation, à la marge. Marge, non pas, comme on pourrait s’y attendre, du cinéma, mais du spectacle, de la scène et, par extension, de la vie quotidienne – autre confusion, certes plus banale, mais profitable, entre l’art et la vie. Pour saisir Mathieu Amalric, ce n’est pas par le métier d’acteur qu’il faut l’aborder – incarnation n’est pas résidence. Il faut arpenter les environs, ruser, ne pas se concentrer sur le personnage, lequel, indice essentiel, est le plus souvent excentrique. Mathieu Amalric, c’est dans les couloirs qu’on le rencontre, dans les coulisses et dans les cafés. Lieux voisins de la vie, voisins du spectacle : vie augmentée par le spectacle, spectacle validé par la vie. Lieux intermédiaires devenant intérieurs. C’est là le cœur manifeste de Tournée, que Mathieu Amalric a écrit, réalisé et dans lequel il tient le rôle d’un impresario. Le titre du film est lui-même performatif, amorce d’une dynamique, mise en mouvement. Cette troupe de burlesque qui fait le sujet du film entraîne son propre déplacement, détourne la tournée, délocalise la scène vers les coulisses, les coulisses vers les hôtels, les hôtels animés vers les hôtels déserts. En exportant la lumière de la scène en des zones non pas seulement laissées dans l’ombre, mais surtout intentionnellement vidées, dépeuplées, Mathieu Amalric met au jour un combat très personnel – c’est son corps dressé contre l’absence, sa lutte permanente pour déclencher l’euphorie dans le quotidien, remettre de la substance dans le rien.
Substance qui est chair. Chair plantureuse du burlesque ; chair luxuriante de l’enthousiasme, de l’effervescence. Mathieu Amalric, en adepte d’un cinéma de la bonne santé, joue et filme l’ardeur, l’exultation, l’énergie. Le corps en est le centre : corps qui s’émerveille dans la danse (Tournée bien sûr, mais déjà les voltiges de Mange ta soupe, ou encore les chorégraphies impromptues de Rois et reine) ; corps livré à l’amour et au sexe (L’histoire de Richard O, Fin août début septembre – mais il y a de cela dans tous ses films) ; corps récupéré par la marche (La brèche de Roland, Un homme un vrai), corps meurtri, brutalisé, diminué (Le scaphandre et le papillon ou la fameuse chute d’Un conte de Noël, sans compter les cascades qu’il s’enorgueillit de pratiquer lui-même), et corps miraculeusement allégé par la colère (Rois et reine). C’est physiquement qu’il intériorise le rôle, afin de le restituer dans son animalité. Acteur malgré lui et conscient de sa singularité, Mathieu Amalric use de sa peau comme d’un bouclier contre la routine – qu’il nomme péjorativement professionnalisation. Très superficiellement identifiable, son jeu imprime une dialectique entre deux pôles : le texte, appris sur le bout des doigts, et le mouvement qui s’y oppose. En terme de production et non d’incarnation, il ne s’agit pas d’envelopper le texte de chair et de gestes, mais de le transgresser, de le transporter au-delà du sens et des sens. C’est évidemment l’école d’Arnaud Desplechin : un glissement systématique de la parole vers le physique qui est aussi glissement dans le métaphysique. A l’intersection entre texte et corps, la voix est utilisée comme un instrument, d’où une diction peu naturelle, qu’on croirait presque théâtrale alors même que Mathieu Amalric n’a jamais fréquenté le conservatoire. Voix et diction sont moins l’expression d’un psychisme, d’une sensibilité, qu’élocution construite d’un corps intelligent – et mise à distance du texte.
Du jeune homme de dix-huit ans qui, par hasard, se trouve engagé à tenir un petit rôle dans un film d’Otar Iosseliani, à l’acteur récompensé par trois césars, présent à Hollywood comme sur le terrain du cinéma indépendant ; de la réalisation hâtive de courts-métrages amateurs à la très lente élaboration de Tournée, tout n’est que louvoiements, ellipses, faux départs et recommencements. La scène familiale n’est évidemment pas très loin du centre, en constitue même le centre caché. Famille brillante, enviable en apparence : le père, Jacques Amalric, correspondant étranger au Monde, la mère, Nicole Zand, critique littéraire dans ce même journal, et la maison croulant sous les livres, les longs séjours à l’étranger (quelques années en Russie, aux États-Unis…). En contrepartie : les tensions, les disputes et la séparation des parents, la présence à la fois écrasante et fondatrice de Nicole Zand, qui, entre autres, met son fils en demeure de tenir un journal intime sur lequel elle se réserve un droit de regard. Exigence détournée en apprentissage de la dissimulation. Enfin ce drame : le suicide du frère chéri. Scène originelle, centre caché de l’œuvre : volonté de mettre de l’humour dans la tragédie, nécessité de réinventer en permanence la vie quotidienne, d’en chasser la mort, l’absence.
Pour autant, cette configuration familiale ne doit pas devenir déterminante : après l’exutoire autobiographique de Mange ta soupe, l’implicite – pour ne pas dire le caché – est de rigueur. Si Mathieu Amalric ne cesse de marteler qu’il est acteur par accident, c’est que cela pourrait induire un retour à l’explicite – ou l’inverse d’un acte manqué. A dix-huit ans, ce qui l’intéresse, c’est le mécanisme de la représentation et, plus encore, la vie qui en déborde. Les entrailles du cinéma plutôt que sa lumière. Il fréquente les gens du théâtre, séduit les actrices, s’initie au milieu en pratiquant des petits métiers, divers travaux d’assistant, de peintre en bâtiment, etc. C’est un peu au hasard des rencontres que les rôles viennent à lui, dans les mains de réalisateurs auxquels il n’a pas le cœur de refuser quoi que ce soit : en premier lieu Desplechin, puis les frères Larrieu, Resnais, Ruiz, Podalydès, Téchiné, Assayas, etc. Non que le métier d’acteur lui déplaise a priori ou l’intimide, au contraire : moins il se sent acteur, plus il s’applique, plus il travaille. A chaque fois, la création est double : l’acteur se crée en même temps que le rôle. La théâtralité de son jeu, son peu de goût pour l’authenticité témoigne du succès de sa propre disparition. Le personnage le remplit comme se remplit l’espace, le décor, le scénario. De cette approche résulte une attention aiguë à tout ce qui l’entoure, à tout ce qui fait le film en dehors et autour de lui. Il se greffe au regard mécaniste du réalisateur et développe avec lui une connivence féconde. Ces liens privilégiés ne le fixent cependant ni à la France ni à une catégorie particulière de cinéma (encore moins à un genre) : Mathieu Amalric voyage, travaille pour Spielberg, Tsai Ming-liang, s’aventure dans un James Bond. En France, il ne refuse pas de collaborer avec Besson, Richet ou Schnabel, ne renâcle pas devant les seconds rôles et les apparitions brèves. Encore une fois, de sa part il s’agit moins d’une absence de positionnement que d’un équilibre bricolé : l’argent et le temps gagnés d’un côté sont mis au profit de réalisations moins rentables et de plus longue haleine.
Et c’est là peut-être l’ultime parade de cet être fuyant : se confondre positivement à ce qui le touche de l’extérieur. La force de sa présence au cinéma est de se produire comme dégagement. Il n’y a pas ici une intériorité qui s’exprime et se donne à voir. Comme acteur ou réalisateur, il est l’inverse de l’artiste à cœur ouvert et offert : en lui se concentre son entourage – chair, lieux et texte – qu’il reproduit, redistribue sous forme d’énergie. Et c’est parfois, à la limite et au mieux, folie. Acteur dionysiaque, dans la générosité de l’élan tourné vers le dehors, dans la nécessaire affirmation de la vie.
Sources principales :
Mathieu Amalric : Comment j’ai tourné cinéaste, Télérama, 30/06/10 (lien)
Un cinéaste contrarié, Les Inrockuptibles, 06/07/07 (lien)
Rencontre avec Mathieu Amalric, L’avant-scène cinéma n°572
The intellectual villain, Elizabeth Day, The observer, 11/05/08 (lien)
Leçons de cinema : Mathieu Amalric et Philippe Di Folco, 30ème Rencontres Henri Langlois, 7-14/12/07 (première partie)
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