L’écriture, pour avancer, procède à rebours. C’est du moins l’expérience que j’en ai, qui n’est en rien singulière. Sans doute ce qui s’écrit à travers moi, et donc le langage, verbal ou non, rejaillit sur ce qui précède, sans revenir à sa source. En quoi consiste ce reflux ? S’il ne s’agissait que d’une rétrospection en signes, il se réduirait à quelques ajustements. Sur ligne, en cercle, dans un rapport d’identité. Mais il y a écoulement, perte, addition, mélange, blessure et les signes, mi-chair mi-altérité, sont tribus nomades de l’informe. A leur approche, le réel s’esquive, bat en retraite, et il est suivi, désiré. L’esquive n’est pas la figure du manque, elle est la figure de l’irrémissible proximité, du presque frôlement. Pour que la rencontre se réalise, il faudrait le lieu et le temps. L’informe est l’instable sans point fixe, sans temps mort, sans séjour : ivresse de la saisie. Ce ravissement, l’écriture ne cesse de le reconduire, et, voulant exister, incandescente, elle doit le surpasser, d’une façon ou d’une autre, de toutes les manières, négation, défi, illusion, lutte, adoration, rêve, extase. Le désir par essence jamais – ce serait la fin de l’écriture – ne désespère. Que peut-il comprendre ? Que peut-il atteindre ? Son propre percevoir, c’est-à-dire qu’il se saisit lui, en tant que sensibilité accrue : intensité. Dès lors l’écriture se (dé)livre, elle-même, plutôt qu’elle donne à voir, et c’est ainsi qu’elle fait retour, tantôt incendiaire tantôt inventive. Elle déferle, inextinguible de sensations, d’idées, de volonté, intègre et cependant fluctuante ; au mieux, excédentaire. Elle insiste, par retours compulsifs sur elle-même, retours à l’informe natif, ses flammes arrivant presque à lécher les flancs du réel.
Mois: juin 2011
Rêves dansants
Anne LINSEL, Rainer HOFFMANN, « Rêves dansants »
« La seule conscience de bouger change toute la matière du mouvement. Il ne s’agit pas de se regarder bouger comme on s’écoute parler mais d’amener à un niveau d’apparition suffisant ce qui est à peine esquissé par un corps. » Frédéric Valabrègue, Ici-même.
Elle traverse la salle d’un pas un peu flou – on dirait vaporeux mais ce mot, trop léger, ne lui correspond pas -, s’attable devant le groupe des adolescents : c’est elle l’auteur et elle vient prendre part au festin chorégraphique. Pina Bausch en 2008, difficile d’admettre qu’un visage aussi marqué puisse être à ce point indéchiffrable. Et pourtant, il y a de la dévoration dans son regard et dans son imaginaire, mais aussi, qualité trop rare, de la sollicitude. Cette indécision quant à son visage, ce n’est pas celle des sentiments, mais de leur expression, ce qui, pour elle, se traduit en questionnement sur la forme. Comment le geste dansé peut-il prendre le relai de gestes déjà fourvoyés ? Le langage corporel n’est-il pas toujours traître, médisant ? La danse ne corrige rien, mais elle peut jouer, défaire, dramatiser. Avec Pina Bausch, les danseurs sont sans contours, tâtonnants, ils doivent se toucher pour exister, se heurter pour sentir leurs limites. A travers eux, c’est un rapport au monde qui s’esquisse – un rapport seulement : contacts, séparations. Les êtres s’abordent et débordent, se mélangent et ne se définissent que dans la mesure où ils s’influencent. La rencontre n’est ni simple, ni douce. S’il arrive qu’elle dégage quelque chose de cruel, ce n’est là rien d’autre que cruelle pondération de l’ordinaire : jamais un donné pour un reçu, caresses différées, violence déviée, césures, manques, excès. Cette analyse du déséquilibre fonde l’intégrité du Tanztheater de Pina Bausch.
En tenues de soirée, vieillis par le maquillage, les adolescents sont amenés à prendre des poses, à s’exagérer : ils affichent une détermination qui leur est, disent-ils, étrangère. Sans eux le décor est invisible, une salle de bal aux murs gris, quelques chaises noires ; les robes roses, vertes, jaunes, bleues sont, elles, un autre décor, peut-être le seul vrai, décor agité, aussi versicolore que ces tendres rengaines, tantôt lestes tantôt chevrotantes, qu’on croirait sorties d’une vieille radio. Voilà sur quoi se posent les rencontres : un espace mobile, indécidable. Ce que sont aussi les corps, à plus forte raison ceux des adolescents, aimantés vers une violence qui, dès la première décharge – heurt, palpation, morsure – s’inverse en vulnérabilité. Entre ces extrêmes, il y a le raté, le retenu, le geste manqué et – figure de loin la plus déchirante – l’esquive : regard aveugle, main qui se tend désespérément et ne saisit rien.
Faire danser des adolescents amateurs sur Kontakthof, après avoir confié cette même pièce à une troupe de sexagénaires, c’est travailler l’humain jusqu’à la confusion. Pourquoi les jeunes ont-ils répondu à l’appel ? Avant les auditions, ils connaissaient à peine le nom de la chorégraphe, et ne dansaient pas. Bien sûr, chacun peut énoncer une motivation : se distraire, apprendre, accompagner, expérimenter. Tout cela est très sérieux, on est sérieux quand on a 15 ans… Mais avec Pina Bausch la danse ne vient pas se déposer comme un savoir supplémentaire, il n’est pas question d’apprendre une technique pour en retirer de nouvelles aptitudes, il s’agit au contraire de conquérir un naturel. Recherche d’un mouvement à soi.
Le film, Les Rêves dansants, consiste en surimpressions, peut-être d’ailleurs comme tout documentaire, tissu de trames partenaires qui ne coïncident pas. La mise en scène des répétitions double celle du spectacle. L’une, démonstrative, suit l’évolution des adolescents s’initiant à la danse, l’autre, implicite, est trace d’une chorégraphie en train de se faire. Ni l’une ni l’autre n’est montrée en son entier. L’ellipse garantit la pudeur.
Le montage, qui met en résonance des morceaux de mouvement, produit du rythme, et donc des ruptures. C’est l’illusion du filant, de l’ouvert, la spontanéité sans le désordre, la structure et le souffle. Ce différentiel donne son élan à l’image : les fragments de l’énoncé (gestes répétés, bouts d’entretiens, relâches, apparitions de Pina, extraits du spectacle final) s’orientent vers les fragments du sensible, mouvements cette fois effilochés, tics, mimiques, cris, soupirs, balbutiements. Relai continu et fécond de l’intime au démonstratif. C’est dire qu’il y a, entre le travail des documentaristes et celui de Pina Bausch (relayée ici par ses assistantes) un jeu de correspondances utiles. Le montage n’est plus seulement pertinent, il devient signifiant, valeur qui renvoie de façon évidente au corps adolescent.
Pina Bausch fait de celui-ci le réceptacle d’archives disparates, siennes et étrangères. Les fictions du présent composent avec les ombres du passé, fantômes des incarnations successives et souvenirs personnels de la chorégraphe (les costumes et les musiques de Kontakthof situent la pièce dans les années 50). L’adolescence est l’âge de l’indétermination, des rêves décisifs et des troubles de la mue. Ces états de présence – latence – s’aggravent du bon accueil que l’adolescent réserve aux enjeux adultes, en particulier sexuels, non qu’il se donne comme un support vierge, innocent, mais justement parce qu’il se construit en faisant feu de tout bois. Irrésistible séduction d’une chair disponible offerte aux fantasmes. Sans être réduit au silence, l’adolescent est l’hôte complaisant d’imaginaires multiples qu’il superpose au sien, à son vécu.
C’est la fonction critique du documentaire de confronter les jeunes à leurs personnages, ce faisant, de les confronter à eux-mêmes, c’est-à-dire à leurs représentations, leur passé (parfois tragique), leurs désirs, leurs aspirations. Les corps glissent de l’informe à une prise de conscience plus aiguë de soi, d’autrui, de l’espace, des enjeux en cours, c’est à ce moment-là que, pour un bref instant, on les voit faire ce mouvement à soi si cher à Pina Bausch. Mouvement qui ne doit pas être tenu, sacralisé : c’est comme toucher le fond, ensuite il faut réapparaître, refaire surface. Aussitôt dénudé, le naturel peut être réformé en geste dansé. Voilà ce en quoi consiste la danse qui ne fixe rien, chair, peau, desquelles Pina Bausch fait affleurer les imaginaires, les convie à un festin où ils sont rois, et cependant jamais esseulés. Et ce sont les adolescents fardés, costumés, merveilleusement versatiles, les uns envers les autres, émus, émouvants. Ainsi ce qui leur est offert, en toute humilité, en toute allégresse, c’est un langage sensible, langage corporel, expérience habitée de soi, d’autrui, des possibles soi-même.
Aussi sur ce blog : Elle piétine la vie ordinaire (Pina Bausch) et Un jour Pina a demandé
Anne LINSEL, Rainer HOFFMANN, « Rêves dansants », Allemagne, 2011 (durée : 89’)
Un obscur abîme de sanglots et de tendresse
(A propos de Alberto POSADAS, « Obscuro abismo de llanto y de ternura », « Nebmaat », « Cripsis », « Glossopoeia »)
(Chaim Soutine)
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Entendre l’effondrement comme sans objet, sans fin, intarissable de s’écrouler ; entendre la disparition lorsque, captive de l’immobile, elle trouble encore l’audible ; entendre l’immortelle agonie et la naissance orpheline – c’est, en une seule coulée comme autant de déflagrations, s’abandonner à la moiteur d’une musique chancelante, ni là ni ailleurs, musique surgie, peut-être, d’une simple virgule. Est-ce là règne sonore de l’hésitation, du mouvement qui ne prend pas et se fige en état ? A peine, car la virgule, ponctuation humble, faisant à peine signe, ne suspend que pour laisser venir. Elle pose moins une limite qu’elle ne figure un seuil d’altérité. A son niveau commence une écoute qui est plus qu’entendre – entente. Entendre : le sonore advient, s’effondre et fuit. Entente : le sonore est ramassé, embrassé. Totalité confuse et disparate, êtres, objets, lieux, temps – et leur intimité : les œuvres, les âges, les visages, toi et moi.
Fécondée par l’apparition, l’entente est ce rassemblement sans mélange, qui inquiète moins les êtres – en soi résistants – que la façon dont ils sont perçus. Précipiter le sonore en des formes dubitatives : tel est le fait d’Alberto Possadas.
La musique devient alors le lieu privilégié d’une expérience, celle d’une mise à l’épreuve des sens. Expérience ou traversée d’un danger*. L’entente ne vise pas à rassurer. Pur contour, elle héberge accords et désaccords, sans arbitrage, sans harmonie. Entente n’est pas idylle, et chez Posadas elle n’est même que grondements, vibrations, masses qui se soulèvent, hurlements, coups d’archet, feulements, râles qui s’égouttent. Et cependant l’entente sauve du chaos, de la déréliction, de l’esseulement (ce négatif de la solitude).
Les sonorités suivent des parcours singuliers, semblant parfois indifférentes les unes aux autres. De ce réseau de trajectoires naît une situation d’inquiétude, imminence de l’anarchie, justement, sans cesse ajournée. L’angoisse est au cœur de l’entente comme conscience de la menace qu’elle porte en elle, risque que tout se crispe. Sa santé prend la forme d’une résistance : bouillonnement, déphasage, qui-vive. Que tout s’arrête (non pas silence mais surdité) : l’angoisse stagne et adhère. Après tout, si la musique n’avait qu’un seul commandement, ce serait de mobiliser, en elle, avec elle, pour elle. Dès lors, entrer dans un sombre abîme de sanglots et de tendresse (Obscuro abismo de llanto y de ternura), c’est prendre mesure de ce que Posadas parvient à concilier, sons, rythmes, couleurs, émotions, et à faire se mouvoir, à dévier, à écheveler. Le sensible est un système nerveux ; Alberto Posadas parasite et détourne à son compte les lois qui le régissent. Le sonore se comprend alors comme un édifice (la figure de la pyramide dans Nebmaat) dont il monte et démonte les degrés, pour les développer en parallèle, au gré des correspondances, des tensions et des esquives. Au centre de ce théâtre cruel, l’auditeur doit croire qu’il s’entend lui-même et ne pas se reconnaître.
Ces architectures vertigineuses ont la force des paradoxes maîtrisés. Mis en confiance, reconnaissant, peut-être se laisse-t-on envoûter plus intensément par le rationnel ? Sont empruntées tantôt les voies du spectralisme (modèles mathématiques, fractals, paradigmes scientifiques), tantôt celles, non moins rigoureuses, de l’analogie subjective. Basculant une forme dans une autre, la peinture dans la musique, la géométrie dans l’acoustique, Posadas semble vouloir reconduire les différents discours et langages qui formulent le réel en un devenir d’autant plus substantiel qu’il demeure informe. Glossopoeia, qui se présente comme la fabrique d’un langage et se fonde sur une grammaire imitant les structures arborescentes du végétal, n’a pour seul destin que son épanouissement sensuel. Posadas sait que la folie impose elle aussi sa loi ; en amoureux de l’Antiquité, il maintient formes et forces en cet équilibre fragile qui garantit au mieux leur libre déploiement. Le sonore acquiert une densité étrange, alliage du naturel, du vital et du viscéral.
Démiurge éclairé, Posadas ne fait que poser les conditions du jaillissement et de la participation. A la virgule, son geste est presque un éclair qui met au jour un monde unanime mais composite, au sein duquel chaque individu est sollicité, déphasé – sons, musiciens, instruments, auditeurs.
Etre pris par cette musique, c’est se retrouver à l’intérieur d’un monde ressemblant. Le voyage nous dépossède, nous prive de nos repères. Prêter l’oreille à cet autre monde qui fonctionne sur des sonorités proches de celles qui, peut-être, nous assourdissent, mais s’y intéresser, les percevoir cette fois sur un mode énigmatique, c’est avant tout – et là seulement, dans cet espace d’exception – non plus seulement faire signe, mais, avec elles, faire sens : le sonore est ramassé, embrassé. Totalité confuse et disparate, êtres, objets, lieux, temps – et leur intimité : les œuvres, les âges, les visages, toi et moi.
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*Selon l’étymologie (ex-periri) que suggère Philippe Lacoue-Labarthe dans son étude de la poétique de Paul Celan : La poésie comme expérience.
Un poème est toujours involontaire, comme l’angoisse et l’amour, et même la mort que l’on se donne. (Ce don de rien).
« Il n’y a pas d’expérience poétique au sens d’un vécu ou d’un état poétique. Si quelque chose de tel existe, ou croit exister – et après tout c’est la puissance, ou l’impuissance, de la littérature que d’y croire ou d’y faire croire -, en aucun cas cela ne peut donner lieu à un poème. A du récit, oui ; ou à du discours, versifié ou non. A de la littérature, peut-être, au sens où tout au moins on l’entend aujourd’hui. Mais pas à un poème. Un poème n’a rien à raconter, ni rien à dire : ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème. Si l’on parle d’émotion poétique, il faut la comprendre comme émoi, ce qui veut dire : absence ou privation de moyens.
(…) Mais le vouloir-ne-rien-dire d’un poème n’est pas un vouloir ne rien dire. Un poème veut dire, il n’est même que cela, pur vouloir-dire. Mais pur vouloir-dire le rien, le néant, ce contre quoi et par quoi il y a la présence, ce qui est. Et parce que le néant échappe à tout vouloir, le vouloir du poème s’effondre comme tel (un poème est toujours involontaire, comme l’angoisse et l’amour, et même la mort que l’on se donne), c’est rien qui se laisse dire, la chose même, et se laisse dire en et par celui qui s’y porte malgré lui, le reçoit comme l’irrecevable et s’y soumet. L’accepte, en tremblant que lui se refuse, étant si étrange, fuyant, insaisissable, comme l’est après tout le sens de ce qui est.
S’il n’y a pas d’ expérience poétique, c’est en somme tout simplement parce que l’expérience est le défaut même du vécu. C’est pourquoi l’on peut parler, au sens rigoureux, d’une existence poétique, si l’existence est ce qui troue la vie et la déchire, par moments, nous mettant hors de nous. C’est pourquoi aussi, l’existence étant furtive et discontinue, les poèmes sont rares et forcément brefs, même lorsqu’ils s’amplifient pour tenter de conjurer la perte ou l’évanescence de ce qui les a contraints de naître. Et c’est pourquoi encore il n’y a rien d’obligatoirement grandiose dans le poétique, et l’on a tort en général de confondre poésie et célébration : au plus extrême de la trivialité, dans l’insignifiance, à la limite même de la frivolité (où il est arrivé toutefois à Mallarmé de se perdre), il peut y avoir ce pur – jamais pur – insolite, ce don de rien ou ce présent de rien, comme on peut dire d’un cadeau sans importance : ce n’est rien. »
Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience.
– ravissement –
Là l’icône étale
boit la prière
et laisse les genoux
enflammés
Là l’image
noie le visage
affleurant aux lèvres
et blesse le verbe
mûri aux fièvres
Et là le chemin
rature le paysage
reste retranché
la suite enlise
rejoint l’ordinaire
juste là
chute ivre
du premier pétale
juste là maintenant
une apogée
avance va-t’en
le jour s’entrouvre
partagé