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« A l’origine tout avait un nom ̶ nom propre ou singulier. Puis le nom s’est attaché à un seul élément de cette chose, et s’est appliqué à tous les autres individus qui le contenaient également : ce n’est plus tel chêne que l’on a nommé arbre, mais tout ce qui contenait au moins tronc et branches. Le nom s’est aussi attaché à une circonstance marquante : la nuit a désigné non pas la fin de ce jour-ci, mais la tranche d’obscurité qui sépare tous les couchers de soleil de toutes les aurores. Il s’est attaché enfin à des analogies : on a appelé feuille tout ce qui était mince et lisse comme une feuille d’arbre. L’analyse progressive et l’articulation plus poussée du langage qui permettent de donner un seul nom à plusieurs choses se sont faites en suivant le fil de ces figures fondamentales que la rhétorique connaît bien : synecdoque, métonymie et catachrèse (ou métaphore si l’analogie est moins immédiatement sensible). C’est qu’elles ne sont point l’effet d’un raffinement de style ; elles trahissent, au contraire, la mobilité propre à tout langage dès qu’il est spontané. Il est bien probable que cette mobilité était même beaucoup plus grande à l’origine que maintenant : de nos jours, l’analyse est si fine, le quadrillage si serré, les rapports de coordination et de subordination si bien établis, que les mots n’ont guère l’occasion de bouger de leur place. Mais aux commencements de l’humanité, quand les mots étaient rares, que les représentations étaient encore confuses et mal analysées, que les passions les modifiaient ou les fondaient ensemble, les mots avaient un grand pouvoir de déplacement. On peut même dire que les mots ont été figurés avant d’être propres : c’est-à-dire qu’ils avaient à peine leur statut de noms singuliers qu’ils s’étaient déjà répandus sur les représentations par la force d’une rhétorique spontanée. On a d’abord désigné les bateaux par leurs voiles, et l’âme, la « Psyché », reçut primitivement la figure d’un papillon. »
Michel Foucault, Les mots et les choses, extrait-collage de « Parler », La dérivation. Citation non complète.
Peinture : Turner (détail)
C’est étrange, lisant ce texte je me sens à l’envers de la pensée de Michel Foucault. Observant les enfants, je vois un index qui se tend vers la chose puis un son approximatif pour désigner puis un perfectionnement de ce son qui devient mot – souvent avec l’aide des adultes aimants. Puis ce mot se posant sur toute chose qui parait de même nature à l’enfant puis d’autres mots venant classer le monde.
Dans l’écriture poétique c’est un travail différent, une sonde qui vient perforer le langage courant, des associations venues par la musique, l’art, l’enfance, le regard, la sensation pour renommer le monde, les choses, pour jouer avec les mots…
Par ailleurs je me suis promenée dans ce blog fascinant, Retrouvé bien de mes lectures – pas toutes. Je m’interroge… Qui tient ce blog ? Homme ou femme ? Pas d’indice… Lectures ? Le questionnement l’emporte. Des lectures, des films, des œuvres d’art se lient pour donner une couleur aux mots. Ce serait une lumière blanche hésitant à traverser un prisme de peur de se perdre dans l’arc-en-ciel. Une nuit pour dire « la tranche d’obscurité qui sépare tous les couchers de soleil de toutes les aurores. » ou tous les mots…
L’enfant voit-il se dérouler d’abord pour lui seul et comme en accéléré la longue, lente, sinueuse avancée de l’humanité en son langage ? Peut-être, à vrai dire, je n’en sais rien, et il m’importe peu d’avoir la certitude que l’analyse de Foucault est rigoureusement exacte. Sur ce blog les textes dérivent, je crois, très loin de leur sol d’origine. Ils s’organisent selon mes intérêts, et donc un peu autour de moi, mais j’attends d’eux qu’ils continuent et ne se fixent pas.
Cela étant dit, l’auteur de ce blog, ce n’est pas un mystère, c’est krotchka : une petite miette. (Miette : subst. féminin. Petit débris, petite parcelle qui tombe du pain ou du gâteau lorsqu’on le coupe, le rompt, ou qui reste lorsqu’on a mangé).
« Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libuque et lui baruffle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain
Le cerveau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah ! »
(Le Grand Combat – Henri Michaux)
Récréation ?
Oh avec Michaux c’est bien plus que cela, on ne peut que se laisser, comme il dit, emmarginer. Ça aide à se déborder.
Oui, j’aime ouvrir les livres de Michaux. Ça fait un grand torrent clair dans le langage…