Ce qui fit le plus plaisir à Don Quichotte (un tableau)

Alejandra Pizarnik (Buenos Aires, 1936-1972)

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« La chambre  était sobrement meublée : le bureau, un lit, quelques livres et un petit tableau noir sur lequel elle ébauchait ses poèmes, à la façon d’un sculpteur, entaillant à petits coups un bloc qu’elle savait receler quelques mots essentiels et précieux. Tout son art consistait à parvenir à ce noyau caché au cœur d’une masse complexe de pensées, d’images et d’intuitions, en décomposant un argument poétique afin d’en atteindre le dénominateur fondamental. Elle écrivait des phrases au tableau et puis, jour après jour (ou nuit après nuit de veille), elle effaçait un mot après l’autre, en remplaçait certains, en supprimait d’autres jusqu’à ce que finalement, au prix d’un effort physique considérable, elle laissât subsister quelques vers, durs et étincelants comme des diamants, qu’elle copiait alors dans ses carnets de son écriture minuscule et régulière d’écolière. Écrire, c’est donner un sens à la souffrance, notait-elle dans son journal en novembre 1971.

Tout ce qu’elle faisait paraissait obéir à une méthode de rognage, qu’il s’agît d’essayer de comprendre les souffrances de son corps et de son esprit ou d’exprimer par des mots les illuminations de son art. Elle appliquait à sa psychanalyse les règles de sa poésie, s’efforçant de trouver à sa maladie ce qu’elle appelait un cœur esthétique avant de laisser les vérités expulsées par son inconscient se distiller sur le papier ; de sa voix rauque et essoufflée, elle commentait un récit de Kafka ou un poème d’Olga Orozco, telle plaisanterie de Silvina Ocampo ou tel procédé stylistique de Borges, La Chartreuse de Parme ou une boutade d’Alphonse Allais, comme si elle suivait une spirale ascendante jusqu’au point de convergence. Un jour, comme si c’était la chose la plus évidente au monde, elle me récita une phrase de Michaux qui résumait la question de cette quête de noyau : L’homme, son être essentiel, n’est qu’un seul point. C’est ce point que la mort avale.

Mais elle se rendait bien compte que même ces stratégies de sublimation ne pouvaient guère qu’approcher la vérité centrale de ce qu’elle tentait de dire. J’ai eu l’idée d’un genre littéraire qui pourrait convenir à mes poèmes, et je crois que ce serait celui des approximations (en ce sens que les poèmes sont des approximations de la poésie), écrivait-elle dans une lettre de 1969. Elle acceptait de telles limitations comme inhérentes au lot du poète.

En dépit de sa souffrance, le souvenir le plus vif que j’ai gardé d’Alejandra est celui de son humour. Si elle voyait le monde comme un lieu monstrueux et sinistre, cette vision suscitait en elle, en même temps que l’angoisse, un rire presque extatique, une exultation apparentée à celle de la littérature de l’absurde ou à l’humour noir des surréalistes. Qu’elle rendît compte de l’atroce histoire de la comtesse Báthory, de Valentine Penrose, ou qu’elle commentât les cauchemars érotiques de Georges Bataille, Alejandra distinguait sous l’horreur la plaisanterie, la colossale sottise de notre condition humaine. Même lorsque la douleur l’assaillait dans sa propre personne, Alejandra la transformait en objet de moquerie. Terreur d’aller bien, d’être punie pour chaque minute pendant laquelle je ne souffre pas.

Dans son journal, le 30 octobre 1962, après avoir cité Don Quichotte (Mais ce qui fit le plus plaisir à Don Quichotte fut le silence merveilleux qui régnait dans toute la maison…), elle a écrit : Ne pas oublier de me suicider. Le 25 septembre 1972, elle s’en est souvenue. »

– Alberto Manguel, Postface à Alejandra Pizarnik, Œuvre poétique (extraits), Actes Sud, 2005 (traduit de l’anglais par Christine Le Boeuf).

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peur de ne plus être / celle que je ne fus jamais

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– ni dedans ni dehors –

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Ce jour-là Odradka se vit partir à la mer. L’envie s’était formée brutale, la veille, un enténébrement brusque, massif, de la conscience, qui avait duré le temps que vienne l’idée précise du départ. Aussitôt des préparatifs avaient été entrepris, du désordre la poussée qui s’organise, objectivement, un livre, un plan, du chocolat, de l’eau – cela pour éviter les cafés ou, à la limite, pour y boire autre chose -, des affaires jetées dans le sac de ville échangé contre le sac à dos qu’elle n’aimait pas. Ce qu’on a de précieux, d’utile et même, d’accessoire, on ne le serre pas contre soi si ce n’est, justement, pour éprouver cette lourdeur qui rassure, qui convertit le poids en compagnie, en contiguïté. Le projet si c’en était un,  d’aller à la mer, devait impérieusement se traduire en une action immédiate sous peine de lâcher, de s’évider d’un contenu avant toute chose, pénible. Il ne suffisait pas qu’elle y pense et parte le lendemain, il fallait qu’elle le fasse tout de suite, qu’elle commence à le faire, fût-ce symboliquement, fût-ce – c’est pareil -, méthodiquement. Un projet n’est jamais assez plein, assez profond, l’idéal, aurait-elle pu se dire, serait de plonger à l’aveugle, de prendre une avance et puis de tout défaire. Quand on ouvre, on regarde à l’intérieur, on sait ce qui manque, ce qui fera défaut, ce qui n’ira pas. Alors elle se vit marcher seule, éblouie, le regard éclairci et comme aspiré par la mer, elle se vit avoir ce regard et faillit laisser là son envie, la laisser retomber.

Odradka aurait pu se faire accompagner. Il devait bien se trouver, au nombre de ses proches, l’un ou l’autre ami que cette perspective réjouirait, une incitation plus vraie, plus paisible que la sienne, une réalité dont elle n’aurait pas à douter. Mais partir à la mer, c’était une chose à faire nécessairement seule. Elle ne se voyait pas appeler, demander, solliciter cela d’un geste qu’elle regretterait aussitôt. Non que l’idée lui déplût de se sentir emmenée, d’être reprise à partir de là où elle n’était plus certaine d’en avoir encore l’envie ou, tout au moins, la force. Ni même qu’elle ignore l’ampleur abominable des conversations qui surgissent là comme naturellement, de l’air et de la lumière, du ciel et de la passivité hallucinante de la marche. La discussion, la fulgurance propice des intelligences, elle connaissait bien cet état, voyait déjà bien au-delà, l’oubli. La trop brève escalade et après ? Après, rien, ravalée la salive, ravalées les larmes. Seulement, parfois oui, le souvenir, tu te souviens c’était à la mer. Le ton subtilement changé, revenu certes, non pas d’où l’on sait, mais d’un endroit inconnu. A cela, en toute sincérité, elle devait répondre qu’elle ne se souvenait pas, qu’elle n’avait jamais été, avec personne, en un tel endroit, tel qu’évoqué, jamais de la vie. Cet endroit, elle ne le voyait pas, ainsi non, elle ne l’aurait jamais vu. Mais il ne s’agissait pas, cette fois, de ne pas reconnaître, de récuser toute preuve du contraire redoutant l’irruption, la venue de cet état, la grâce, d’en repousser l’objet. Il s’agissait, à l’extrême du possible mué en principe, de le faire seule. C’est ce qu’elle voulait, pour preuve qu’elle irait, quitte, de ce fait, à ne pas partir.

Au large avant la mer il y avait encore la nuit. Une étendue supplémentaire à traverser, indécise bien que non moins sondée. Elle cessa ses préparatifs, chercha à s’occuper d’autre choses, à se distraire, mais, rêveuse, n’y parvint pas, préféra se coucher, fut longue à s’endormir (…)

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