Ottessa Moshfegh : Mon année de repos et de détente

Jacques Louis David Portrait of a woman in white

Seul l’absurde guérit de l’absurde. En ces temps de repli, arrêtons de nous acharner à imiter la vie. Apprenons qu’il vaut parfois mieux préférer dormir.

Le sommeil, la veille – tout se fondait en un voyage aérien, gris et monotone, à travers les nuages. Je ne parlais plus toute seule dans ma tête. Il n’y avait pas grand-chose à dire. C’est ainsi que j’ai compris que le sommeil avait un effet : je devenais de moins en moins attachée à la vie. Si je continuais comme ça, me disais-je, je finirais par disparaître complètement, puis je réapparaîtrais sous une forme nouvelle. C’était mon espoir. C’était mon rêve. — Ottessa Moshfegh

 

L’ineffable douceur des dormeurs

Le sommeil, on s’y brûlerait les ailes. N’est-ce pas ce que nous enseigne la littérature ? Qu’est devenu le Bartleby de Melville, son grand besoin de repos ramassé dans ces quelques mots : je préférerais ne pas ? Et Oblomov, tableau vivant de la paresse qui, sous la plume de Gontcharov, dut à lui seul supporter toute l’indolence de la Russie féodale ? Bartleby, Oblomov, plus tard Un homme qui dort de Perec : « Tu ne rejettes rien, tu ne refuses rien. Tu as cessé d’avancer, mais c’est que tu n’avançais pas ».

Ottessa MoshfeghUn constat semblable anime Mon année de repos et de détente paru aux États-Unis en 2019. À ceci près que le schème du dormeur se décline cette fois au féminin. Le récit se déroule à New-York entre juin 2000 et septembre de l’année suivante. Mais ce moment crucial que signifie désormais la date du 11/09/01 dans la mémoire collective ne se présente pas comme une preuve tangible de la déraison du monde. La catastrophe qui, dans les autres romans, relève du pressentiment voire, chez Perec, du désir, ne se donne pas avant l’heure, et quand à la fin, l’événement se produit, il est d’une telle violence que ce caractère absolument destructeur lui ôte toute valeur de confirmation. Aucun signe avant-coureur d’un bouleversement ne viendrait, dans le cours du récit, contredire l’hypothèse que la frénésie dont témoignent les New-Yorkais, cette dépense excessive et risquée, n’est pas indissociable d’un mode de vie identifié comme normal, nécessaire et acceptable.

La candidate au sommeil dépeinte par Ottessa Moshfegh, elle, ne se sent ni normale ni nécessaire ni acceptable. Jeune, belle, riche, rentière, ultra-privilégiée, on jugera que les raisons de son mal-être ne sautent pas aux yeux.

Ça a été une période enthousiasmante de ma vie. J’étais emplie d’espoir. Je me sentais sur la voie d’une grande transformation. — Ottessa Moshfegh

Le registre du sarcasme pourrait bien être l’élément décisif qui ferait de Mon année de repos un délice d’ironie si le caractère de douceur signalé dans la famille des dormeurs volontaires ne l’emportait, là encore, sur cette dimension du propos. Faisant corps avec le paradoxe qui la voudrait comblée et malheureuse, la narratrice de ce roman rédigé à la première personne n’envisage pas son envie de sombrer sous l’angle du désespoir. Une mue, le projet pourrait n’être qu’une banale cure de sommeil à visée thérapeutique. La décision s’avère même franchement joyeuse là où, chez Perec notamment, le ton du récit colle davantage à la gravité du sujet.

Des petits bouts de truc

Il va de soi qu’au XXème siècle, on ne se fatigue plus à s’endormir sans avoir recours à tout un arsenal de drogues aux pouvoirs aussi alléchants qu’incertains. Mieux que l’amour, la garantie d’un suivi pharmacologique régulier est à la portée de n’importe quel compte en banque bien approvisionné, et c’est en consultant l’annuaire que la narratrice trouve son Dr Feelgood. Pour la plus grande joie du lecteur, l’esprit de raillerie trouve, en la personne du Dr Tuttle, un hôte à sa mesure. Tant il est vrai qu’un psy idéal devrait se borner à prescrire. À l’image d’un roman qui, contre l’analyse, fait le choix de la loufoquerie, le Dr Tuttle affiche une foi proprement ésotérique dans les puissances occultes de la médecine chimique. À défaut de déontologie, ses discours ne manquent pas de vertu curative.

Il faut vraiment écouter ses instincts. Les gens seraient mille fois plus à l’aise s’ils obéissaient à leurs pulsions plutôt qu’à leur raison. C’est pour cela que les médicaments sont tellement efficaces dans le traitement des maladies mentales – parce qu’ils altèrent notre jugement. N’essayez pas de réfléchir trop — Ottessa Moshfegh

Si elle n’était aussi drôle, le Dr Tuttle serait en tout point terrifiante. De session en session, on lui doit un beau florilège de théories iconoclastes. Sur les questions de santé dont la résolution implique généralement une sagesse de façade sinon des croyances flatteuses, le Dr Tuttle brise tous les tabous. Ici, il n’est pas de difficulté existentielle qui ne se résolve à coup d’ordonnance, l’équilibre se résumant en une formule indiquant quel remède prendre en combinaison de quel autre.

On dit souvent que l’esprit prime sur la matière. Mais qu’est-ce que la matière ? Quand vous l’examinez au microscope, ce ne sont que des petits bouts de truc. Des particules atomiques. Regardez de plus en plus près et au bout du compte, vous ne trouverez rien. Nous sommes principalement de l’espace vide. Nous sommes principalement du rien. — Ottessa Moshfegh

Dans un livre qui en compte peu, le Dr Tuttle trouve naturellement sa place en tant que personnage récurrent. Néanmoins, sur ce modèle hilarant, pathétique et traitre, les fréquentations de la narratrice, quoique caricaturales, ne manquent pas de vérité ni de profondeur humaine. À commencer par Reva, la meilleure (et unique) amie, sorte d’alter ego pauvre que la réussite sociale obsède presque autant que la minceur. L’addiction médicamenteuse de l’une trouvant sa réplique dans l’alcoolisme et la boulimie de l’autre, un concentré de répulsion et d’envie soude ces deux êtres avec un entêtement réciproquement suspect. Reva qui se veut de bon conseil ne tarit pas d’éloges pour la dormeuse qu’elle prétend aimer mais dont elle lorgne la plastique, l’insouciance et l’aisance financière en miroir de sa propre incomplétude. Sur la scène de ce petit théâtre mental, un troisième larron dénommé Trevor joue le rôle de l’ex, trader à la ville et amant en privé, d’un égoïsme sexuel absolu. Comme Reva pour l’amitié, il représente ce que la narratrice a connu de plus proche de l’amour, un simulacre addictif et avilissant.

Un jour, il m’a dit qu’il avait peur de me baiser « trop passionnément », au motif qu’il ne voulait pas me briser le cœur. Je lui ai demandé : « Si tu pouvais avoir seulement des pipes ou seulement de la baise jusqu’à la fin de tes jours, tu choisirais quoi ? – Les pipes. – C’est un peu un truc d’homo, non ? D’être plus intéressé par la bouche que par la chatte ? » Il ne m’avait pas reparlé pendant des semaines. — Ottessa Moshfegh

Est-ce manquer que de dormir ?

Un manque affectif auquel amie et amant ne peuvent pourvoir rencontre son équivalent dans une cellule familiale dysfonctionnelle et lacunaire. Enferrés dans leurs propres problèmes, père et mère furent de leur vivant d’un si faible réconfort pour la narratrice que, survenue peu de temps après leur décès, sa décision d’hiberner ne pouvait entretenir qu’un lien ténu avec l’événement. De même, l’échec somme toute considérable que représente une première expérience professionnelle ratée (dans le milieu de l’art) ne semble pas avoir pesé bien lourd dans son besoin de se soustraire au monde. Aussi cette résolution ne se présente-t-elle pas comme étant la conséquence d’un chagrin récent et identifiable. La solitude du personnage, son absence de talent, de désir, de passion, ne sont pas des attributs d’un quelconque état de tristesse ou de déception. La narratrice ne connaît pas d’émotion violente. Ni les mauvais traitements que lui inflige Trevor ni ceux que Reva retourne contre elle-même ne la bouleversent. À cet égard, somnifères et anxiolytiques ne modifient pas grand-chose à un quotidien décharné, sans attente, sans peine, sans joie.

Cette même absence d’émotions détermine Un homme qui dort. On y voit l’argument qui rapproche ce récit de celui d’Ottessa Moshfegh, un état d’indifférence et de flottement qu’exprime la disparition des connecteurs logiques entre les énoncés. En dehors de ces formes transactionnelles, le monde reflue comme par régurgitations, selon un principe d’inventaires. La narratrice de Mon année de repos et de détente trouve un certain apaisement dans cette gymnastique mentale : Compte les étoiles. Compte les Mercedes. Compte les présidents américains… J’ai compté les capitales. J’ai compté les différentes espèces de fleurs. J’ai compté les nuances de bleu. Céruléen. Pétrole. Electrique. Sarcelle. Tiffany. Egyptien. Persan. Oxford. Des informations, c’est tout ce qui demeure quand tarde l’endormissement et que rien n’emporte l’âme – et quelle âme d’ailleurs… ? Les informations sans les sentiments, c’est le comble de l’absurde :

Je ne pouvais pas supporter la télévision. Surtout au début, la télé éveillait trop de choses en moi, alors je m’excitais sur la télécommande, je zappais, je ricanais de tout, je m’agitais. C’en était trop. Les seules informations que je lisais encore étaient les titres racoleurs des quotidiens locaux, à la bodega. J’y jetais un bref coup d’œil quand je payais mes cafés. Bush affrontait Gore dans la course à la présidence. Une personnalité importante mourait, un enfant était kidnappé, un sénateur volait de l’argent, un célèbre sportif trompait sa femme enceinte. Il se passait bien des choses à New-York – il s’en passe toujours – mais rien ne m’affectait. C’était toute la beauté du sommeil – la réalité se détachait et se manifestait dans mon cerveau aussi fortuitement qu’un film ou qu’un rêve. Il m’était facile d’être indifférente aux choses qui ne me concernaient pas. Les employés du métro se mettaient en grève. Un cyclone arrivait, s’en allait. Aucune importance. Des extraterrestres auraient pu nous envahir, des sauterelles déferler, je l’aurais remarqué, mais je ne m’en serais pas inquiétée. — Ottessa Moshfegh

On comprend aussitôt que le comble de l’absurde, c’est plutôt l’information elle-même, le monde rempli à ras-bord de données disparates, sur lesquelles personne n’agit. Que font ceux qui ne dorment pas ? Que fait Trevor avec les cours de la Bourse ? Que fait Reva ? À bien des égards, trading, alcoolisme et boulimie opèrent en métaphores exactes de façons d’agir qui donnent l’impression d’être affairé. On gagne, on perd, on ingurgite, on vomit, on s’enivre, on déprime – les doses sont énormes –. Au travers de ces individualités blessées et blessantes, ce que Perec et Ottessa Moshvegh démontent n’est donc rien d’autre que la grande mécanique de désaffection qui ronge le cœur du capitalisme, ce grand vide existentiel masqué comme une menace par une prolifération de choses, de paroles, de gestes antagonistes et solitaires.

« Ton regard dans le miroir fêlé »

La beauté du sommeil c’est qu’il y a une vie dans le rêve, un retournement positif à la faveur duquel le somnambulisme prend les proportions d’une aventure intérieure. Le dormeur pense, le dormeur agit. Cette activité inconsciente laisse des traces, des résidus d’intensité qui, déposés dans la mémoire du rêveur, manœuvrent son retour vers le réel.

Le piège, cette illusion dangereuse d’être infranchissable, de n’offrir aucune prise au monde, de glisser, intouchable, yeux ouverts… — Georges Perec

Le dormeur n’est pas tant à l’abri qu’il croyait l’être dès lors que rêvant, il ressent. De s’être déshabitué de la vie courante, les contraintes et conventions du quotidien ne lui semblent que plus odieuses au réveil. Dès qu’il ouvre les yeux, la lumière du jour le brûle, n’est-ce pas à raison ? Dans ce qui s’impose avec violence, la violence n’est-elle pas l’indice du réel ? Sans doute la dormeuse new-yorkaise croit-elle encore qu’au terme de son hibernation, elle se sentira mieux. Pas un instant toutefois ne va-t-elle imaginer que le monde lui sera devenu hospitalier. D’une part, elle-même ne fait rien pour changer les choses, d’autre part, ce sentiment d’impuissance est précisément à l’origine de son besoin d’une coupure. Elle aura changé : elle se sera séparée, différenciée du monde.

Passivité coupable ? Il est intéressant sur ce point d’entendre le commentaire d’Ottessa Moshvegh sur son héroïne. Sensible aux critiques soulevées par Eileen, personnage d’une laideur et d’une ingratitude peu communes et figure centrale d’un premier roman éponyme, l’autrice souhaitait, par la beauté octroyée à la narratrice de Mon année de repos, démontrer qu’il n’en fallait pas davantage pour que l’inacceptable échappe aux jugements. « Une personne si belle peut se permettre de ne montrer aucune émotion, de rester sans affect », ajoute-t-elle, tandis que le caractère antipathique et les tristes manies de sa dormeuse n’éveillent chez le lecteur, à l’instar de Reva, qu’une sombre envie d’aligner sa conduite sur la sienne. Bien entendu, Ottessa Moshfegh n’est pas dupe de ce stratagème. La beauté dresse un écran de neutralité tout juste bon à ouvrir un personnage, à le rendre accessible. Ce n’est pas son éclat qui emporte notre adhésion, son apparence physique ne nous touche pas, pas plus en tous cas que celle des mannequins à laquelle renvoie son image. Bien davantage donnons-nous raison à la noirceur qu’elle recouvre, au refus blême de continuer, de jouer le jeu de toutes les prérogatives de classe, de jeunesse et de supériorité physique. Le sommeil, cette nuit où le désir retrouve sa grandeur, ce couloir de transformation, cet antre aux métamorphoses, vaut bien qu’on lui sacrifie du temps et toutes les prétendues richesses du monde. Dans le sommeil, le corps s’oublie, se perd, se dédouble…

Tu ne bouges pas, tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie, un double fantomatique et méticuleux fait, peut-être à ta place, un à un, les gestes que tu ne fais plus. Il se lève, se lave, se rase, se vit, s’en va. — Georges Perec

Le dormeur se mue en rêveur. Cette créature onirique échappée du sommeil qu’est l’Autre, le Double, se distingue absolument des autres. L’Autre n’a pas de corps, c’est-à-dire, de corps mondain, il est le négatif, le spectre, la sombre silhouette critique. Cependant, c’est à partir de ce dédoublement qui est une déchirure, que la vie peut reprendre autrement. L’avantage humanitaire que représente le fantôme pour le monde surpeuplé est qu’il glisse sur les choses sans les abîmer. Chez Perec, c’est un observateur, amer mais détaché. Il sort la nuit, s’installe dans des cinémas, observe les gens, n’interfère pas, se tient à distance. Quant à la dormeuse new-yorkaise, outre sa cinéphilie, les frasques qui signalent le passage de son Autre sont étonnamment empathiques et bienveillantes. Cependant, de même que son idole de fiction, Whoopi Goldberg, actrice noire connue, dans le courant des années 1990, pour les singularités d’un jeu dont le comique n’aura été qu’un enduit de surface, un leurre dissimulant des qualités d’ironie plus subtiles et obscures, il se pourrait que sommeil et fiction, en dépouillant le réel de tous ses déguisements, ne le rendent, sinon moins attrayant, plus radicalement inacceptable.

Ton rêve sait mieux que toi-même comment habiter le monde nous disent ces romans, l’imaginaire est une conviction subversive. Face à lui, le concret perd de son lustre, rendu trivial par la laideur des désirs qu’il accroche. Au terme de son année de repos et de détente, la narratrice, venue à bout de son propre vide intérieur, s’attaque à ce qui l’encombre au-dehors. D’un mouvement plein d’assurance et de vitalité, elle se débarrasse de toutes ses affaires, vêtements de marque, bijoux, mobilier coûteux, maison à la campagne, liquidation de l’héritage familial. Un après-midi du mois de septembre, elle rend une visite au Met, le fameux musée d’art new-yorkais. « Je crois que je voulais voir ce que les autres gens avaient fait de leur vie. » Eût-elle été en quête d’une révélation, elle ne sera pas déçue. L’œuvre d’art, comme le reste, n’est qu’une chose dans un cadre. Une illusion, celle d’un « temps contenu, retenu prisonnier ». Liquidation de l’héritage culturel et fin des inventaires : dans cet espace retrouvé, non pas en dépit du vide, mais grâce au vide, le sentiment revient.


image de bannière : Portrait d’une jeune fille en blanc, peinture anonyme du XVIIIe siècle
(peintre du cercle de Jacques-Louis David), repris en couverture du livre d’Ottessa Moshfegh


Moshfegh - Mon annee de repos et de detente - couverture editions Fayard.jpg

Mon année de repos et de détente, Ottessa Moshfegh, traduit de l’anglais par Clément Baude, Fayard, 2019

Un homme qui dort, Georges Perec, Gallimard, 1967

Oblomov, Ivan Gontcharov, Gallimard, 1859

Bartleby le scribe, Herman Melville, Gallimard, 1853

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– je te laisse –

Un voile noir fut ma paupière  (Esther Tellermann)

Hans Bellmer - détail

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En hâte la nuit répond l’absence

À l’orée de ce monde je te laisse

Qui tant que tu existes te possède

Comme si de l’avoir nommé décrit décrété

Irrésolu de curiosité d’envie d’avidité

Il n’était plus que de mon invention

Dois-je entendre dois-je attendre

Je ne sais quoi d’inerte rien ne se crée

Le désarroi cette soustraction vive

Plaie de temps dans la mémoire

Devient de surseoir sinon de parfaire

D’une main amante l’inéluctable

Essartant ce peu de jour dont l’échancrure

Trompe l’éclat qu’elle découvre

S’entendant dire que s’entendre hélas

N’est pas au-devant dans le volubile

Ni dans l’inverse

Dès lors que ne se prendra plus

Le risque de la promesse

Plutôt attendre s’imagine l’achèvement

Est de séparer ce qui lie malgré

La clôture du présent son intensité fragile

Contradictoire trouve demeure à sa mesure

Hors d’elle la nuit répond le désespoir.

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Marcher pour s’enfoncer : Sans toit ni loi (Agnès Varda, 1985)

Sous l’œil documentaire d’Agnès Varda, la très jeune Sandrine Bonnaire devient Mona, force de refus et personnification errante d’une liberté impossible à vivre.

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Je te propose de jouer un personnage qui ne dit jamais merci, qui dit merde à tout le monde et qui sent mauvais. — Agnès Varda

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Mona : prénom dérivé du grec monos : seul.

La solitude de Mona est absolue, c’est pourquoi elle ne peut que marcher. Tout lieu est un être, un paysage, une situation, tout arrêt une rencontre, c’est-à-dire, la possibilité d’un attachement. Or, l’idée même d’un attachement contrarie celle de la liberté érigée en valeur unique. L’errance est un tout qui ne coïncide pas avec ses parties, un parcours sans rapport avec la somme des points tracés sur une carte lequel attesterait l’éventualité d’un avenir et la reconnaissance d’un passé. Mona circule au hasard et ne se conjugue qu’au présent, bloc d’être compact, infissurable et adverse. Elle ne justifie pas ses actions, ne s’excuse pas et ne demande rien, ne se fend d’aucune explication. Le mystère qu’elle incarne pourrait être total sans ces airs de saleté, de puanteur et de hargne qui la désignent aussitôt comme marginale. Clocharde : étiquette chargée.

Elle est passée comme un coup de vent : pas de projet, pas de but, pas de désir, pas d’envie. On a essayé de lui proposer des choses : rien. Rien envie de faire. C’est pas l’errance c’est l’erreur. Elle est inutile, et en prouvant qu’elle est inutile, elle fait le jeu d’un système qu’elle refuse. — Sylvain, philosophe et berger

L’enjeu du film se dessine aussitôt : l’énigme que figure Mona ne prêtera pas le flanc à l’iconisation. Ce n’est pas une image qu’il s’agirait de scruter, de rationaliser, c’est un corps et dans son allure, le rythme pesant de son pas, dans son maintien et ses gestes brusques, il faut sentir, éprouver. Jusque dans sa façon de mal dire ou de dire à moitié, le fil narratif taiseux et comportementaliste n’entame pas l’irréductibilité d’une attitude qui résiste à l’empathie autant qu’à la mise en récit. La sophistication de la forme travaille cet effet-là prenant Mona par le revers, ce dehors revêche qui est la seule part d’elle-même dont elle se montre généreuse. Son caractère ingrat, la reconstitution post-mortem en quoi consiste Sans toit ni loi ne l’expose qu’en rendant compte des manières suffocantes du monde qui lui fait face, ce cadre réfractaire, qui blesse et qu’à son tour elle blesse, seul élément de style à même de rendre justice à l’hostilité qui habite la jeune femme. Glacial, opaque, buté : le film ne prétend pas compenser par un lyrisme de surplomb ce à quoi son personnage se refuse. Le procédé du témoignage aboutit à ce que le moindre regard ou discours sur elle soit annulé. Si rien ne peut atteindre Mona vivante, qu’est-ce qui pourrait atteindre son cadavre ? Et cependant, dans ce face à face entre le monde et Mona, ce qui se joue est moins un phénomène d’opposition que de dédoublement. Mona pue ? Le monde pue. Mona est sale ? Le monde aussi. Mona emmerde ? On l’emmerde en retour. Dégoût, noirceur, égoïsme, ingratitude, c’est donnant donnant. Du vice de la terre originelle à sa détestable progéniture, il n’y en a pas une pour sauver l’autre. La marche n’est pas un mouvement dialectique ; fuite en avant peut-être, c’est surtout un enfoncement, jusqu’à la chute dans un fossé.

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La fonction du travelling

L’œil de la photographe se décèle dans la précision de pensée que manifeste chaque plan. Visages, paysages, objets : il n’est pas d’élément dans le visible que ne retranche un cadrage signifiant. Ce travail de découpe, les 12 travellings qui ponctuent le récit en sont un prolongement à peine cinématographié, en ce sens qu’ils mettent en scène la marche, qu’ils l’arrêtent plutôt que de l’accompagner. Voici comment la réalisatrice décrit le procédé :

Je savais qu’il y aurait de la musique quand Mona marche, et seulement quand elle marche. Les 12 travellings, ces 12 mouvements, de droite à gauche, où elle est seule, où elle marche, j’ai appelé ça la grande série. Ces travellings ont quelque chose de spécial à l’image. Par exemple à la fin d’un long mouvement, on dépasse Sandrine et la caméra s’arrête sur un outil agricole. Et le travelling suivant qui est quelquefois 5 minutes après, ou 6 minutes après, commence par un outil agricole et se termine, par exemple, sur une grille. J’imaginais qu’il y avait peut-être une mémoire de l’œil, une sorte de persistance rétinienne qui aurait fait que les gens auraient senti, ou peut-être ressenti, ou peut-être deviné, qu’il y avait un rapport entre les travellings. Finir avec une cabine téléphonique, et le suivant commence avec une cabine téléphonique. En groupant tous les travellings les uns après les autres, on voit de façon évidente les raccords image, et cette intention que j’avais d’accrocher les travellings à distance, façon de dire que Mona elle-même marche de façon continue. Elle est interrompue dans sa marche par des rencontres, mais au fond il y a une seule chose qu’on peut dire : Mona marche vers sa mort sur une musique de la Vita. — Agnès Varda

Cadrée de la sorte, presque cloisonnée, la marche s’éprouve convulsivement, vaine translation à l’horizontale. D’ailleurs on sent bien que Mona n’avance pas, que ce qui l’intéresse n’est pas d’aller vers un but, de progresser, mais d’arpenter le refus qu’elle a fait sien et auquel elle prête le nom de liberté, acte de rébellion qui débouche sur un dehors insondable et arbitraire.

Rouge

L’usage récurrent du rouge en couleur de contraste (contre le gris du monde et de la crasse) ajoute à cette désespérance une note de cruauté. Une passante, de la peinture qu’on prend pour une tache de sang, des panneaux de signalisation routière, une serviette éponge, des ongles laqués, une veste, le revers d’une paire de bottes et, bien entendu, les peaux abimées par le froid et le manque de soins, sont les indices d’une palpitation qui nargue inutilement la morosité ambiante, cette poisse qui embrume les esprits et pèse si lourd sur les épaules. Rien à faire : dans cette histoire le symbolique n’affecte aucune ambiguïté et le rouge assène sa violence d’infection tandis que le feu ravage. Couleur et ardeur s’entendent à se manifester sous un jour unanimement néfaste.

Une fiction empruntant la texture du documentaire.

Les témoins que convoque le film ne sont pas des acteurs. Ils viennent à l’image comme ils sont dans la vie, dans leur environnement propre, dans leurs habits personnels, dans leurs occupations ordinaires. Les informations relatives au chancre du platane, fléau qui, à l’époque du tournage et aujourd’hui encore, mobilise tout le Midi de la France, entrainant l’abattage massif de ces arbres, ne s’invitent dans le récit que pour ajouter une épaisseur de réel dans une fiction qui au fond, n’en est pas vraiment une. En effet, dans l’élaboration du personnage, intervient un travail d’enquête de terrain. Agnès Varda part sillonner les routes de l’Hérault et du Gard, elle s’invite sur les lieux du sans-abrisme (qui, à l’époque, ne porte pas ce nom-là), les squats, les halls de gare, les friches. Elle interroge, écoute, rencontre, et si, à l’époque, les femmes se font rares sur la route, Mona vient au jour par assemblage autant que par soustraction.

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Contre les hommes

Il est un point où ce travail de documentation aux allures de quête humaine prend le spectateur actuel au dépourvu, c’est dans la représentation du genre masculin : les hommes que croise Mona ressemblent à des caricatures. De ce pitoyable contingent ne filtre pas la moindre note d’espoir, comme si nulle part ne devait se trouver une alternative à la figure du mâle oppressif et libidineux dont la trivialité à l’endroit des femmes, bourgeoises ou clochardes, maîtresses ou servantes, se retrouve partout souillant la société dans son ensemble sans distinction de classes. Qu’une femme en situation d’errance constitue une proie est une évidence que le film ne prend pas garde d’interroger. Les hommes sont des ennemis, on s’arrête à ce constat, les libres, les exploités, les mariés, les vieux, les beaux, les laids, les canailles, les universitaires, les patrons : ils dominent, déçoivent, agressent, abusent. Pire : une âme charitable n’est qu’un lâche en sursis. En vain guetterait-on sur la ligne prolixe de la route la silhouette d’un être désintéressé . Pour infléchir le portrait à charge, les actes de générosité ou de compassion tardent à venir, lesquels, loin de nuancer l’image exacte de la dureté dont Mona fait son ordinaire, lui retirent un peu plus de cette substance qui lui fait déjà férocement défaut. Bien malin qui saura départager, au sein de cette galerie d’ombres grotesques, ce qui, d’une part, tient de la mise au jour d’un inconscient collectif dont on commence seulement aujourd’hui à entendre l’obscénité ; ce qui, d’autre part, relève d’une dépiction délibérément noircie du sexe dit fort ; et ce qui, enfin, rend compte de deux réalités croisées, celle d’une époque encore franchement misogyne, et celle d’un statut de marginalité notoirement défavorable aux femmes.

Moi, ça m’a fait chié d’être secrétaire. J’ai quitté tous les petits chefs de bureau alors c’est pas pour en retrouver un à la campagne. — Mona

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La funèbre marche de Mona

La force de Mona, et cette idée de la liberté qui lui tient au ventre, insultent les diktats que la société impose aux femmes. La clocharde pue, elle est sale, pas souriante, pas aimable, pas aimante, pas liante, pas causante : elle dit merde et c’est tout. Un corps féminin qui résiste aux assignations et aux regards défie l’ordre établi, il s’expose aussi à un redoublement de violence. À ce personnage qui, affirme-t-elle, ne lui ressemble en rien, Sandrine Bonnaire, 17 ans et demi à l’époque du tournage, offre une brusquerie et une agressivité qui sont comme la crudité d’une attitude raclée des tréfonds de son être, dont s’exhument, par un beau paradoxe, une grâce sourde et les contours d’un visage à la fois sauvage et juvénile.

Mona, on peut imaginer que la mort vient la surprendre en la faisant trébucher un jour d’hiver humide et glacial, on peut penser que, croyant continuer à marcher comme à vivre, elle ne s’attend pas à tomber, la pauvre. Mais à un être de cette trempe, la chute et le froid n’arrivent pas par accident, ils ne représentent pas le revers d’une vitalité affranchie, ils n’en sont même pas sa mise en échec. La volonté d’être absolument libre enrôle un désir mortifère qui, à terme, conduit à la destruction. À rebours – le film commence par la fin -, Mona dans son destin de solitude aura eu raison : sa mort ne profite à personne.


Sans toit ni loi, Agnès Varda, 1985

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