Elle piétine la vie ordinaire (Pina Bausch)

Wim Wenders, « Pina », (France, Allemagne, 2011 – durée : 1h43)

« Ce corps qui danse semble ignorer ce qui l’entoure. Il semble bien qu’il n’ait affaire qu’à soi-même et à un autre objet, un objet capital, duquel il se détache et se délivre, auquel il revient, mais seulement pour y reprendre de quoi le fuir encore…

C’est la terre, le sol, le lieu solide, le plan sur lequel piétine la vie ordinaire, et procède la marche, cette prose du mouvement humain. »

Paul Valéry, Philosophie de la danse, dans Variété (Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1397) ; à consulter en ligne sur ce site.

Surgissant d’un fond obscur, les corps entrent dans un état rare, paradoxal, déploiement, concentration, souffle. Et ce n’est pas seulement l’effet de la musique, mais d’un désir (concentration) et d’un regard (déploiement). Alors ils s’élancent, se dispersent, s’assemblent, se jettent en avant, tombent, soudain ils reposent, soudain ils s’agrippent, saisissent la terre à pleines poignées ou griffent ce qu’ils touchent. On dirait qu’ils saignent tant ils paraissent liquides. S’élèvent-ils jamais assez haut ? Au sol, étendus, exposés, inertes, deviennent-ils eaux calmes ? Brûlés insectes sont-ils moins piquants ? Ecran, scène, écran, drapés, blancs, rouges, mouvements – sont-ils images seulement ? Non, ici les corps dansent et plus, Tanztheater, on ne joue pas, on va, et on se donne à pleine peau, on s’embrasse à pleines dents, on s’étreint à plein cœur : l’intense est geste, l’émotion est visage, le rythme est doigts, chevelures, pieds.

Nous voilà regardant le film au prénom de la chorégraphe morte. Projet mûri pendant des années et achevé en deuil. Quel sujet pour un documentaire qui ne trahisse la défunte ? Certainement pas elle, secrète, mutique, habitant et habitée par ses seuls danseurs. Certainement pas l’œuvre, la danse n’est pas une addition de corps, ni de mouvements ; les gestes sont des instants qui ne posent que des questions. Réticente à sa propre biographie comme aux captations, Pina Bausch a favorisé la reprise et les variantes de ses mises en scène, les déclinaisons temporelles telles que Kontakhtof, pièce créée trois fois, sur trois âges*. De l’ombre souhaitée, devenue ombre souveraine, Pina ouvre la danse et la referme autour de nous. Cercle de feu : un effroi qui repousse mais un rythme qui fascine, répercussion d’un intime piétinement, d’un ressassement qui trépigne. Comme tout langage, la danse préexiste à son expression.

Pourtant dans son documentaire, Wim Wenders ne s’intéresse pas au travail acharné de Pina Bausch avec (sur) les danseurs. Dommage, car c’est là véritablement l’essence même de sa création : une maïeutique. Socrate de son art, elle interroge et attend qu’on lui réponde par un geste, un pas, un cri. Elle, silencieuse, observe, écoute, prend des notes, demande qu’on reprenne, voit, discerne, conçoit. En acte, ces improvisations sont l’informe dont elle détache un à un les mouvements de son discours : la danse décompose le sensible et l’aggrave.

Mais ce n’est pas là le propos de Wim Wenders. Le réalisateur ne remonte ni le cours du temps ni celui de la danse ; il reste à distance, œil muet, spectateur transi. Difficile de concevoir qu’il fut, pendant vingt ans, l’ami de la chorégraphe, difficile de constater que, de cette relation enviable, ne subsiste à l’image que l’image seulement d’une admiration transparente, dénuée de tout ce qui peut naître d’un échange entre artistes d’expressions voisines. Même engourdissement de l’énoncé dans son rapport avec l’Allemagne d’après-guerre. Pina Bausch née en 1940, Wim Wenders en 1945 : le passé demeure hors-champ, non-dit manifeste, généralisé. Est-ce là un interdit, une censure volontaire, un principe éthique ? Difficile de trancher sur les motivations d’un réalisateur qui parle plus volontiers du comment que du pourquoi… Aussi ce mutisme gagne jusqu’aux danseurs dissociés de leur voix, laquelle flotte autour de leur bouche cousue, rentrée, pensée et comme adressée, avec retard, aux anges des Ailes du désir. Le passé languit derrière le silence, la pensée tremble derrière le visage : l’implicite est un recours.

Filmer, danser : ne sont-ce pas là des langages légitimes ? En ce sens, la petite ville de Wuppertal prend une dimension symbolique, en particulier son métro aérien, que Wim Wenders avait déjà filmé dans Alice dans les villes, en 1974. Ville et métro ouvrent cette zone indéterminée qui est celle de l’imaginaire, entre ciel et terre, pesanteur et légèreté, immobilité et mouvement, danger et sécurité. Espace du cinéma, de la danse – de la mémoire. C’est à Wuppertal que Pina, dans les années 70, fonde son Tanztheater. Par un de ces télescopages temporels qu’elle semblait rechercher, son studio occupe l’emplacement d’un ancien cinéma porno. Wuppertal : présence incongrue d’un théâtre d’avant-garde dans une agglomération bourgeoise, mélange improbable de genres, de pas dansés et de routine provinciale, d’ennui et d’exaltation créatrice… Ce n’est pourtant pas dans le studio même que Wenders demande aux danseurs de réinterpréter quelques fragments de chorégraphie, mais dehors, dans les rues et parcs de Wuppertal, et, bien sûr, dans le métro. Façon un peu littérale mais émouvante de mettre la danse au cœur de la vie, mais surtout, de désenclaver la mémoire.

Il est regrettable que l’hommage ne soit pas toujours aussi délicat, aussi cohérent : les archives des grandes mises en scène de Pina, forcément choisies et présentées sous forme d’extraits, se voient encore fractionnées tels de vulgaires clips chorégraphiques – il n’y a pas d’autres mots -, et on dispose donc de petits morceaux du Sacre du printemps, Café Müller, Kontakthof, Bandoneon, Vollmond, Sweet Mambo entrelardés d’interviews, plans extérieurs, etc. Sachant le soin que mettait Pina dans le traitement du temps de ses spectacles, lesquels pouvaient durer plus de trois heures, ces découpages que rien ne justifie relèvent de la cruauté artistique… Quant à la 3D, est-elle si nécessaire que cela, comme ne cesse de l’affirmer Wim Wenders ? On peut en douter. La proximité factice des danseurs les déréalise et en fait des fantômes. Certes, on « entre dans la danse », mais l’imagination reste à cette fin un meilleur outil que la technique.

Toutefois, la mise en lumière des danseurs donne à méditer sur leur singularité. Le trait de Pina Bausch insiste éperdument sur l’individu. Comme par accident, point de rencontre et non de convergence, le visage s’exalte de la danse et du théâtre, de l’éloquence et du texte. Loin du « corps de ballet » morne et continu, sans chair et sculpté d’os et de muscles, le danseur de Pina Bausch est une personne dont la peau s’épanouit dans le mouvement, le danseur est, au préalable, lui-même, un homme ou  une femme bien habillés (mieux que costumés : le vêtement épouse le physique du danseur sans le couvrir). L’erreur serait de considérer que la beauté réside tout entière dans la danse, alors même qu’elle jaillit : jaillissement de la danse, manifestation de la beauté en acte. Le Tanztheater révèle alors la bouleversante trivialité de l’être en perdition, l’être qui ne se fixe nulle part, dont le visage, expressivité qui affleure sous le geste, n’est que la trace… Si certains décors offrent l’apparence d’un confort esthétique (les créations de Peter Pabst), la stabilité est illusoire et  les apparences glissent sous les pieds, s’échappent. Aussi les mises en scène de Pina ne cèdent-elles en rien au romanesque, à la douceur même. La danse se veut ingrate, introvertie, discontinue, parfois butée. Harassantes répétitions et dévoiements du geste, autisme presque : il se passe quelque chose mais ce quelque chose n’est pas forcément lisible, n’allant ni vers une fin ni vers une élucidation. Le spectateur est sollicité, mis à mal et comme appelé à porter secours aux corps meurtris qui peuplent la scène.

Arrachée à l’instant, exubérante, la danse déstabilise le réel. Sa vulnérabilité est critique – c’est-à-dire autant que la poésie peut l’être, transgression feutrée des apparences, sourde révélation de ce qui fait défaut. Ce que Pina Bausch traduit, entre autre, par la figuration de gestes quotidiens, dans toute leur banalité, répétés et insensiblement dévoyés jusqu’à l’exhaustion. Le concret qui affleure ainsi, négativement, trahit sa pauvreté effective – et tous les possibles qu’il recèle en dedans, dans sa profondeur. C’est un aspect bénéfique de la 3D de mettre le sol en valeur. En rehaussant les sols, Wim Wenders met en évidence ce que Georges Didi-Huberman (partant du flamenco) désigne comme « art de la terre à fêler » :

« (…) la profondeur ne s’y délivre pas simplement, et ne s’y reconnaît qu’à une condition préalable : il faut frapper la surface pour que l’on puisse voir ou entendre, depuis la fêlure produite, remonter la profondeur. Tel est le paradoxe de la terre – surface sur laquelle nous nous agitons au grand jour, mais aussi matériau de tous nos abysses et de toutes nos obscurités… » (La terre se meut sous les pas du danseur, La Part de l’œil n°24, 2009).

Certes les danseurs de Pina Bausch ne frappent pas exactement le sol, en tout cas pas de façon systématique, ce qu’ils font c’est qu’ils l’appuient, l’enfoncent. Pieds nus ou en talons ou encore avec les mains, les cheveux. Le contact est essentiel, ou plutôt les contacts. Le sol, comme le fait si bien remarquer Didi-Huberman, se meut, mais aussi les corps heurtés, les parties du corps, et l’air, et le bois. Même tressaillant à peine, la matière est l’assise de l’intranquillité – et de l’élan. L’inconfort de l’être est son essor. La présence sur scène de substances meubles ou fluides (eau, terre, fleurs, herbe) propage un déséquilibre fondateur.

Et cela, Wim Wenders l’amplifie en filmant les danseurs à l’air libre. Ce dehors qui s’offre à l’envol, où l’on peut virevolter au milieu de la circulation, s’effondrer, s’abandonner, se mettre en danger dans les bras de l’aimé, s’envelopper dans la mousseline et la soie, former une fleur dans l’étoffe d’une robe, s’étreindre, se déchirer, s’avilir, bondir, crier, respirer – ce n’est pas un monde de rêves, c’est l’ici et maintenant de l’instant.

Le monde contre moi, en moi, peau enflammée et crevasses, le monde à ma rencontre, que mon corps émeut autant qu’il s’émeut de mon corps, le monde qui me met hors de moi – enthousiasme et exubérance – c’est la danse.

*Voir  Les rêves dansants et Un jour Pina a demandé.

Les photos sont tirées de Café Müller, que Pina Bausch (danseuse exceptionnelle de formation classique) a dansé elle-même.  Parmi les images les plus bouleversantes du film de Wenders.

Filmographie de Wim Wenders.

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Chambres noires, imaginaires

Xavier Dolan , « Les amours imaginaires », Canada, 2009 (durée : 1h35)

« Il est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée nous est condamnée tant qu’on voit du monde. » Proust, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs. »

Cette chambre noire que Proust place au centre de l’expérience amoureuse est le lieu même de l’imaginaire. L’artiste et l’amoureux se ressemblent en ce qu’ils vivent en deux temps, temps insaisissable de l’être et temps saisi par la conscience ; leur rapport au monde est d’autant plus intense (passionné) qu’il est extension et appropriation : l’expérience devient séjour. Amorce de la connaissance ou approfondissement de la vie, elle est solitude, patience, intériorisation, secret. Dans la chambre noire tout est à disposition. Le fait de pouvoir y circuler librement, tel que l’on se sent, c’est-à-dire tel que l’on est (et non tel que l’on croit être ou pire, tel que l’on apparaît), de pouvoir se saisir des événements, les contempler, les prendre et les augmenter sans qu’ils ne sombrent ou ne s’effacent, c’est cela la dimension infinie du présent – et du plaisir. Sans se confondre à elle ni s’y réduire, cette dimension est donc également celle de l’art. Celle de la vie enrichie, de la vie sensible, de la vie intéressante parce que intéressée.

Le jeune cinéaste québécois Xavier Dolan ne cherche pas, comme tant d’autres, à démystifier l’amour, à nettoyer le réel des illusions qui (soi-disant) le ternissent, au contraire, il sait que les rêves réalisent le vécu, peau et sang, et que les comprendre, les nourrir, les compléter affermit l’expérience. Xavier Dolan ne joue pas, il se représente, être de fiction : artiste et amoureux ; son cinéma occupe la chambre noire. Cette chambre noire, où l’intime se mêle à l’universel, où le toc côtoie le précieux et où le pop s’amalgame au raffiné, est pour nous un lieu et une matière – forcément émouvants, forcément familiers. Les formes de la sensibilité composent un discours amoureux (les Fragments d’un discours amoureux de Barthes sont le livre-référence du cinéaste), et ce discours n’est pas un désengagement : il ne permet pas à l’amoureux d’être quitte de ses affres et de ses tourments, de croire qu’il peut raisonnablement ne plus aimer (c’est impossible, ce n’est pas souhaitable), mais il se donne à lui comme une jouissance supplémentaire – mise en abyme et retour à l’être. Tout comme le rêveur, se sachant en train de rêver, est prié de s’enfoncer dans son rêve,  l’amoureux est invité à s’enfoncer dans son sentiment.

Plus déchirée qu’elle ne le laisse paraître, l’esthétique* de Xavier Dolan n’est pas simplement illustrative. Le cinéaste veut être présent devant et derrière la caméra. Sur la scène principale des Amours imaginaires, on découvre un banal triangle amoureux (un homme et une femme tombent ensemble amoureux du même homme), on admire des tenues vintage, on entend des chansons pop, on collectionne les styles et les poses, on écoute des dialogues très littéraires. Ce côté extravagant est une façade aussi vraie qu’un fard : le rougissement des joues montre l’émoi. Mais, allant plus avant dans son propre discours amoureux, Xavier Dolan se heurte à sa propre représentation – l’artiste contredit l’amoureux. Tel Narcisse, il ne fusionne pas avec sa propre image : il se divise et meurt à moitié.

Les Amours imaginaires fétichisent le discours amoureux. Lecture conséquente ou trahison du texte ? Qu’importe, ce n’est bientôt plus l’autre qui est aimé – mais l’amour (avec tout ce que cela suppose de narcissisme). Parce que le flirt est facile et que l’autre paraît d’emblée si proche, la proximité est une impatience, un faux-semblant – un miroir. Elle fourvoie : les valeurs s’échangent et les sens s’inversent. La précipitation trahit l’amour, l’arrache à son énigme irrésolue, à sa source lumineuse… La proximité, qui est aussi promiscuité, brouille la relation et la séparation, elle mélange jusqu’au dégoût, jusqu’à soi. Les corps privés du sentiment ne coïncident pas, ne répondent ni au désir ni à la volupté, ne sont qu’errances carnassières de romantiques impatients.

L’artiste et l’amoureux sont toujours en défaut par rapport au monde, par rapport à eux-mêmes. Le plus tragique, le plus comique, c’est que l’imagination, loin de combler les manques, en crée de nouveaux, creuse le sillon du désir. Il faut se demander si, dans leur complaisance et leur retrait avisé, les chambres noires ne sont pas également confinées, suffocantes, noires de soi.

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* aisthanestai, en grec, signifie sentir.

Pour les captures d’écran du film c’est ici : -devenue toi comme hier-.

Précédemment sur ce blog : J’ai tué ma mère.

Photo : Mona Chokri, vraiment parfaite dans le rôle d’alter ego de Xavier Dolan.

Une lutte avec la vision : l’innommable ne peut apparaître que par la poésie.

Chaïm Soutine (1893-1943), Poulet mort (1923)

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« Si paradoxal que cela puisse paraître, la peinture est une lutte avec la vision. Elle cherche à arracher à la lumière les êtres intégrés dans un ensemble. Regarder est un pouvoir de décrire des courbes, de dessiner des ensembles où les éléments viennent s’intégrer, des horizons où le particulier apparaît en abdiquant. Dans la peinture contemporaine, les choses n’importent plus en tant qu’éléments d’un ordre universel que le regard se donne comme une perspective. Des fissures lézardent de tous côtés la continuité de l’univers. Le particulier ressort dans sa nudité d’être.

Dans la représentation de la matière par cette peinture, se réalise d’une manière singulièrement saisissante cette déformation – c’est-à-dire cette mise à nu – du monde. La rupture de continuité sur la surface même des choses, ses préférences pour la ligne brisée, le mépris de la perspective et des proportions « réelles » des choses, annoncent une révolte contre la continuité de la courbe. A un espace sans horizon s’arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes, des plans, des triangles, sans qu’il y ait transmission des uns aux autres. Éléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l’être. Dans cette chute des choses sur nous, les objets affirment leur puissance d’objets matériels et atteignent comme au paroxysme même de leur matérialité.  Malgré la rationalité et la luminosité de ces formes prises en elles-mêmes, le tableau accomplit l’en-soi même de leur existence, l’absolu du fait même qu’il y a quelque chose qui n’est pas, à son tour, un objet, un nom ; qui est innommable et ne peut apparaître que par la poésie. Notion de matérialité qui n’a plus rien de commun avec la matière opposée à la pensée et à l’esprit dont se nourrissait le matérialisme classique, et qui, définie par les lois mécanistes qui en épuisaient l’essence et la rendaient intelligible, s’éloignait de plus en plus de la matérialité dans certaines formes de l’art moderne. Celle-ci c’est l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a la consistance, le poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence ; mais aussi de l’humilité, de la nudité, de la laideur. L’objet matériel, destiné à un usage, faisant partie d’un décor, se trouve par là même revêtu d’une forme qui nous en dissimule la nudité. La découverte de la matérialité de l’être n’est pas la découverte d’une nouvelle qualité, mais de son grouillement informe. Derrière la luminosité des formes par lesquelles les êtres se réfèrent déjà à notre dedans – la matière est le fait même de l’il y a. »

Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant (texte rédigé en captivité, entre 1940 et 1945)

Le feu follet

« Qui donc dans les ordres des anges
m’entendrait si je criais ?
Et même si l’un d’eux soudain
me prenait sur son cœur :
de son existence plus forte je périrais.
Car le beau n’est que le commencement du terrible,
ce que tout juste nous pouvons supporter
et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne
de nous détruire.
Tout ange est terrible. ».

(R. M. Rilke, Première élégie de Duino, traduction de Lorand Gaspar)

«C’est par elle-même, et non pas en vertu de sa finitude, que l’existence recèle un tragique que la mort ne saurait résoudre.»

(Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant)

Louis Malle, « le Feu follet », avec Maurice Ronet, France, 1963 (durée : 110’)

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Il ne suffit pas de dire que le Feu follet peut ne pas se tuer, que, ravage futile et détresse ricanante, il reste libre de ne pas le faire, qu’il a, pour ainsi dire, le choix – comme si de ce choix dépendait toute la liberté dont les vivants se prévalent. Car même si on tient le film pour une fiction documentaire et le livre, au mieux, pour un roman, au pire pour une apologie, cela ne fait pas de Drieu la Rochelle* un romantique ni de Louis Malle, par comparaison, un réaliste. Sous leur commune fascination pour le suicide, la volonté de représenter est aussi un aveuglement. Le suicide est subsidiaire à la mort, point final – est-ce là l’objet de ce choix, de cette liberté si précieuse ? Plutôt lamentable configuration d’un échec, évidence que la mort est déjà là, centrale, impérieuse gouffre, trou noir – ravalant toute représentation. Le suicide achève la mort qui le devance, c’est cela l’horrible. Le suicide pose une limite, qui devient la raison qu’on lui invente, le récit qui l’ordonne, mais l’ombre que l’on discerne n’est pas son ombre portée : ce qui le précède, spleen, ennui, état de déréliction, complaisance et stupeur, ne produit pas d’images, n’a pas de langage, ne communique pas.

Évoquer la mort c’est être à l’écoute du silence, ne pas la dire donc, tout au plus dire ce qu’elle n’est pas. Le suicide est un acte, la mort est-elle un sentiment ? Puisque dépourvue d’enjeu, sans alternative et surtout, il faut l’admettre, casanière. Le Feu follet a toujours été au plus mal : avant, il buvait, l’alcool l’intoxiquait ; il ne boit plus, la vie l’intoxique. Si la vie ne suffit pas telle quelle, si elle n’est pas empoignée à pleines mains, elle glisse, se vide spontanément. Pour avoir réussi à capter cela presque malgré lui, à son corps défendant, Louis Malle légitime le cinéma mieux que par tous ses plans prémédités. Triste épiphanie que cette mise en lumière de tout ce que la mort retire : éclairage négatif qui vide, sans creuser ni approfondir, simplement qui efface.

Effacé – le visage de Maurice Ronet jouant et ne jouant pas le Feu follet. Jouant parce que Louis Malle a exigé de l’acteur une force surnaturelle pour qu’il dépasse, et mette au jour, son propre état, ne jouant pas car c’est dans l’espace que, par son caractère fini, le jeu dégage, qu’apparaît le visage nu de l’acteur. La peau se plisse (ride du lion), se crispe, l’expression mue en grimaces (sursauts de vie – non : spasmes nerveux), en-deçà du rictus, la peau morte.

Paris aussi. Même traitement : une peau de rues, un réseau de blessures, agitation, ronde des connaissances, circulation automobile, soleil, pluie, nuit, un lent écorchement pour que tout cela se dissipe, vapeurs, fumées, miroirs, regards. Voyez comme cette réalité fond, voyez comme elle bave, voyez comme elle fuit. La beauté irradie, Louis Malle compose des plans magnifiques, photographiés, irréels, rappels de ce qui devrait être : les lieux où il fait bon vivre, qui devraient protéger, les objets utiles, fonctionnels, qui devraient servir plutôt que blesser, les outils plutôt que les armes, les belles personnes à aimer, qui devraient réconcilier et non pas séparer… Tout ce qui devrait être – paraît sans être : la beauté révèle,  met en évidence son hors champ,  «commencement du terrible ».

La beauté n’est pas seulement ce qui ne peut pas sauver, elle est ce qui tue. Insaisissable comme une couleuvre entre deux cailloux, insuffisante pour l’être avide, l’être déjà condamné : je ne touche rien gémit à longueur de temps le Feu follet, je bois parce que je ne sais pas faire l’amour. La beauté ne compte pour rien si elle ne peut pas appartenir. La saisir, la capturer : toucher. Sans cela tout n’est qu’attente : j’ai passé ma vie à attendre dit le Feu follet.

Attendre c’est se trouver dans l’invention de la vie qui efface la vie, dans l’espoir qui, liant l’irréel au réel, défait le second. C’est l’entre-deux du poète qui n’écrit pas, la page que le Feu follet remplit de phrases aussitôt barrées, les femmes qu’il ne parvient pas à prendre, l’alcool qu’il ne boit pas, l’attente, l’espoir – liants plus liés à la mort qu’à la vie.

Et cependant Louis Malle doit sauver le Feu follet. Cette histoire est aussi celle d’incarnations successives : à travers le Feu follet Drieu la Rochelle raconte le suicide de son ami, Jacques Rigaut, poète dadaïste sans œuvre et drogué, à travers son ami la Rochelle raconte aussi (préfigure) sa propre fin, à travers eux Louis Malle raconte sa dépression et, dernier maillon de cette chaîne morbide, Maurice Ronet, également alcoolique et artiste sans œuvre (il peint, il écrit, il détruit) se raconte lui-même…  Ils sont nombreux dans cette mort. Il y a, chez Louis Malle, la sombre intuition que l’acte final du Feu follet restaure l’équilibre du vivant qui s’oppose à la mort. Et véritablement, le suicide, en réduisant la mort à un acte, la définit, l’exprime, lui donne un sens. Le Feu follet peut certes jouer comme un enfant avec son revolver et marquer la date du vingt-trois juillet sur son miroir, il ne peut pas finir, il ne peut pas faireLa vie va trop lentement en moi, dit-il, je veux l’accélérer, mais il attend encore, tel Orphée, son enfer est confortable. Et c’est Louis Malle qui le sauve , et avec lui la mort, qui offre à son personnage, à nous peut-être, mais surtout à lui-même ces images d’une bouleversante sensualité : le Feu follet lit les dernières lignes d’un livre (Gatsby), le referme, le repose sur la table, ôte ses lunettes et, s’emparant de son revolver, il entr’ouvre sa chemise blanche, dégage sa poitrine – touche –.  En plein cœur.

Notes :

*Au-delà de cette note préliminaire, je ne vais pas pousser plus avant la comparaison livre / film, tout simplement parce que je n’ai pas lu le roman de Drieu la Rochelle et que je n’ai aucune envie de le faire. Pour ceux que cela intéresse, on trouve sur internet et dans les bonus du dvd une solide documentation à ce sujet. Il suffit de savoir que Louis Malle, tout en reprenant le déroulement des faits du roman, en a complètement modifié la lecture, c’est-à-dire l’essentiel, dès lors le film peut très bien se passer du livre.

Tom Ford s’est certainement souvenu du Feu follet pour réaliser son film A single man, ce qui va bien avec l’idée d’une œuvre esthétiquement amoureuse du passé : même élégance, costumes parfaitement taillés, lunettes rectangulaires, livres, femmes sophistiquées… (lire ma critique : Seul, singulier, unique).

Sur la thématique mort / suicide, voir aussi Contre la mort de la lumière : bref aperçu de Last Days (Gus Van Sant) et de Control (Anton Corbijn). A sujet de la mort du poète, voir Orphée désœuvré.

Dans les bonus du dvd : invitation surprise de Mathieu Amalric. Belle lecture personnelle, habitée. L’acteur / réalisateur revoit le film qu’il avait découvert à l’âge de quinze ans, énonce en vrac quelques impressions, analyse les objets, gestes, cadrages… Et ne manque pas de relever une certaine influence de Maurice Ronet sur son jeu d’acteur (et son jeu de séducteur…).

Impossible de ne pas mentionner la musique de Satie qui résonne durant tout le film, non pas seulement ambiance mais profonde adéquation avec le sujet (Gnossiennes /gymnopédies).

Les élégies de Duino : poème sublime, consolation et exaltation… « Et nous, en pensant à la montée du bonheur, nous éprouverions ce remous qui nous bouleverse, presque, quand tombe une chose heureuse. »

Le film à la médiathèque.

Nous, jacinthes.

Nous, jacinthes, fleurs altières, nous prétendons ne pas vouloir être touchées. Nos tiges sont droites et nos nuques penchées : ne pas regarder ceux qui nous voient, c’est, à l’inverse des racines obscènes, toiser la forêt qui nous conçoit.

Toutes ensemble nous sommes séparées. Végétation unanime nous détestons frayer. A trois sur une tige, nous restons isolées, chacune dans son monde, détournées. Si l’une d’entre nous soupire, nous la laissons flétrir, s’étioler. La mort ne nous détache pas, entières, nous tenons, sans pourriture ni décomposition, intactes de faner.

Si peu solidaires et cependant nous avons l’air groupées – il est de notre devoir de tromper. Nous nous savons maigres et chétives, la nature ingrate nous a peu donné, individuellement, nous sommes pire que laides – invisibles. A plusieurs nous triomphons par la couleur, nous sommes magiciennes et spirituelles, notre puissance est un leurre. Mais nous, jacinthes, fleurs sans beauté, ce qui fait défaut nous pouvons le représenter.

L’ombre nous dispense ses faveurs car elle sait, haïssant le jour et la tiédeur, que nous réinventons la lumière. Plus lascive que la nuit, plus néfaste que le soleil, plus saumâtre que le néon – et plus empoisonnée -, notre flamme fatigue l’obscurité. De nos corolles rejointes s’évaporent le bleu, le mauve et le gris, c’est une fumée électrique qui s’élève et nargue le ciel devenu âcre.

Fiévreuses et pensives, il nous faut mentir pour demeurer rêveuses. Nos parfums doux bruissent légers comme le chant des oiseaux et comme eux volent trop tendre nuée, confuse et masquée, sans rapport et sans réalité. Plus bas nos ventres mûrissent des sucs suaves plus corsés, réglisse, poivre et sumac, liqueurs fauves de nos racines cachées.

Nous craignons ne craignons pas d’être comme l’ail des ours à quelques pas, nous désirons ne désirons pas d’être comme le sureau, l’oranger, le yucca, nous brûlons ne brûlons pas, nous jacinthes, fleurs secrètement sucrées, d’être dévorées.

Si ténues, là où nous sommes le vent diminue, s’attendrit, son haleine nous frôle, nous grise. Têtes penchées, nous fleurs austères, nous attendons, nuque offerte, que la brise vienne nous caresser.

Lointaines sanglées au ras du sol, nous exhalons des vapeurs et des lueurs différentes de ce que nous sommes. Nous adorons les hauteurs et le déséquilibre des pentes, l’écoulement de la pluie quand elle nous malmène, le grouillement des insectes en nos feuilles qui nous brusquent et nous salissent ; rivées à l’humus, nous mélangeons les terreurs aux délices sans que nul ne les détecte.

La lettre (sous l’emprise d’une joie élégiaque)

[Cette lettre est celle que mentionne le texte Tu n’écris pas]

« Notre rencontre fut un événement remarquable et, pour cette raison, insuffisant. Il est vrai que j’ai peiné jusqu’à toi, plus que jamais avant, peiné pour établir ou pour créer –  sur quel motif, sur quelle matière –  un dialogue. Jusqu’à toi, c’est encore dehors, à distance. N’imagine pas que je me désole, cette peine n’est pas une souffrance, bien plutôt patience, luminosité, lumière dont la source reste cachée. Qu’aurais-je à dire de toi si tu m’étais proche, si tu m’étais donné, je ne te verrais pas, tu me serais interdit comme tu l’es à toi-même. Tentée (traversée, habitée) par le silence, j’ai voulu m’en recouvrir, t’envelopper aussi, sachant que cela ne ferait aucune différence : ce que j’ai à dire de toi, pour toi, ne pèse rien. Mais alors, sortant de ta réserve, tu m’as défiée, et ton orgueil m’a enseigné que ce qui doit se dire peut se perdre ou disparaître, la lumière demeure entière, intacte – cachée. En ce sens, l’événement n’est pas une condition mais une saisie – une forme pourtant essentielle ; en ce sens aussi l’absence d’événement est une inspiration plus sûre, plus vaste. Cela, je le savais déjà – et je croyais que c’était le fond de ma déficience, ma limite si tu préfères, le signe que je devais renoncer. Tu m’as détrompée, avant toute réalisation, alors même que tu fais l’inverse, pire, que tu rends l’inverse désirable. Mais en ce domaine, a-t-on vraiment le choix ? Tout est possible et tout est impossible, l’erreur consiste à exclure. N’est-ce pas sur cette ambiguïté que se noue le dialogue ? Et le poids, la valeur – il n’y en a pas de plus infime, il n’y en a pas de plus lourd – est simultanément une soustraction et une addition. A présent je t’écris et c’est pour clôturer cette éprouvante mise en abyme, pour la renouveler, enfin. Je t’écris sous l’emprise d’une joie élégiaque, dans l’ombre de cette lumière par laquelle définitivement veut dire indéfiniment… Avec toi je sais où je vais : très exactement jusqu’à ta limite, qui est celle que tu m’assignes et celle à laquelle tu es contraint, après il n’y a plus rien et je me retrouve non plus face à la lumière, mais face à moi-même. C’est évidemment une autre histoire, une histoire d’écriture, sans événement. »

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Photo : un autre polaroid de Tarkovsky.