En 1957, à l’initiative de l’association France-URSS, Chris Marker séjourne deux mois en Sibérie pour y collecter le matériau d’un documentaire. Le film, qui prend la forme d’une lettre, pourrait n’être qu’une déclaration d’amour. Le versant trahi de l’utopie communiste n’est à cette heure pas encore un sujet pour un sympathisant convaincu. Du reste, celui-ci s’en amendera suffisamment dans son œuvre à venir, du Fond de l’air est rouge au déchirant Tombeau d’Alexandre. Quant aux raisons qui l’ont conduit, quinze ans avant sa mort, à interdire la diffusion de ce film avec ceux de la même époque, on ne pourra jamais qu’en présumer. Car La Lettre de Sibérie n’est en rien de la propagande. L’idéologie comme telle intéresse moins Marker que la vie des idées et plus encore la vie tout court, courante et donc imprévisible, tendue entre le geste et la pensée, entre le dire et le faire.
Faciliter la médiation c’est pour Maker l’épaissir, lui donner la consistance d’une subjectivité. Qualifié d’« essai documenté » par son ami le critique André Bazin, son propos ne peut être qu’infiniment nuancé. Le texte vient en effet libérer le regard des plans cinématographiques (admirablement façonnés par le grand Sacha Vierny). Une séquence que tout le monde retient – devenue pour cette raison emblématique du travail de Chris Marker -, illustre cette mise à distance qu’il n’a cessé de promouvoir et d’appliquer à son matériau, y compris à l’endroit de ses propres engagements. Et voici qu’à mi-parcours, soudain le commentaire baisse d’un ton :
« En enregistrant aussi objectivement que possible ces images de la capitale yakoute, je me demandais franchement à qui elles feraient plaisir puisqu’il est bien entendu que l’on ne saurait traiter de l’URSS qu’en termes d’enfer ou de paradis. »
Suivent trois commentaires types qui, tour à tour, modulent différemment la même séquence. « Mais l’objectivité non plus n’est pas juste », conclut-il avant d’ajouter :
« Elle ne déforme pas la réalité sibérienne, mais elle l’arrête, le temps d’un jugement, et par là elle la déforme quand même. Ce qui compte c’est l’élan et la diversité. Ce n’est pas une promenade dans les rues d’Iakoutsk qui vous fera comprendre la Sibérie. Il y faudrait un film d’actualités imaginaires… »
De cet écran qui se dédouble, nous découvrons alors des « actualités prises aux quatre coins du pays, commentées à l’aide de ces tournures sibériennes qui sont déjà des images ». Les actualités, voilà le véritable ennemi à combattre. L’image qui se dit objective, la soi-disant information. En fait de preuves et de vérités doctes, Marker compose un florilège personnel – des miscellanées. La lettre disions-nous, épouse le mouvement de la vie plutôt que de la soumettre au jugement. Non pas des informations périssables, mais quelques ruissellements de mémoire pouvant éventuellement susciter des rapprochements, renouer avec le mythe, produire un sentiment, non pas de familiarité, mais plutôt de reconnaissance. Interpeler, concerner. Ainsi par exemple, avec ce joyeux entêtement qui le caractérise, Marker invite à poser un regard à la fois curieux et complice sur les animaux que le hasard sibérien met sur sa route : canards, mammouths (si, si), rennes, ours, renards, chevaux… Ce point de vue (qu’on dirait aujourd’hui « empathique ») rejoint un parti-pris d’enthousiasme pour la moindre chose, le détail singulier qui stimule l’imagination.
Par sa forme accueillante, profondément modulable (pêle-mêle on y trouve animations, musiques, contes, chiffres, inventaires, méditations sur la technologie, parodies de publicité…), la lettre encourage le destinataire à s’interroger avec elle, à ressentir avec elle. Marker ne nous montre pas comment nous devons regarder la Sibérie. Il décrit, nous met en situation. Les impressions qu’il éveille en nous nous perdent très certainement, magnétisme de la forêt comme métaphore de l’inconnu. Par là nous sommes reconduits à cette dimension de l’être que le poète Henri Michaux nomme lointain intérieur. Si la lettre le cite ouvertement, tel un guide à l’usage des publics les plus difficiles (les enfants, les rêveurs), elle propose un itinéraire éprouvé et réfléchi. Le film comblera l’amoureux du Grand Nord, des forêts mythiques, l’aventurier en mal de conquêtes, autant, c’est sûr, que l’historien désireux d’en découdre avec l’épineuse question du réel.
.
« La Lettre de Sibérie », Chris Marker (1957)
Le film vient d’être restauré : de ce beau travail, youtube et autres ne rendent pas encore compte : à voir en dvd (édition Tamasa) ou à la Cinematek le 18/11.
.
Une dernière ?
« On n’en finirait pas de chanter les louanges du renne. Avec son guidon de velours et la façon dont on le fait avancer à coup de talon, il est ce que Dieu a inventé de plus proche de la bicyclette. »
.