De la photographie (Gaël Turine)

D_un_monde_a_l_autre__Gael_Turine__photographe_2Gaël Turine, photo extraite de la série Voodoo Project

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C’est lorsqu’elle se pratique avec sérieux, et donc avec art, que la photographie documentaire interroge peut-être le plus gravement ses présupposés. Une manifestation telle que Visa pour l’Image l’atteste sans doute à son corps défendant, qui, chaque année, fait le pari d’un festival de photojournalisme. Face à la misère qui s’affiche, spectaculairement offerte, pour peu que l’admiration ne soit pas totale, le malaise est violent. Le beau et le terrible, Rilke l’a mieux dit que quiconque*, loin de se repousser, avancent sur les pas l’un de l’autre. Et ceci n’est qu’un des multiples enjeux éthiques que porte en lui le photographe de presse. Aussi, parce que c’est une chose que d’en avoir conscience, et encore une autre de l’assumer, en d’autres termes, parce que c’est un mal nécessaire, le travail de Gaël Turine, en noir et blanc pour l’essentiel, tient entre ces deux abîmes : exhibition et effacement. Une digne photographie serait peut-être ceci : elle n’éluderait pas seulement l’œil qui la met au monde, ne révélant de celui-ci que sa sensibilité comme une transparence décisive, elle ferait de même pour ce qu’elle retient, ménageant à l’image son propre espace de retrait. Cependant, l’heure est à l’actualité totale, au visuel exacerbé. La photographie fait vieille déjà, elle date. Dans un contexte socio-économique hostile, Gaël Turine continue à la pratiquer avec une exigence qui lui fait honneur. C’est dire qu’il doit circuler entre des sphères a priori incompatibles, au carrefour de forces économiques inégales. Qu’y a-t-il de commun entre ses éventuels acheteurs, galeristes, éditeurs, journaux, et ceux dont il se fait l’intercesseur, ceux-là dont il a désormais, en mémoire et sur papier, la pleine responsabilité ? C’est sur cette conscience extrême que quelque chose passe à travers lui, en dépit du reste, à travers ses photos. Et cette conscience rejoint alors l’œil de chacun, le contamine. Cette idée se retrouve dans le titre du documentaire consacré au photographe, D’un monde à l’autre. C’est toutefois une approche sommaire et très ponctuelle. Gaël Turine est suivi sur quelques-uns de ses sites d’enquête – une mine en Bolivie, Kaboul ou un chantier érythréen -, et sur quelques-uns de ses lieux de négociation : la rédaction d’un journal belge, la scène d’un musée, la table d’un infographe. Pas question de regarder par dessus son épaule, on ne tente pas de le doubler, de l’entendre, de le prendre en défaut. On l’observe de loin, opaque, réservé, tout entier dans ses actions. La réflexion naît alors dans l’image, à partir d’un différentiel entre le rendu débraillé de la vidéo et celui, intense, pensé, construit, de la photographie. En cela se résume l’intérêt du documentaire. Ce que la caméra filme, sites, faits, personnes, la photographie le fond au noir. C’est dans cette frange d’ombre, dans cette perte rendue visible et donc en négatif, que se profile la figure du photographe.

* « Car le beau n’est que ce degré du terrible qu’encore nous supportons et nous ne l’admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne de nous détruire. » Rilke, Première Élégie de Duino

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Ci-dessus : photo de Gaël Turine extraite de la série The fence of shame ; photo du dessous extraite du film.

Dominique Henry, Vincent Detours, D’un monde à l’autre / Gaël Turine photographe (à voir sur La Plateforme)

Site de Gaël Turine

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Au fond du jardin/Lou Vernin

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Que peut-on deviner d’un documentaire avant de l’avoir vu ? Il me semble, encore moins que d’une fiction. De même, sur ces vies autres mais finalement communes, non spectaculaires, auxquelles on ne prête pas une minute de pensée et qu’on croit connaître simplement parce que « ça arrive », Lou Vernin opère un renversement très doux. Sa démarche, qui ne dépasse pas sa propre considération, ne paraît pas spécialement programmée. Plutôt, elle se donne à sentir, selon l’expression d’usage, en temps réel. Ainsi, dans un premier temps, parce qu’on les rencontre sur leur lieu de travail, les deux jeunes femmes qu’elle ne filme peut-être que par amitié, semblent vouées à incarner leur milieu professionnel. La chambre d’hôpital, la salle de classe, les entretiens croisés, le segment de travelling dans des couloirs gris-rose et jaunes indiquent que l’une est psychologue dans un service de soins palliatifs tandis que l’autre s’occupe d’enfants en difficulté. Jusque là, il y a identité parfaite entre lieux et personnes. Relevée en guise de préambule, l’expressivité des visages ne fait encore que rencontrer un dispositif convenu. S’il manque à l’image la tête d’une patiente (une petite vieille à en juger par la voix et par les mains), la gêne – qu’il faut à tout prix distinguer du malaise qu’engendrent naturellement les lieux où l’on souffre -, se fait à peine sentir. Sans doute les procédés les plus violents passent-ils le plus souvent inaperçus car ils ne font que renforcer le fond d’indifférence dont ils proviennent. Une telle décapitation, parce qu’elle est sélective et s’offusque de visages jeunes, pourrait ainsi passer pour une délicatesse.

Bientôt on quitte école et hôpital. Un trajet en train, un autre en voiture nettoient la scène : le film commence alors véritablement. Mise à distance salutaire : laissés à eux-mêmes, l’intérêt et l’émotion sont mauvais guides. Doucement, fermement, Lou Vernin redirige l’attention, terme qui dynamise le sentiment, le fond du jardin figurant le territoire où l’émotion commence à s’exercer en tant qu’intelligence. Si le milieu continue à déterminer le discours, plus que l’hôpital, l’école ou la chambre, le jardin fait la jonction entre l’intime et le dehors. À la notion de « vocation » se substitue celle d’ « arrangement avec la vie ». Dédramatiser pour que l’attention s’accorde à son sujet, telle est la mesure du film.

Lou Vernin précise que Sarah et Julie sont des amies de longue date. En relevant ce lien, elle veille à montrer qu’elle se place à hauteur de ce qu’elle filme. La relation affective est un fil conducteur unitaire : ce qui relie la cinéaste à ses amies les relie à leurs patients, à leurs élèves. Un mouvement continu traverse le film et l’empêche l’émergence d’un sujet d’autorité. Pour le dire autrement, on s’intéresse à une certaine qualité de relation plus qu’à un récit particulier. Non que les deux jeunes femmes ne nous concernent pas, au contraire, elles nous touchent et leur histoire à mi-mots nous bouleverse, seulement l’intérêt qu’on leur porte n’excède pas la visée du documentaire. Puisqu’il s’agit d’une relation de soin conçue non pas de façon unilatérale ou personnelle, mais comme la possibilité d’un échange, en creux d’une distance effective, cette relation de soin, Lou Vernin s’y inscrit avec les moyens dont elle dispose. Ce que ses amies offrent en matière de visage, de témoignage singulier, de grain de voix leur est rendu, subtilement réfléchi, entrouvert sur un devenir commun.

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Lou VERNIN, « Au fond du jardin », Belgique, 2009 (via La Plateforme)