Il ne faut pas plus d’une heure pour assister à la naissance et à la mort de trois œuvres de Bob Verschueren. En vrai, il faudrait un peu plus longtemps, quelques jours, une semaine peut-être, guère davantage. Car il s’agit d’un art de l’éphémère prenant chair et souffle dans un temps et un lieu déterminés. Au gré du temps, ainsi s’intitule un documentaire de Dominique Loreau qui suit l’artiste dans son travail : déblaiement d’un terrain vague, installation de roseaux sur une plage, pommes crues étalées sur le sol d’un préau.
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L’artiste se profile tour à tour en jardinier, en maçon, en éducateur, en saltimbanque… L’homme qui endosse ces rôles est une présence anonyme que ses interventions effacent, un pantin, une anomalie du paysage. Quoique ses initiatives ne dénotent pas de l’ordinaire et soient fort bien exécutées, elles heurtent l’évidence du seul fait qu’elles ne rencontrent aucun but, aucune nécessité. Les lieux investis de cette façon, comme réticents, comme malgré eux, paraissent faux tout à coup. Introvertis, subtilement dérangeants. On ne peut guère que vouloir les fuir, comme s’ils étaient le décor d’un drame injoué, et se demander ce que l’on regarde exactement, ce qui ne va pas. Que faire d’une scène dont on ne détient pas la clé ? A quoi bon s’obstiner ? Un montage alterné renforce l’ impression que ce qui vient s’ajouter à l’ordinaire, au réel si l’on veut, ne fait qu’en accroître les défauts, comme un jeu de secousses ne ferait qu’aggraver la fissuration. La caméra semble héler le spectateur, le tirer par le bas du manteau vers les bords du cadre et l’inviter à en sortir…
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Un regard vierge, une oreille flottante, tous deux propices à l’étonnement, et renvoyant à une forme idéale de l’attention, on les retrouve tout au long du film, portés par une succession de badauds, hommes, femmes, enfants, animaux, passant là par hasard et saisis dans le vif de leur curiosité. Ainsi l’absence de commentaire oral se complète-t-elle nécessairement, lorsqu’elle suscite une interrogation, d’une profusion de commentaires optiques et sonores. Car le surgissement de l’inexplicable dans la vision ne peut se satisfaire de la première réponse venue, fût-ce d’une personne avertie. A charge du film, non pas d’expliquer, mais de s’en faire l’écho. Les tableaux se succèdent sans commentaires. Et peut-être vaut-il mieux ne rien savoir, n’avoir aucune idée des intentions, du chemin à suivre, du panorama, du sens de ce qu’on nous montre, pour que le temps accomplisse sa mue.
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Bob Verschueren et Dominique Loreau, le plasticien de l’éphémère et la cinéaste, ont en commun de ne pas concevoir, à proprement parler, d’objets. Ils se bornent donc à méditer sur le temps. Pourriture, envol, traces, vent, écoulement : autant de figures qui se déclinent dans les choses et dans les images, sensuellement et dans l’esprit.
Mobilisant ce qui se trouve sur le terrain, débris en tous genres, pierres, ferraille, végétations diverses, carcasses, les installations de Bob Verschueren connaissent la dégradation accélérée de leurs fragiles composants. Si grande est leur vulnérabilité qu’on finirait par ne plus les considérer que sous l’angle de la finitude, n’était leur lente élaboration qui, en vérité, permet de redéfinir leur existence.
Le cinéma s’écoule et conserve, consume et retient, tandis que le montage assume le rapport essentiel que la durée noue avec l’éphémère. Les longs plans séquences qui, d’un lieu à l’autre et par fragmentation des œuvres, composent le film, portent au mieux leur message. Un siècle peut se loger dans une seule minute, l’heure habite la seconde : l’éternité migre à l’intérieur de l’éphémère comme si chaque œuvre, dans le laps de temps qui lui était imparti, en détenait une part.
Leur inscription dans l’ordinaire et leur vie brève naturalisent ces rêveries. Mais l’inverse est aussi vrai. Amalgamées à la vie du paysage, elles « réenchantent » le réel, pour employer un terme à la mode, constituent de possibles hétérotopies. Celles-ci nous semblent hélas d’une tristesse inhabitable.
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