Anna Karenine, d’un décor l’autre.

 

.

Métaux précieux, arcs de lumières, soies en cascade, cuir, bois, fumées : tout est là, paré pour le spectacle. Le texte tient en peu de mots, porté par une construction sonore plus ambitieuse : soupirs, claquements des bottes, roucoulements et crachats de rigueur, lettres froissées, battements d’éventail et de cœur, galops. La musique, d’une débauche de violons, supplée au tumulte. Quant à ce qui s’inscrit au centre d’un tel spectacle, la passion d’Anna Karenine pour un homme qui, finalement, ne l’aime pas, l’opulence ne fait ici qu’appuyer l’hypocrisie de ce qui la condamne. En sacrifiant l’amoureuse, en étouffant sa voix, sa raison et celle de ses actes, que défend ce faste ?

Tout se joue sur une estrade monumentale. Aucun espace n’est plus immodeste, c’est la vieille idée qu’une société se structure comme un théâtre (the world is a stage…). Pris très au sérieux, ce constat produit un dispositif formidable qu’on arpente sous toutes ses faces, visibles et invisibles, côté salle, côté coulisses, pans laissés nus, rouages, seuils, fissures. Ce découpage est de ceux que seul un simulacre autorise, entendu que tout y est faux, de convention. Mais s’il se referme, s’anime, le simulacre s’oublie en imitant le réel.  Le système a beau se dire absolument impossible, on le croit vrai. L’air de rien, le cinéma s’emploie à le démontrer. L’air de rien, car hommage est constamment rendu aux apparences, et c’est à s’y méprendre. Hors d’elles, pas d’issue. On tombe d’un trompe l’œil à l’autre, les panneaux se succèdent avec virtuosité, l’ellipse se pratique discrètement. Le décor, manipulé et secoué, semble doté d’une plasticité à toute épreuve. Pour se désengager d’un lieu si mouvant, si instable, on ne peut pas même compter sur une petite histoire des acteurs qui viendrait clandestinement commenter la pièce :  l’histoire d’Anna Karenine, dans ce théâtre, dans ce film qui l’entoure, occupe toute la place. Or s’il n’y a pas, pour ainsi dire, d’au-delà du théâtre,  en interne, à l’intime, quelle fièvre, que d’émotions… Ce sont autant d’effondrements locaux, qui n’ébranlent jamais totalement le système, mais le laissent respirer. Ainsi, du fond de la scène surgissent par moment des paysages, des extérieurs. D’un décor l’autre, l’authenticité promise ne peut être que très relative. En revanche, le bond qu’elle suppose, pour les personnages, est immense. Une marge de manœuvre aussi réduite doit forcément inclure, dans son accomplissement, la déception.

Ce qui clôt l’espace du récit sur lui-même tient également le spectateur captif, mais aux confins, en l’excluant de ce qui se joue sur scène. Quelque chose arrive au spectateur, une aventure différente de celle des protagonistes. Pris dans le ventre du théâtre, non pas rivé à son siège mais mobile, tiré, poussé, entraîné avec fougue par une armée de caméras, il bouge, il valse, il rattrape les personnages, il les voit en détails mieux que personne, il les frôle, il les entend respirer, frissonner, il sent couler les larmes. Coincé entre sa propre fascination pour les êtres souffrants et l’indifférence panoptique de la caméra, puis mené hors-champ jusqu’à l’ombre, jusqu’aux coulisses, il est sans cesse reconduit à la limite de sa propre empathie. Sans exemple ni refuge ni référents, voici donc qu’un rôle s’invente, se crée : le rôle du spectateur…  Point de salut dans la distance, point d’effet de réel, mais un entre-deux grinçant, où les larmes côtoient l’ironie, le grotesque, la rage. De la  langueur jouissive se lève une nausée ; dans de telles conditions, l’extase trahit son malaise. Ce pourrait être un vertige, grandiose, intenable, mais non : la réalité se révèle mesquine. Espace de réclusion et d’exposition, fourmillant car sans cesse en train de se reconfigurer selon l’équivoque du désir, ce théâtre formule le devenir mondain du sentiment. Et ainsi, la littérature amoureuse qui offre aux films costumés une matière souvent trop apprêtée (elle double celle des corps d’une parure émotionnelle), parvient ici, en se spatialisant, à garder son sang froid. Elle se retourne et mord. Raison pour laquelle l’accès à l’héroïne, au personnage d’Anna, est, sinon interdit, fortement encombré. Il ne s’agit pas de devenir Anna, pas plus que de la juger, mais d’observer le milieu dans lequel elle se produit.

Somptueusement mise et cadrée à l’extrême, Anna Karenine présente un visage minuscule perdu dans le flot de ses ornements. Le jeu de l’actrice (la bien aimée Keira Knightley) semble constitué de poses. Il renvoie non aux salons de l’époque, mais à leurs représentations stylisées. On songe aux toiles de Klimt ; en Anna, on retrouve ces femmes fin de siècle dont le teint velouté contrastait bizarrement avec le clinquant du décor. Ce collage presque indécent de naturel et d’afféterie décalque la fracture de la femme du monde, piégée entre la bienséance apprise, le conditionnement social, et la vérité nue de l’amour. Pantelante, désarçonnée, elle exécute à la perfection et jusque dans sa chute la chorégraphie de sa classe.

Enfin dans ce théâtre, tant de personnages ressemblent à des marionnettes. Vronsky ? Un fat sans intelligence. Levine – porte-parole/alter ego de Tolstoï – un épouvantail qu’on dirait fait de bois et de foin. S’extirpant de la masse conventionnelle, quelques-uns parviennent à s’émanciper, c’est-à-dire, à tenir compte des fils transparents qui les tiennent : Karenine – le mari -, Stiva, le frère d’Anna, et aussi Dolly, épouse et mère accomplie, enfin Kitty, contrepoint idéal d’Anna, moitié (les femmes, chez Tolstoï, ne peuvent guère prétendre à mieux) de Levine. Ceux-là, comparables aux paysages naturels qui fécondent la profondeur des décors, ont traversé leur désillusion de part en part, les yeux ouverts, et s’ils ont pâli, perdu l’élan, la splendeur de leur passion première, désormais ils s’étonnent. Il n’y a pas de mot pour dire cela, ils coïncident avec eux-mêmes. Peut-être ont-ils à peine changé, peut-être ont-ils moins tant renoncé que fait l’expérience de la simplicité des choses, constaté qu’il n’y avait pas d’étoile là-haut, qu’on n’étreint pas sans dommage leurs scintillements. De cette humble lucidité acquise, ils regardent, découvrent un monde sans éclat, sans fête, débarrassé de ses décors. Imperceptiblement sous les yeux du spectateur toujours présent, ils se mettent à vivre, alors même qu’Anna, déchue de sa maternité, de son amour et, plus gravement, de son rêve, ferme les yeux définitivement et s’offre ainsi au triomphe de la machine.

(Joe Wright et ses marionnettes)

.

Anna Karenine, de Joe Wright avec Keira Knightley, Jude Law, Aaron Taylor Johnson (Angleterre, 2012)

Publicité

7 réflexions sur “Anna Karenine, d’un décor l’autre.

  1. Je me souviens au Wien museum de ce portrait d’Emile Flöge peint par Gustave Klimt. Somptueux et étrange comme ce billet. ce glissement imperceptible vers une énigme. Notre relation aux êtres, dévoilés par l’art ou l’écriture, fait écho à notre propre énigme…
    Les romans de Tolstoï..; vont vers le dépouillement de toutes les illusions. le couple et l’amour y sont mis à mal.. Mais plus profondément, que poursuivait-il dans l’itinéraire sombre de ses personnages ?
    Anna Karenine est un beau personnage.. un bel oiseau se cognant aux barreaux du réel.qui n’a comme issue que la mort.

  2. De mémoire, je dirais qu’à tout prendre, de Tolstoï, je préfère Résurrection. Pour moi, avec Anna, il est bien trop cruel, et moralisateur (Levine : quel ennui!). En tout cas, merci pour votre commentaire.

  3. Pingback: - you broke my heart, you killed me – « Rue des Douradores

  4. Tolstoï cruel avec Anna K ? Personnellement, je ne le pense pas. Levine, « l’ennuyeux » Levine, par exemple, dit d’elle qu’elle est une femme qui a du coeur et de l’esprit. Et elle est deux fois victime d’hommes assurément médiocres.
    Quant à son suicide, le natif d’ Iasnaïa Poliana l’a si bien écrit, mis en scène, presque à la manière d’une scène de folie d’opéra,que je jurerais presque qu’il aimait profondément son héroïne…. En secret.
    Ceci dit, ce n’est là que mon avis.
    Bonne année, krotchka.

  5. Cruel, Tolstoï se montre cruel envers Anna en ce que le mouvement par lequel il lui permet d’exister ne vise qu’à la condamner davantage. Anna ne se libère des artifices de la société que pour les retrouver enfouis dans son amour. Vronski, l’enfant chéri de sa classe, est un mensonge ; l’amour qu’il inspire relève du mensonge. Il ne donne pas accès à une vie plus authentique ; en choisissant de lui rester fidèle, Anna est trahie, bien sûr, mais plus gravement, elle se trahit elle-même. Elle tombe, rien ne la relève. Tolstoï ne fait pas mine de lui laisser sa chance. D’une société malade, la passion pousse comme un cancer. L’égoïsme d’Anna l’accable, lui donne tort. L’amour sans doute est vrai, mais la personne qui le porte n’y résiste pas. Contaminée par la veulerie de l’amant, par la bonté du mari, la vérité se corrompt, ou plutôt, elle perd tout son sens, son sens de révolte. S’il en reste quelque chose, en se donnant la mort, sans doute Anna le préserve-t-elle. Mais voilà qu’en disparaissant, elle permet l’éclosion de nouvelles légendes. Cruauté d’abandonner Anna au milieu du champ indifférencié des mythologies amoureuses. Mais vous avez raison de mentionner ce sentiment plus obscur que Tolstoï lui porte. Et vous avez raison d’y voir un secret, à commencer pour lui-même. Aurait-il confirmé Flaubert dans son cri : Emma, c’est moi… ? Je le pense, et c’est précisément ce qui, à mes yeux, rend Levine, Pierre Bezoukhov, et surtout le vil narrateur de La Sonate à Kreutzer, éminemment ennuyeux. Tolstoï les pousse au devant de la scène pour se donner à lui des figures certes faillibles, fragiles, fissurées, mais exemplaires. A eux le bel avenir qu’il refuse à Anna ! Cependant, je vous le concède, mes propos se fondent sur de lointains souvenirs qui, parce que lointains, sont peu fiables et peut-être erronés. Pour le reste, je ne mets pas en doute les qualités de l’écrivain, son art de la mise en scène, dont le cinéma, en premier, profite.

    A mon tour de souhaiter que l’année qui commence vous soit belle, heureuse.

  6. A mon sens, dans son roman, Léon Tolstoï ne pouvait que malmener Anna K. A cause du regard lucide qu’il portait sur la société.
    Composé essentiellement de gens vils, combinards et jouisseurs (Stiva), de gens terre à terre et pragmatiques jusqu’à devenir, comme vous dites, ennuyeux (Levine) et de gens imbus d’eux-mêmes et faussement miséricordieux (Karénine), ce monde-là – lequel, soit dit en passant, n’est pas bien différent du nôtre – ne pouvait en effet qu’empêcher son héroïne d’assouvir son désir d’émancipation et cet instinct du beau et du sublime qu’elle portait en elle et qu’elle avait tenté de contenter par le biais du plus noble des sentiments et au prix d’un sacrifice énorme, celui de la perte de la garde de son fils.
    De même, je crois que c’est tout bonnement la raison qui a incité Tolstoï à nous imposer comme modèles de vie ce couple de morne plaine que forment Kitty et Levine. Dépassionnée et assujettie au monde tel qu’il est, à garantir ainsi, à défaut du bonheur parfait, au moins une forme de paix intérieure, l’existence devient, oui, bien plus simple à gérer.
    Au passage, à enrober le suicide d’Anna d’un lyrisme qui, véritablement, parle en sa faveur; à l’arracher, par ce suicide, des mains des sinistres Vronski et Karénine pour peut-être faire savoir au lecteur que leur monde – que ce monde sec, mesquin et menteur – ne la méritait pas et, enfin, à faire dire à Dolly, laquelle, à s’ennuyer auprès de Stiva, son mari, semble tout bonnement annoncer le proche avenir de Kitty, son Levine paraissant plus préoccupé de techniques agricoles que d’amour, qu’elle approuvait les choix d’Anna, je ne suis pas sûr que chez le grand homme de lettres la raison ait eu complètement raison du coeur.
    Sinon, merci pour vos voeux, krotchka!

  7. Mais Kitty et Levine sont des modèles obtenus de haute lutte. Ce qui nous paraît morne peut ne pas l’être pour un riche propriétaire terrien écartelé entre les responsabilités dues à sa classe et des aspirations morales, religieuses difficiles, dans le contexte de l’époque, à mettre en oeuvre… Cependant votre lecture fait honneur à l’héroïne, et à dire vrai c’est sans doute ainsi qu’elle m’est apparue tout au début, lorsque adolescente, je l’ai vécue, habitée de tout mon être. De cette passion-là il me reste forcément quelque chose, un sentiment à dépasser c’est certain, et un sentiment à préserver, comme un secret. Vous voyez ? A préserver. Dedans et en effraction, contre « ce monde-là – lequel, soit dit en passant, n’est pas bien différent du nôtre – », vous voyez, au nom de cela même.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s