Papiers de Violaine Schwartz

 

Un recueil de témoignages au plus près de la parole des exilés compose un tableau des migrations où la tristesse rivalise avec l’absurde.

Recit de vie

La valeur du nom propre.

« C’est moi, Khady Demba » : prononcés par une jeune migrante quelque part dans le soi-disant no man’s land d’une région frontalière, c’est par ces mots que se clôt Trois femmes puissantes, le triptyque de nouvelles publié par Marie NDiaye en 2009. Tout imaginaire qu’elle soit, Khady Demba manifeste son existence en se nommant, geste qu’elle tiendra jusqu’à l’instant de sa mise à mort. Revenant sur cette œuvre des années plus tard, Marie NDiaye a beau déclarer qu’elle n’approcherait plus un tel sujet en imagination, – « la situation des migrants s’étant à ce point aggravée, je ne me sentirais pas légitime », – il ne reste pas moins de sa tentative que l’essentiel ne lui avait pas échappé : la valeur du nom propre.

Violaine Schwartz

Le montage, un genre littéraire.

Violaine Schwartz n’a pas eu besoin de recourir à la fiction pour rédiger ses Papiers qui cependant en regorgent. La chair du livre (« Les choses prennent sens quand elles prennent corps », p.119), ce sont des témoignages récoltés auprès d’anciens et d’actuels demandeurs d’asile, des personnes arrivées en France depuis l’Arménie, l’Afghanistan, le Kosovo, la Mauritanie. À cette parole difficile répondant d’un monde dont on peine à croire qu’il est le nôtre, se mêlent quelques récits émanant d’associations de citoyens français engagés en faveur des réfugiés. Le résultat, d’une très grande tenue, en appelle autant à l’empathie qu’à la pensée. Répondant à une commande du Centre dramatique national de Besançon, l’autrice s’est livrée à une récolte exigeante suivie d’un exercice de réécriture non moins délicat.

Bon, les gens ne parlent pas comme c’est écrit dans mon livre. J’avais des témoignages en vrac, comme là je parle, je fais des digressions, je ne finis pas mes phrases, voilà. Mais je m’étais donné comme contrainte d’écrire avec ces mots-là et de ne pas en rajouter, de ne pas essayer de tirer vers plus de pathos ou plus de ceci, de cela, de mettre ma pâte. J’ai fait un travail de montage. Et je voulais aussi que les histoires soient claires. — Violaine Schwartz, Les preuves de notre existence, France Culture, 08/06/19

De ce côté-là du livre, la démarche de Violaine Schwartz rappelle celle de l’écrivaine russe Svetlana Alexievitch (Prix Nobel de littérature en 2015). Dans une telle entreprise, la fiction n’est pas le fait d’un traitement littéraire. C’est plutôt le fait d’un système juridique défaillant de nature à produire du mensonge organisé. Le récit de vie est un objet problématique, fruit dénaturé d’un système problématique. Demandé, redemandé et encore redemandé, questionné, mis en doute, retranscrit, classé, affublé d’un numéro à 13 chiffres sinon davantage, validé ou invalidé, le discours subit fatalement des transformations et finit par se muer en légende.

Histoire 2

Le vrai du faux

Le rôle crucial de ce compte-rendu circonstancié dans l’obtention d’un permis de séjour a encouragé l’émergence d’une caste de commerçants bien particuliers, les fabricants de récits, des gens qui, moyennant de l’argent, vendent de l’information ou des éléments fictifs qui, insérés dans un flot de faits authentiques, sont censés en maximiser la crédibilité. Les réfugiés apprennent quant à eux qu’il est préférable de ne pas conserver de preuve de leur identité véritable. L’âge, le pays d’origine, les pays par lesquels on a transité, les noms de ceux qui sont venu en aide, l’appartenance ethnique, la religion, les causes de l’exil, le détail du voyage, les violences subies : tout, absolument tout peut être retenu contre soi, et pris comme prétexte au refus de l’octroi des papiers.

Parce qu’il faut une histoire crédible adaptée à l’OFPRA, et pour ça, il y a des ajustements à faire qui sont presque nécessaires et il va falloir s’en convaincre et parler à tout le monde sur la base de ces ajustements (…) Ajouté à cela, il y a des pays sans état civil dont les ressortissants eux-mêmes n’ont pas idée de leur date de naissance. (…) Pour nous, c’est des choses évidentes sur l’identité, et là, dès le départ, ça bloque. Le nom ça ne marche pas. La date de naissance, ça ne marche pas non plus. C’est comme ça que notre système juridique aboutit à du mensonge organisé. — Papiers, pp. 70-73.

Posée de manière frontale, l’omniprésence du mensonge (ou de faits alternatifs, pourquoi en effet ne pas reprendre à l’autre cette expression si nécessaire dans ce contexte), que reste-t-il au lecteur à entendre de ces monologues dont nul ne peut départager la part de réel de la part d’invention ? En intercalant parmi ces histoires particulières des témoignages émanant de citoyens français, chapitres intitulés « De l’hospitalité », Violaine Schwartz fournit les clés de ce que pourrait être la place du lecteur, ou de ce que pourrait être la conduite à tenir devant une personne que son état (de détresse) met en infraction avec la loi.

Moi, quand j’entends des gens d’ici se permettre de donner des conseils, je dis stop. C’est comme cette histoire de bon opposant politique par rapport à l’immigrant économique. Nous, en tant que bénévoles, on ne veut pas rentrer là-dedans. On ne porte aucun jugement. C’est même un des fondements de l’association. On les prend comme ils se présentent, indépendamment du problème qui les amène ici. D’ailleurs ce n’est jamais univoque. C’est toujours gris. — Papiers, p. 69

Je traversais le jardin Villemin tous les jours mais je ne les voyais pas. Par moment c’est étrange on est aveugle. On passe à côté ou on est occupé par autre chose (…) Au début, les deux premières années, je faisais des cauchemars, la nuit. Comment ont-ils pu vivre tout cela ? On ne peut pas rester insensibles. Il faudrait être comme les médecins. L’autre jour, j’ai appris un mot en iranien qui veut dire « voir la douleur ». C’est tout à fait ça. Il faut apprendre à voir la douleur. — Papiers, pp. 54 et 59

La langue des sigles

Violaine-Schwartz-Et-pendant-ce-temps-là-les-oies-sauvages-volent.jpgSi la langue retranscrite porte peu de traces d’intervention en terme d’agencement des mots et de vocabulaire, la disposition du texte sur la page, une phrase par paragraphe, a été pensée dans un même souci de respect de l’oralité. En revanche, le travail de montage effectué par Violaine Schwartz entraîne le lecteur dans des considérations qui vont au-delà de la matière du discours en prenant appui sur une réflexion qui déborde du strict cadre constitué par parole. Il y a là bien entendu un effet du doute : les migrants ne disent pas que le vrai. Ce doute demande à être conjuré au nom de la vérité du terrain. Sa révocation est une étape nécessaire, préalable à l’adhésion, qui en appelle à l’éthique du lecteur.

La subtilité du livre apparaît plus encore dans l’articulation des chapitres. Entre les témoignages viennent en effet s’insérer des espaces de transition qui, sous leurs airs joueurs et légers, proposent un contenu graphique qui s’installe en contrepoint des sources orales. Ce sont de courts interludes qui prennent la forme de calligrammes (Et pendant ce temps-là les oies sauvages volent volent volent…), d’une dictée (De Bertold Brecht comme ça se prononce), et d’exercices d’école : traduction, rédaction, logique, philosophie, mathématique, histoire. En préambule, le glossaire avec sa suite inepte d’acronymes (de ADA à ZAPI) se donne presque comme une blague. Ce qui ressort d’entre ces lignes est d’un comique à pleurer : c’est la dimension absurde de cette crise fabriquée de toute pièce par des machines d’Etat. De l’argent jeté par les fenêtres, du temps gaspillé, des dépenses inutiles – des vies mutilées pour… des papiers et encore des papiers et encore des papiers pour faire des papiers, ou refuser de faire des papiers, et ainsi de suite. (p. 201).

De Bertold Brecht comme ça se prononce photo 1

À lire

Papiers, Violaine SCHWARTZ, P.O.L., 2019

Trois femmes puissantes, Marie NDIAYE, 2009

La Supplication, Svetlana ALEXIEVITCH, 1997

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Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma)

« — Être seul, c’est donc être libre ? (…) J’ai senti, là-bas, cette liberté dont vous m’aviez parlé. Mais j’ai senti aussi, dans cette solitude, que vous me manquiez. » — Héloïse (Adèle Haenel)

Portrait de la jeune fille en feu 3

Marianne doit réaliser le portrait d’Héloïse. Celle-ci, ne désirant pas se marier, refuse de poser. Faut-il peindre dans l’insu, regarder sans être vu ? L’histoire, qui se déroule au XVIIIème siècle, montre que le passé n’est pas indemne du temps présent.

L’habit ne fait pas le film

C’est un film que, pour nombre de raisons, on se dit d’avance qu’on va l’aimer. Le titre d’abord, La Fille en feu, promet l’intensité. Le sujet ensuite, enserré dans le Portrait, présente le face à face amoureux entre une femme émancipée et une jeune fille tout juste sortie du couvent. Le lyrisme enfin, énonce l’onctuosité des robes longues, le risque des falaises, les vents inconsidérés, le déferlement des vagues. Du choix de l’île comme décor à celui, radical, inespéré, provocateur, de la maison offerte à tous les possibles, l’arsenal du romantisme, libéré des contraintes historiques, n’appelle pas d’autre lecture que celle a priori dévolue à une expérience intérieure.

Et pourtant, à l’instar de The Piano Lesson et Bright Star de Jane Campion, Wuthering Heights d’Andrea Arnold, ou, à l’autre bout du spectre, La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, œuvres avec lesquelles Le Portrait entretient d’évidentes affinités, le film de Céline Sciamma n’est pas aimable. Comme ses prédécesseurs, mais à sa manière, elle rompt avec les conventions du genre. Lyrisme, romantisme et costumes y sont de la partie sans pour autant constituer un programme. De programme, il y en a bien un, il est politique, il est engagé, il rentre en concurrence avec les codes du film d’époque et du drame. De plus, il y a, dans tous les choix de la mise en scène, son, image, jeu, phrasé des actrices et script, l’assurance d’une âpreté, d’une rudesse, d’une ingratitude délibérée, qui par l’ancrage contemporain qu’elle défend, épaule le refus de faire de ce film un objet séduisant.

Portrait de la jeune fille en feu 4

Souveraineté de la parole

Son positionnement féministe enté sur la critique sociale des assignations liées au genre font de Céline Sciamma une cinéaste engagée depuis le premier opus Naissance des pieuvres, et surtout Tomboy. Sous ce prisme-là, Le Portrait déploie quantités de pistes intéressantes. Ainsi, la quasi absence des hommes à l’image, logique, cohérente, scénaristiquement justifiée. Une ile (déserte), une maison (isolée), pas d’hommes et quelques femmes : tels sont les éléments de l’utopie féministe proposée ici, proposition vécue comme mise à l’épreuve d’un modèle possible, positif, désirable. Ainsi, dans ce huis clos qui n’a rien d’un gynécée mais tout d’un agencement avantageux dans lequel l’homme est relégué à la place du tiers étranger (pas forcément négatif d’ailleurs), la parole joue un rôle central. C’est un des principaux attraits du film que l’intelligence de cette conversation ininterrompue mettant à égalité trois jeunes femmes de niveau social différent. Le mot est d’ailleurs martelé tout au long du film, égalité, premier principe d’émancipation. Céline Sciamma use de ces échanges tantôt comme d’une tribune politique, tantôt comme d’une manière d’ouvrir le propos et de faire dialoguer les formes d’art, option la plus heureuse. Le mythe d’Orphée, la musique et bien entendu le regard de l’artiste (assimilé à celui du poète) sont à la source d’un commentaire incessant. Parfois trop appuyé, cet éclairage verbal ne commet cependant pas l’erreur de doubler l’action, sinuant le long de l’intrigue en se permettant des réserves, des reprises, des digressions, des envolées vers un espace inspirant où la discussion est reine et où les idées, sans cesse réactualisées, semblent se mouvoir librement.

Portrait de la jeune fille en feu 2

Réinvention de l’érotisme

Adossée à cette parole, la bande-son prend une consistance qui ne se laisse pas non plus ignorer. Si le fracas des flots, les sifflements du vent ou le froissement des étoffes assument leur fonction décorative de façon à peine exagérée, il n’en va pas de même avec le son riche, complexe, gluant et trouble, que la couleur émet lorsque sur la palette elle s’écrase et se mélange dans la brosse du pinceau. Non sans une effronterie dont on se réjouit vu le caractère essentiellement prude du film, celle-ci rappelle le bruit que font, au contact des doigts, certains fluides certes moins gras mais tout aussi crémeux que les femmes sécrètent dans leur intimité. Cette trouvaille en matière d’érotisme laisse pourtant regretter que le film s’avère aussi elliptique dans un domaine qui gagnerait à être davantage scruté par des sensibilités et des intelligences diverses. Des artistes et des intellectuelles d’aujourd’hui, on attend qu’elles développent ou inventent un discours et une scénographie de la sexualité qui ne soient pas simplement en rupture avec les codes établis. Ce geste, ce regard neuf devrait pouvoir rivaliser sous un aspect tant relationnel qu’épistémologique, avec la richesse d’un langage. On rêve d’un érotisme intelligent qui serait une intelligence de la sexualité, un outil de connaissance, un régime d’attention comme de partage ou encore, une forme d’expression singulière, personnelle et imaginative. Cette aspiration ne semble pas entièrement absente du travail de Céline Sciamma, mais elle reste à l’état embryonnaire, s’annonçant par flashes avant de se retrancher dans la blancheur immaculée des draps. Si une caresse sous l’aisselle fait advenir une émotion inédite au cinéma, étreintes et baisers sont d’un conformisme absolu. De ce défaut somme toute relatif, il faut tout de même sauver cette séquence bouleversante où l’on voit la jeune fille, vierge encore avant sa première nuit d’amour, prononcer devant son amante plus expérimentée ces paroles magnifiques : Je connais les gestes, j’ai tout imaginé avant que tu ne sois là. C’est non seulement refuser à l’initiée la passivité que d’ordinaire on lui suppose, mais c’est reconnaître à l’imagination sa puissance, qui est celle d’appréhender l’autre dans sa dimension d’inconnu, énigme que l’amour n’a de cesse de mettre à jour. Sans doute, et c’est le principal reproche que l’on pourrait adresser à cette Jeune fille en feu, l’érotisme tout comme l’amour s’y avèrent trop politisés. Vécue comme une manière de s’interdire la volupté du spectateur, sur laquelle plane, il est vrai tant de soupçons, l’intention politique vide amour et érotisme de leur force transformatrice.

Regard de la personne qui regarde et regard de la personne regardée, l’amour demande encore que l’on s’y attarde, puisqu’il conduit et alimente le thème autour duquel le film noue son propos. Ici, ce n’est pas tant le motif, certes primordial, de la réciprocité qui nous intéresse, malgré l’insistance du film sur ce point venant compléter la mise en avant de l’égalité, mais celui du regard comme mode de connaissance et de l’amour comme modalité du regard, donc de l’amour comme mode de connaissance – motif qui renvoie à l’esthétique même du film, aux choix formels qui, au final, le rendent paradoxalement si peu aimable.

Portrait de la jeune fille en feu

Un visage révélé est un visage longuement contemplé

Le fil narratif du portrait est en ce sens bien davantage que prétexte à une trop évidente mise en abime du travail de la cinéaste. Plus profondément, le regard que la jeune femme peintre pose sur son modèle reproduit un cheminement analogue à celui du désir amoureux. Le film dans son dénouement ne commet pas de contresens en affirmant qu’œuvre et sentiment finissent par se confondre, l’un ne pouvant advenir sans l’autre. Sauf exception, un visage ne se donne pas d’emblée à la lecture, encore moins au désir. Un visage révélé est un visage longuement contemplé. L’harmonie des traits, leur agencement toujours provisoire, la grâce qu’ils reçoivent in extremis sur le territoire du tourment est comme une peinture dont la signification émerge lentement et pour un court instant d’un amas de matière informe. Les actrices choisies par Céline Sciamma ne sont pas de ces jeunes femmes dont on peut dire, au premier coup d’œil, qu’elles sont jolies. Comme Kechiche, la cinéaste les cadre de très près forçant l’attention du spectateur sur leur dissymétrie, leurs apparents défauts. Mais là où Kechiche illumine, abuse des chaleurs de la lumière pour flatter courbes et volumes, Céline Sciamma fait le contraire, et d’un éclairage froid creuse des joues autrement pleines, accentue angles, cernes et rides, dans une volonté de vérité qui n’a rien de naturel. Et tandis que la bouche devient chez Kechiche le paradigme de la chair, Sciamma ne cible que les yeux, ces antres de la pensée dont le reste du corps semble s’absenter. La rigueur de ce traitement n’est pas sans intérêt pour une pédagogie du regard. Les visages adviennent et rayonnent dans la lumière qu’ils se renvoient mutuellement. En revanche, cette austérité ôte à l’histoire une grande part de ce qui dirige pourtant les personnages : le désir.

Le discours politique a cet effet ambivalent sur le cinéma. Il le dynamise quand il s’inscrit dans la forme même du film, par exemple quand il s’incarne dans une époque qui n’est pas la sienne et se joue de ce décalage, offrant à l’imaginaire un aujourd’hui à demi-déréalisé, adouci et cependant discutable, contestable, polémique. Il irrite quand il s’insinue au cœur d’un élément d’intrigue pour le parasiter. Ici, c’est la relation amoureuse qui finit par se plier au programme, lequel ne lui confère aucune pertinence supplémentaire. Le risque, c’est que le discours l’emporte sur l’émotion, bien plus encore, sur la sensation.