« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi. » Antonin Artaud
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Nous sommes toujours avec lui, proches. A tout moment, la nuit, à contrejour, avant, après, partout, où qu’il aille, brusque départ, détour, arrêt, ailleurs. Nous ne le quittons pas, présence continue, égale. Il est ici, ou là, nous sommes autour.
Je dis nous par principe : en théorie nous formons un cercle, et c’est cela qui nous lie : la forme. Il importe qu’il nous distingue, c’est notre espoir qu’il nous reconnaisse. Il en va du sentiment, de la qualité de notre relation. Il nous unit mais plus sûrement nous monte les uns contre les autres. Surtout, il nous décèle des discordes magnifiques, discordes que nous prenons à cœur : elles sont vérités qui nous éclairent sur nous-mêmes. Nous nous y engageons, avec le sérieux qu’il impose, jusqu’à ce qu’il se désintéresse. Alors on se désintéresse aussi, on oublie. Sans lui, pourrions-nous seulement ne pas nous entendre ? En cela, peut-être n’est-il que notre témoin, car nos désaccords le précèdent. Par ailleurs il semble qu’il nous dirige ; c’est peut-être vrai et c’est peut-être notre privilège. Son emprise, cette force déterminante qu’il exerce sur nous, ce pouvoir de nous mettre à jour, de nous résoudre, de nous désaccorder, cette analyse, loin de nous offenser, nous porte. C’est notre raison d’être, qui est de ne pas le quitter. En viendrait-il à douter de nous, de notre présence, pire, à nous congédier, qui sait ce qu’il resterait de nous ? Moins que des souvenirs.
Tant qu’il nous appelle, nous apparaissons. L’un, l’autre, sollicités, nommés, sommés, à plusieurs, c’est un état d’esprit. Combien sommes-nous ? Une dizaine, deux, trois, cent ? Nul ici ne souhaite être le dépositaire d’un fait certain, même chiffré. Peu importe le nombre. Variable en humeurs. L’interrogation ne nous concerne pas davantage, nous sommes là pour lui répondre de multiples manières. Nous nous relayons, complémentaires dans la tâche, c’est là notre limite, nulle autre affinité. Il nous agrège, nous organise. Sa disparition signerait l’éclatement. Aussi ne prenons-nous jamais la parole ensemble ; aujourd’hui est une exception. D’abord il s’est détaché. Comme s’il savait, comme s’il avait voulu, un moment, pour un motif qui lui appartient, se retirer, s’abstraire. Que faut-il comprendre ? C’est encore trop tôt pour le dire, savoir si nous lui manquons, prévenir la rupture qui nous serait fatale. Nous voyons seulement qu’il doute, et cela nous inquiète : d’habitude il doute avec nous, non pas en nous. Que faire ? Nous reculons comme renvoyés vers nous-mêmes. Ce dédain, inexplicable, nous l’avons déjà vu adressé à d’autres, et nous sommes pris de panique, déséquilibrés, nous titubons, fragiles. Esseulés, nous voici partenaires.
En ce désœuvrement nous pourrions ouvrir un dialogue. Nous ne l’avons jamais fait. Nous pourrions l’observer, non, plus à la dérobée, comme ça, de face, et en parler. Confronter nos interprétations. Le soumettre à nos différents regards. Voire, pourquoi pas, le reconstruire en images, en fragments. Notre silence jusqu’à présent – vide, subi. Il nous a tant donné, nous nous sentons encore compris, tenus. Telle pourrait être la cause de notre désarroi. Cette plénitude, ces rapports exclusifs nous en ont caché tant d’autres, peut-être superficiels, ceux que nous aurions pu nouer entre nous, ou hors de notre cercle. De là, il faut se demander s’il n’y a pas quelque chose à gagner. Quelque chose comme un événement, quelque chose de nous sans lui, quelque chose de lui loin de nous. Qu’il soit notre point de fuite, lointain, que seul il poursuive sa route, ou plutôt ses routes. Nous pouvons choisir de durer. On dira : c’est impossible. Comment allez-vous survivre ? Qu’allez-vous faire ? Qui vous occupera, qui saura, que prendrez-vous ? A cela nous répondons, avec une belle unanimité : rien ne change.
A peine quelques heures et ce nous gagne déjà en consistance. Certains ont pris la parole, quoique pour déplorer l’éloignement, le manque, mais ce faisant ils ont continué, ils débordent à présent. De qui, de quoi le sentiment de l’abandon prend-il la place ?
Plus tard on entend comme un bruit, vaguement familier, c’est l’enfant qui pleure, sans honte, sans se cacher, comme seuls les enfants osent le faire, peuvent le faire (nous ne pleurons pas). On ne voit pas bien, on a envie de deviner, de comprendre ce qui secoue ainsi cet être de rien recroquevillé, genoux ramenés sous le menton et visage enfoui dans les cheveux. Ce qu’on voit c’est des collants blancs à côtes, bien épais qui disparaissent dans des souliers vernis, rouges. Mais d’autres parlent de pantalons (blancs) et de chaussures à lacets (rouges). Difficile de se faire une idée juste. Pourtant. Les sanglots font du bruit, c’est une certitude, le bruit attire l’attention, le bruit nous tient captifs. Nous regardons l’enfant ou plutôt l’énigme, l’origine du bruit, nous devinons une bouche entrouverte, mais pas tellement une bouche, des lèvres d’un rouge vif mais inégal et en fait pas tellement des lèvres mais des yeux oui, quelque chose de bleu et devant, un rideau de cheveux, sales, c’est-à-dire pas sales en soi mais maculés de larmes et donc grisâtres, d’un aspect vieilli.
L’enfant pleure, avant c’était lui, l’enfant pleure soudain à sa place. Quelqu’un oserait-il s’avancer pour le consoler ? La peur devrait nous réveiller, nous retenir, mais nous nous considérons, fascinés, vivants sujets de son emprise – que la peur donc nous ramasse, nous peuple, étende son territoire : s’y découvrent, s’y reflètent des régions familières, peut-être immuables, témoignant de nos insuffisances. Comment pourrait-on ne pas s’y aventurer ; pour que rien ne s’écoule, quel œil faut-il enfin refermer ? Alors l’un d’entre nous s’avance et lui, on le reconnaît. Il reconnaît aussi l’enfant, puis nous et soudain, cet enchaînement de reconnaissances forme des retrouvailles et semble devoir emporter les images originaires, jusqu’aux souvenirs même en lesquelles elles se sont déposées.
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