– A quoi sommes-nous, par la tyrannie des images, tenus de ressembler ? –

«  L’eau des images mobiles ne rencontre pas l’eau qui la borde.

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Il faut au hasard imaginer non une histoire du cinéma mais une suite de films montés les uns dans les autres. Il n’y a pas d’images qui bordent les images, en contiennent le cours ou le flux, comme des rives ; rien sinon ce que l’on a inventé pour leur justification : la réalité qui peut être leur source ou l’instance de leur annulation.

On comprend que l’instabilité des images dans notre culture est précisément ce qui en a organisé l’histoire. Cette histoire a des causes et comporte des facteurs très nombreux ; mais les images, plus encore que le langage, ont été sujettes à mutations et à métamorphoses ; elles ont accéléré quelque chose de la mutation de la forme humaine.

Que fait donc – ou comment se fait – l’histoire du cinéma ? Une accélération paradoxale de cette coupe à vif dans la matière humaine.

Mais mon programme, c’est-à-dire mon idée du cinéma, serait fait de quoi, et comment articulé ? De n’importe quoi et n’importe comment. Il y faut seulement cette réalité : une histoire de l’humanité dans la dépuration de son rêve. Et quel était ce rêve ? Quelque chose comme l’intuition géniale de Strinberg : nous sommes une partie consciente de la matière du monde et une solidification provisoire du fluide qui fait le vivant : nous en sommes la parole.

Quel programme, par exemple ? Le hasard de la mémoire, c’est-à-dire ce que je n’ai pas pu comprendre.

L’invention du cinéma me fait penser à l’immersion des images dans un courant ; et j’imagine à peine que l’onde, les vagues de surface, la nuit de l’eau, les ocelles de soleil démultipliant leur prisme et variant le puzzle, donnent l’illusion que ces images courent elles-mêmes comme un frisson : donnant vie à l’espèce de composition de mémoire faite de ce que nous n’avons pas vécu parce que nous étions étrangers à ce lieu et à ce temps de leur capture.

Mais quoi ? C’est une fiction optique, une imagination d’amibes ou de protozoaires, une série de scènes sous microscope dont le premier cinéma a ébranlé les certitudes historiques ou poétiques d’un monde humain de bâtisseurs et de poètes.

Était-ce réellement l’idée de produire un homme visible, c’est-à-dire translucide et que la lumière pouvait, selon ses dégrés d’intensité, éclairer et traverser comme les figures peintes et prises dans les verrières des vitraux d’autrefois ? En les laissant aussi bien s’obscurcir en détachant les ourlets de plomb qui articulaient le puzzle des histoires peintes et les recouvrir alternativement d’une taie d’ombre comme si des nuages, une pluie, une lune passaient dans ce ciel de verre ?

Le cinéma m’a montré, à un âge où nous aspirions avec une soif ardente, à la fin du monde chaotique ou burlesque auquel la guerre nous avait mêlés, des flaques de ciel remuant sur terre, une boue céleste, l’ébranlement de cohortes de marcheurs, des visages et des bouches gigantesques, une répartition incompréhensible de lumière sur une incertitude que le monde fût humain. Et ceci : ce que je vois est-il un homme, une chose, le détail d’un désert. Et à quoi sommes-nous, par la tyrannie des images, tenus de ressembler ?

Je sais seulement qu’avant de me montrer des hommes, il m’a montré la matière dont ils étaient faits, et faits précisément pour un avenir de rédemption ou de malédiction : de la lumière. J’ai compris, je ne sais à quelle date, que de cette lumière nous étions sans doute la solidification, c’est-à-dire une suite d’instants. Que nous entrions dans une histoire d’un genre nouveau non comme les protagonistes de moments d’action, mais par une matière sans forme, par le premier spectacle d’un remuement de ténèbres et de lumières qui pouvait être à la fois un visage, une main, une voix, un paysage et le lien de plomb des vitraux qui soudait plus ou moins fermement le mouvement des hommes. Mais que, au fond, la matière humaine ne se détachait pas de la peinture des actions, ne se vérifiait pas par une coloration d’affects. C’était un lac, une boue et un ciel, dont nous naissions et qui, pour la première fois, ressemblait en effet au prisme changeant, rapide, semblable à l’eau courante de nos passions et de nos désespoirs. »

Jean Louis Schefer, Quel cinéma ? Article publié dans Trafic, Qu’est-ce que le cinéma ? Eté 2004.

*Extrait-collage, citation non-complète.

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Captures d’écran : Andreï Roublev, A. Tarkovski (1966)

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