Cet anonymat à soi-même que l’on récèle

A Trouville. Photo d'Hélène Bamberger, 1992 (Éditions de Minuit)

.

«  Et écrire non plus, je ne crois pas que ce soit du travail. Je l’ai cru longtemps. Je ne le crois plus. Je crois que c’est un non-travail. C’est atteindre le non-travail. Le texte, l’équilibre du texte, c’est un espace en soi qu’il faut retrouver. Ici je ne peux plus parler d’une économie, d’une forme, non, mais d’un rapport de forces. Je ne peux pas dire plus que ça. Il faut arriver à dominer ce qui survient tout à coup. Lutter contre une force qui s’engouffre et qu’on est obligé d’attraper sous peine qu’elle passe outre et se perde. Sous peine d’anéantir sa cohérence désordonnée et irremplaçable. Non, travailler, c’est faire ce vide pour laisser venir l’imprévisible, l’évidence. Abandonner, puis reprendre, revenir en arrière, être inconsolable autant d’avoir laissé que d’avoir abandonné. Déblayer de soi. Et puis parfois, oui, écrire. Tous, on cherche ces instants où on se retire de soi-même, cet anonymat à soi-même que l’on recèle. On ne sait pas, on ne sait rien de tout cela qu’on fait. L’écriture, avant tout, témoigne de cette ignorance, de ce qui est susceptible de se passer lorsqu’on est là, assis à la table dite de travail, de ce qu’engendre ce fait matériel là, d’être assis devant une table avec de quoi former les lettres sur la page non encore atteinte. »

Marguerite Duras, Le non-travail, texte extrait des Yeux verts, Cahiers du cinéma 312/313, juin 1980

<Derrière tout ce qui s’écrit, cette fragilité où je disparais.

Publicité

Présence

.

ta voix
là où les choses ne peuvent s’extraire
de mon regard
elles me dépouillent
font de moi une barque sur un fleuve de pierres
si ce n’est ta voix
pluie seule dans mon silence de fièvres
tu me détaches les yeux
et s’il te plaît
que tu me parles
toujours

.

Alejandra Pizarnik, Les travaux et les nuits (1965)
traduction : Silvia Baron Supervielle

Le désir et son corps d’imposture

 « … mais peut-être avons-nous toujours désiré que la personne aimée ait une existence de fantôme. »
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel.

« … seuls les menteurs inspirés sont convaincants, eux seuls perçoivent le pouls de la vérité… »
Andrei Tarkovski, « De la figure cinématographique », Positif n°249, décembre 1981.

.

.

Adolfo Bioy Casares, l’ami de Borges, raconte qu’un homme, poursuivi par les autorités de son pays, croit trouver refuge sur une île secrète et rencontre là son plus grand tourment. En effet, il tombe amoureux. L’objet de sa passion est une jeune femme classiquement belle, distante bien entendu, inaccessible. Inaccessible, car dépourvue d’accès. Tour à tour elle apparaît  comme une menace, un risque, un appel. Indifférente peut-être mais si proche que son amoureux transi s’imagine presque la frôler,  la saisir, telle une sensation qui ne saurait décevoir. Jusqu’à ce qu’il découvre ce qu’elle est : une image parmi les images.

Si l’on s’arrête à présent sur cette érotique de l’image  –  à laquelle le texte ne se résume aucunement, mais L’Invention de Morel ne manque ni d’exégèse ni de postérité – on se tient alors au seuil du sensible, à cette limite où l’image demeure image, éternité vaine, icône immatérielle, immuable. Que peut-il se passer au-delà de cette limite ? Si l’image prend vie ? Que peut devenir un désir qui se réalise ? Ni tel qu’imaginé ni tout-à-fait différent, il ne correspond plus. Une coïncidence trop exacte devrait signaler qu’il y a eu tromperie, ou trahison ; est monstrueuse toute apparition qui se donne comme le calque d’une image intime – voire inconsciente -, celle-ci devant être – et demeurer – secrète. Dès lors qu’il se réalise, s’incarne, le désir est-il encore lui-même ou, à la limite, ne peut-il être qu’une imposture ?

A partir de là, autant se replier sur le cinéma. S’insinuer dans la spirale de Vertigo sur les traces d’un fantasme, de son double en sursis et d’un homme qui ne sait ce qu’il aime. Plonger dans les méandres océaniques de Solaris, planète o combien profuse qui, fouillant les mémoires, en retire une matière propre à créer des simulacres. Dériver enfin auprès de La Sirène du Mississipi : préférer l’imposture à l’original, choisir l’exil et l’errance, horizon suffisamment vague.

L’imposture prend nom et apparence d’une morte. Comme s’il était entendu que ce fond mystérieux d’où elle vient, pour moitié seulement, imaginaire, ne devait jamais voir le jour. Ou, plus obscurément : ne devait jamais être vu. Nulle rivalité entre l’originale et son double, plutôt le jeu d’une mécanique inexorable. L’exclusivité. Peu importe de qui elle prend la place, du moment que, justement, la place lui revient à elle seule. La mort, le crime parfois, engagent la remplaçante à se considérer comme unique. Cette succession est tout autant une négation. L’amoureux part-il perdant ? C’est-à-dire, privé de la vérité de son désir ? Encore faudrait-il que le désir soit univoque.

Lorsque le voyageur de Solaris songe à son épouse défunte, il songe aussi à sa mère ; toutes deux dans son souvenir se confondent. Avec Tarkovski, il y a toujours un peu de la mère dans l’épouse et un peu de l’épouse dans la mère (dans Le Miroir les deux personnages fusionnent en une seule actrice). L’héroïne de Solaris présente quelque chose de liquide, qui rappelle visuellement son origine – océanique, amniotique – : chevelure ondoyante, vêtements vaporeux, regard grisâtre, mélancolique. Dans La Sirène du Mississipi, on pourrait croire que le désir de Louis est unanime. Après tout, il n’a jamais rencontré celle qu’il aurait dû épouser, à peine a-t-il échangé avec elle quelques lettres. Mais ce serait négliger l’importance d’une relation épistolaire heureuse, et la marque durable que laissent les mots dans une vie silencieuse. Et ce serait omettre qu’il en a aimé une autre. Du sentiment Louis ne connaît que le versant passionnel, nul doute que sa flamme encore vive n’aille au-devant de celle qui lui succède. Dans Vertigo, Scottie s’éprend d’une Madeleine déjà morte, c’est-à-dire qu’il désire l’idée de Madeleine telle que Judy l’incarne. Son vertige pourrait être la traduction bienséante d’un désir nécrophile, mêlant fascination morbide et impuissance.

A cette ironie du désir qui ne se reconnaît pas, l’image peut faire un clin d’œil en guise de commentaire. Ce pourrait être une légère mise en abyme, le film qui se regarde par la lucarne de la peinture. Mis en exergue dans Vertigo, le portrait de la suicidée conforte Scottie dans son aveuglement. La vérité de son désir (image morte) lui glisse du regard qui retombe sur Madeleine. Il perçoit bien la valeur testimoniale du portrait, mais son sens lui échappe. Des correspondances qu’il établit, non sans fierté, entre la peinture et celle qu’il prend pour Madeleine, ne résultent qu’un enfoncement dans le fantasme : fétichisme de la coiffure, du regard, du bijou. Cette objectivation perverse donnera lieu, un peu plus tard, à la saisissante transformation qu’il imposera à Judy pour qu’elle reprenne son apparence de faussaire. En revanche, dans Solaris, les tableaux longuement filmés, les photographies et les films-souvenir on un effet inverse : plutôt que des preuves, ils produisent l’évidence d’une représentation continue qui annule tout espoir de saisir le vrai. Le monde visible,  reculant jusqu’à l’indistinction, finit par sombrer et disparaître. Plus anecdotiques, quelques dessins extraits de Blanche Neige déclenchent des aveux dans La Sirène. Mais, avec Truffaut, ce sont aussi les mots qui fonctionnent comme des images. Louis décrit le visage de Marion :

« Je sais que tu n’aimes pas que je te dise que tu es belle. Tu crois toujours que j’exagère. Attends. Je vais t’expliquer. Attends. (Elle : je t’attends). Je ne vais plus parler de ta beauté. Je peux même te dire que t’es moche si tu veux. Je vais essayer de te décrire comme si tu étais une photo, ou une peinture. Tais-toi… Ton visage, ton visage est un paysage. Tu vois, je suis neutre et impartial. »

La peinture possède forme et consistance, elle ne plaide pas pour le spirituel du désir mais pour la chair compliquée dont il procède. La peinture, a fortiori filmée, laisse affleurer la pâte pigmentée et la caresse du pinceau, et c’est bien ainsi que Louis regarde Marion : en la caressant des yeux. On aurait tort de rabattre le drame du désir sur le duel éculé matière/esprit. Le désir n’est pas une icône, mais une poussée vitale, et s’il s’enracine dans un souvenir, s’il se gorge d’images, la mémoire, l’imagination même sont troubles et sensuels.

Si l’imposture est investie de ce que le désir a de plus substantiel, cette part fictive est vouée à disparaître aussi. Elle est cette fiction qui s’insinue dans la fiction pour en dénoncer la fausseté. En tant qu’autre, son importance ne cesse de croître au détriment de l’image dont elle dérive. Il suffirait qu’elle existe, qu’elle soit présente, entière ; mais elle est plus que cela : elle est amoureuse.

Du désir à l’amour, la cassure est nette, irrémédiable. Et c’est l’amoureuse qui, la première, en éprouve la violence : l’image qu’elle incarne se brise en elle,  la renvoyant à la question de sa propre identité. Dans Solaris, cette étape est traitée littéralement, face au miroir :

« Dis-moi, je lui ressemble beaucoup ? – Avant tu lui ressemblais. Maintenant c’est toi la vraie. »

L’imposture, corps transitionnel, serait précurseur d’altérité. La relation s’écrit alors comme une suite de ruptures fondatrices, celle, d’une part, de ne jamais pouvoir réduire l’autre à un désir, et, comme tel, de ne pas être en mesure de le posséder, et celle de se perdre, de se perdre comme désir. Si la valeur de l’image n’est pas d’imiter le réel, l’inverse est plus vrai encore : au réel d’excéder le désir qui l’active. La rencontre advient comme autre, toujours autre de ce qui l’a pensée, et ce n’est pas même un moyen terme entre deux mondes, c’est un ailleurs. Une planète énigmatique, un paysage blanc de neige.

Aussi, sous quelque visage que le désir devenu autre se montre, exige-t-il qu’on y consente, car il en va de cette reconnaissance comme de son identité première, comme de sa condition même de possibilité. Décevant, il répugne ; étrange, il fascine. Cette duplicité, reste à savoir ce qu’elle qualifie : l’être ou le regard ? Les points d’interrogation sont eux-mêmes tellement chargés d’antagonismes qu’il faut au moins l’énigme d’une histoire pour, faute de ne rien résoudre, en faire état. Plus tard, il sera toujours temps de se demander si la rencontre, et la relation qui s’ensuit, ont une réalité autre que celle de leur propre récit.

.

Références :

« Hitchcock/Truffaut », Ramsay, 1983

« Andrei Tarkovski », Antoine de Baecque, Cahiers du cinéma, 1989

« Andrei Tarkovski », Dossier Positif-Rivages, 1988

« L’Invention de Morel », Adolfo Bioy Casares, 1940

« Vertigo », Alfred Hitchcock, 1958

« La sirène du Mississipi », François Truffaut, 1969

« Solaris », Andrei Tarkovski, 1972

Derrière tout ce qui s’écrit, cette fragilité infinie où je disparais.

.

« Il me semble que les textes écrits ont comme une absolue nécessité. Ils en donnent au moins l’effet à qui les lit (mal peut-être). Écrire ensuite d’après eux (après eux), c’est vouloir poursuivre ce qui est achevé déjà, c’est se condamner à la répétition ou, sinon, à un travail épuisant et infini, comme si jouait une nécessité inverse – ou le contre-chant de la précédente -, comme si rien ne pouvait s’écrire de nouveau maintenant (au commencement), parce que quelque chose est écrit déjà, où tout est dit. Mais on sait aussi que lire est une liberté et que pas un conte n’est absolu. D’où vient cependant qu’une insupportable gratuité menace sans cesse l’acte d’écrire : elle dépossède lentement – on se perd, on s’enfonce dans ce qu’on n’a pas voulu. Peut-être est-ce elle qui tremble secrètement dans les livres – derrière tout ce qui s’écrit, cette fragilité infinie où je disparais d’une manière bien plus effrayante que dans un rêve (n’était-ce qu’une maladroite allégorie ?) – ce qui ne s’achève pas, ne s’achèvera jamais… »

Philippe Lacoue-Labarthe, « Préface à la disparition »

Précédemment : Un événement de la pensée pour l’effroi devant les choses.

– signes –

.

Si tu attends des signes qu’ils t’abordent avec grâce, qu’ils t’effleurent, te tournent la tête, légers d’une inconséquence qui n’est pas mondaine mais tienne, te laissent croire – oh juste un peu – que tu es libre encore et fort aussi de relever, comptable, le défi qu’ils représentent, si tu les guettes anxieux, indécis, vois alors qu’ils ne se contentent pas de te frôler mais qu’ils pleuvent, éclatants, gorgés, tonitruants, vois qu’ils cherchent à te percuter, qu’ils te cherchent toi et te voient, te serrent, t’emportent, ne te lâchent pas. Tant et tant que tu te détournes – oh juste un peu – pour éprouver l’espace, rassuré sans doute, par ton esquive, convaincu de ton avance et d’avoir gagné du temps. Jusqu’à ce que tu comprennes qu’il ne s’agissait nullement de signes, mais du présent en morceaux.

.