L’autre rive

Mondrian

Piet Mondrian

 

« Ne demande plus où tu en es – ne le demande plus jamais. Tu n’as pas besoin de ça : tu es nulle part. Et ce nulle part est ta chance, comme si tu étais amoureux.

« Ces phrases, elles composaient aussi un aide-mémoire pour la délivrance. Elles me paraissaient presque anciennes, maintenant, comme si, en quelques heures, ma promenade le long de la Seine s’était changée en saut dans la vie. Les trois phrases, je commençais à les vivre. Mais elles n’agissaient plus comme des appels au réveil : le réveil avait eu lieu ; il n’arrêtait plus d’avoir lieu. Est-il possible de prétendre un jour qu’on s’est réveillé ? Si ces trois phrases me semblaient maintenant familières, si elles n’aiguisaient plus en moi le désir de l’autre rive, c’est que sur l’autre rive, j’y étais. Toute une prairie de phrases s’est tissée dans le feuillage.

« Si les phrases maintenant viennent se formuler dans ma tête, il va falloir les écouter, me disais-je ; et pour les écouter, le mieux est de les écrire. Demain, me disais-je, demain je rédigerai. Car ce soir, mes yeux se ferment, je suis épuisé. Demain, après-demain, chaque jour, les phrases qui sont venues, celles qui viennent, celles qui viendront, je les écrirai. En attendant, c’est le fleuve qui veillera sur elles. Je me suis penché vers l’eau. Toutes les phrases de la journée sont venues vers ma nuque ; elles se sont enroulées autour de mes épaules ; l’une après l’autre, elles ont pris leur élan derrière ma tête et ont glissé, en arc-de-cercle, vers la Seine.

« C’est ainsi que je vais vivre, me disais-je : de phrase en phrase et d’une révélation à l’autre, attentif à ce qui vient.

« C’est maintenant, me disais-je – maintenant, cette nuit, tout de suite, là, c’est maintenant qu’il faut reprendre vie. Les choses n’existent pas ; un néant les traverse qui les pousse à l’effroi et aux enchantements. »

Yannick Haenel, Cercle. Extrait-collage pages 50 à 66. Citation incomplète.

 

 

 

Publicité

– En ce sens la pensée est toujours pensée d’amour –

Francesco_Hayez_Il bacio (détail)

Il bacio, Francesco Hayez, 1859 (détail)

« (…) c’est l’accord ou l’adoption par nos facultés intellectuelles de l’intelligence du monde qui déclenche la pensée. Celle-ci est en quelque sorte illuminée par des images. Mais il ne suffit pas que les formes soient imaginées, il est nécessaire qu’elles soient désirées. D’où l’importance paradigmatique du sentiment amoureux, modèle et sommet de cette fusion génératrice. En désirant les images et en imaginant le désir – et qu’est-ce que la poésie amoureuse sinon cela ? – le sujet s’approprie la pensée qui, en ce sens, est toujours pensée d’amour. Ce primat du désir renvoie également à la notion de fantasme, à sa prosopopée singulière, qu’on retrouve chez Dante avec la figure de Béatrice. Le fantasme fait le plaisir propre au désir, écrivait Jacques Lacan dans Kant avec Sade. En paraphrasant cette thèse limpide on peut dire que, selon Averroès et les poètes d’amour, le fantasme par le désir fait l’intelligible propre au sujet. La pensée m’appartient parce qu’elle a été imaginée et désirée. Faire de l’amour le lieu par excellence de l’adoption de la pensée, l’idée est audacieuse, elle semble paradoxalement très en avant de nos horizons bornés. De même que celle d’une convergence de notre faculté de comprendre et de l’intelligence du monde. »

Extrait de « Connaissance du désir », Le journal des idées de Jacques Munier, France Culture 12/10/18 – à propos de « Intellect d’amour », Giorgio Agamben, 2018

La fin de l’été (au secret)

le secret

.

Longuement s’écoule

la lie de l’été

aux pores pâlis

des errements

fussent-ils révolus

dans le temps dit-on

tout revient la traversée

continue cette trahison

on bat le rappel

des signaux contraires

déferrés au manque

l’évidence est une tanière

une solitude vorace

sous les apparences

de la dénudation

la surface

du visible confond

la peau dans la sensation

et la pensée

conduite à sa limite

aveugle de clarté

retourne au secret

.