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Léonard de Vinci, Étude pour l’adoration des mages, 1481
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« Léonard renonce délibérément à la perspective géométrique après La Dernière Cène… On constate qu’en fait, dès le début, la perspective ne l’intéressait pas. Dans le premier dessin, il avait mis sa grille au fond du paysage. Ce qui l’intéressait était au premier plan, le rocher et l’eau, c’est-à-dire le stable et le mouvant, la rencontre des deux et le fait que le stable même, le rocher, n’est en fait lui-même tel qu’il est aujourd’hui que par le résultat d’un mouvement infini et indéfini du monde. C’est ce mouvement qui intéresse Léonard, la grille de perspective tente de saisir ce mouvement comme quelqu’un tenterait de saisir de l’eau dans un filet.
Au XVIIème siècle, on dit que la grâce c’est le mouvement, et qu’il faut savoir le représenter car il est l’essentiel de la peinture. Mais chez Léonard, ce n’est pas seulement l’essentiel de la peinture, c’est l’essentiel du monde. Le monde est mouvement, le monde n’est que mouvement et les formes fixes ne sont que des conventions. Quand je dis formes fixes, je pense par exemple à l’anatomie : dans les dessins de Léonard les parties de l’anatomie sont fixes, elles sont vraies mais ne sont pas visibles et Léonard le dit très bien. On ne voit pas dans la nature ce qu’il représente dans ses dessins, non seulement parce qu’il synthétise ce qu’il a vu, mais aussi parce qu’on ne voit pas les lignes de contour dans la nature. On ne les voit pas, tous les peintres le disent, Goya, Delacroix, et Léonard est le premier à le dire, on ne les voit pas même si elles sont vraies. Donc pourquoi construire un monde à partir de géométries et de lignes alors que le monde n’est que fluidité et passage ?
Léonard a travaillé d’autres perspectives que la perspective géométrique : la perspective aérienne, la perspective des couleurs, des ombres, des pertes, c’est-à-dire de la perte de perception. A ce sujet, il y a de très beaux dessins qui montrent comment on voit moins bien un objet au fur et à mesure qu’il s’éloigne, c’est donc une perspective de la perte de vision en fonction de la distance. Il y a quatre perspectives chez Léonard, et chacune est une élaboration dans laquelle la perspective des lignes a un caractère. La perspective des lignes n’étant elle-même qu’une des perspectives parmi toutes les perspectives permettant de représenter l’aspect du monde, c’est-à-dire non pas un monde de formes fixes observées par un observateur immobile et qui aurait un œil unique, mais un monde de formes mouvantes observé par plusieurs spectateurs éventuellement, comme dans La Dernière Cène, avec un regard mobile car nous avons tous deux yeux qui n’arrêtent pas de bouger. Léonard montre à quel point on peut, à l’intérieur même du système de la perspective, le dépasser sans plus faire appel à la géométrie mais à autre chose. Cela va être essentiellement l’atmosphère et les ombres. Il s’intéresse aux ombres, et on ne peut pas les saisir en perspective, simplement parce qu’elles ont des bords indéfinis. Il n’y a pas de géométrie des ombres. »
Daniel Arasse, Histoires de peintures, extrait-collage de Perspectives de Léonard de Vinci.
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Histoires de peintures est une série d’émissions diffusées sur France Culture en 2003, actuellement rediffusées tous les jours de la semaine. A écouter sur France Culture (ici le podcast), également disponible en livre/cd.
J’ai lu de cet homme immensément cultivé, et ma foi, disparu bien trop vite, deux petits livres qui se nomment « On n’y voit rien » et « Histoires de peintures » et j’avoue avoir adoré et j’avoue avoir tout oublié et pour cause, pour moi, être trois en art c’est déjà être un de trop. Au reste, je pense tellement que les œuvres – qu’elles relèvent de la peinture, de la musique ou de la littérature, voire du cinéma – qui ne révèlent rien ou ne soulèvent rien qui n’existe pas déjà en nous s’oublient à peine lus ces livres qui les expliquent, que je ne m’intéresse plus guère à eux. Continuer dans cette voie, ce serait pour moi, oui, comme tenter de rattraper le vent. Et quel plaisir aussi d’essayer de comprendre par soi seul.
Certes, décrypter les œuvres d’art, quelles qu’elles soient, sans avoir de connaissances particulières – comme je le fais sur mon blog – est bigrement périlleux, et peut même paraitre prétentieux, mais, fichtre, que peuvent bien valoir ces artistes qui, pour reprendre une formule de mon cher Albert Cohen, se mettent à se gratter la tête pour ne pas se faire comprendre ?
Cela dit, à chacun sa manière de voir ou d’entreprendre les œuvres d’art !
Ressentir, s’engager dans l’expérience que l’on fait des choses, des œuvres de la nature et celles des hommes, oui, je ne peux qu’aller dans ce sens. Et cependant je ne suis aucunement indemne de ce que j’ai appris, de ce que j’entends, de ce que je lis, au contraire : quelle joie ! Mon expérience s’approfondit de ce que d’autres ressentent différemment, de ce que d’autres connaissent autrement. Il y a de la place pour tout cela, il faut que cette place existe et qu’elle ne cesse de s’agrandir. Nous ne sommes jamais assez nombreux, n’est-ce pas, à voir, à penser, à nous interroger. Un foisonnement de perspectives.