« Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait », un film d’Emmanuel Mouret

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« Plutôt que d’amour, parlons de sentiments. » En portant ce point de vue à la connaissance de Daphné, la compagne de son cousin venue l’accueillir en l’absence de ce dernier, Maxime ne songe qu’à sa propre vie affective et à celle de ses amis. Il est loin, alors, de se douter que cet aveu parviendra à l’oreille de la jeune femme sous la forme d’une tendre prédiction. L’amante qui se pensait fidèle ira donc elle aussi rejoindre la cohorte des polyamoureux qui s’ignorent. De cette prévalence du pluriel dans les affaires de cœur, Emmanuel Mouret nous dresse un Banquet de son cru dans un savoureux chassé-croisé où – belle ironie – le désir a rarement le dernier mot.

L’amour s’arrête au bord des lèvres. Passé le seuil du premier baiser, le désir manque soudain d’imagination.

À peine se sont-ils rencontrés que Daphné et Maxime n’ont eu qu’un seul désir, celui de se raconter leurs déboires amoureux. Enceinte de trois mois, la jeune femme se morfond à la campagne. En l’absence du père de son futur enfant, elle ne se fait pas prier pour servir de guide au cousin de ce dernier, aiguillonnée qu’elle est par la double réputation qui précède le jeune homme, d’aspirant écrivain et d’amoureux éconduit .

Du temps devant soi mais pas trop, des jolies personnes dans des jolis décors, un doux soleil de printemps : il n’est pas de situation plus propice aux confidences ni de terrain plus favorable à l’aventure. Car s’il se trame bien des choses dans une conversation que les interlocuteurs eux-mêmes ignorent, ou feignent d’ignorer (par politesse, par intérêt ou par esprit de réserve), il s’agit d’un principe fécond dont Emmanuel Mouret se fait un plaisir d’user comme d’un ferment pour une trame d’actions presque purement verbales. Ce regard plein de malice dédié au langage dans son rapport à la chose amoureuse, on dit à juste titre qu’il doit beaucoup à Rohmer. Reconduit à une certaine forme de théâtralité consciente, le cinéma peut s’exprimer avec sérieux sous une verve ludique qui relativise la gravité éventuelle de ses sujets. Une telle tactique produit des films dont le charme semble émaner tant du jeu des acteurs que d’un montage de scènes vif et rythmé.

Long de quatre jours, le tête-à-tête bucolique, au terme duquel Daphné et Maxime n’auront plus de secrets l’un pour l’autre, advient dans le plus strict respect de la tradition du récit à tiroirs. Par l’entremise de ce couple qui n’en est pas un, une aimable causerie se mue en bal d’intrigues. Celui-ci embrasse une bonne dizaine de personnages.

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Niels Schneider, Jenna Thiam et Guillaume Gouix

Les ritournelles de l’amour

Ils ont beau faire, tous autant qu’ils sont, les Louise, Sandra, Victoire, François, Gaspard, Stéphane et les autres, la carte du tendre ne cesse de leur tomber des mains. Mains qu’ils ont, de toute évidence, plus émues que baladeuses. En guise de consolation, et comme pour nous assurer que personne n’est dupe de la banalité de ce que vivent ces personnages, un piano espiègle s’emploie à rejouer dans leur dos les airs les plus connus du répertoire romantique, Chopin, Tchaïkovski, Schubert, Puccini, mais aussi Debussy et Satie. Est-il seulement possible d’innover lorsqu’on obéit aux lois de l’attraction ?

Innover, de toute façon Emmanuel Mouret ne prétend pas le faire, lui qui rechigne à se montrer le contemporain de son époque. En cela, malgré des préoccupations communes, il prend résolument ses distances vis-à-vis d’un cinéma sensible aux tendances actuelles et à ce qui, dans notre quotidien, constitue des micro-révolutions ou des remises en cause des normes du passé. Pour prendre un exemple récent, le film Chambre 212 de Christophe Honoré se révèle assez proche des Choses qu’on dit sur un plan thématique, confrontant la notion de fidélité à la multiplicité des liens qui se tissent au cours d’une existence. Pour en délibérer, le cinéaste convoque une galerie de caractères à la fois tragiques et drôles, dotés d’une force dionysiaque où s’exprime un optimisme cru, un entêtement joyeux jusque dans la honte et la souffrance. Sans sacrifier à la complexité des relations humaines, Emmanuel Mouret ne parvient toutefois pas à arracher ses personnages d’un schéma hétérosexuel centré sur le couple, défini de préférence par les liens du mariage ou de la cohabitation.

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Niels Schneider et Camélia Jordana

Passé ce constat, Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait peut bien être porteur d’un fatalisme moral un peu triste, sur un mode plus intellectuel, le film n’en est pas moins exempt de joie et d’invention. Ainsi, le divorce entre les actes et le discours, sur lequel insiste le titre, loin de diviser le plaisir, le double en séparant ses sources. Cette jouissance par la parole compte bien quelques adeptes dans le cinéma actuel, Desplechin et Honoré en tête, nous venons de le voir. Mais les maîtres de Mouret appartiennent résolument au passé : Diderot (convoqué dans Mademoiselle de Joncquières), et Rohmer encore, dont le dispositif conversationnel se voit ici démultiplié en une polyphonie plus joueuse que philosophique. Si peu moderne qu’il paraisse (ou intemporel, c’est comme on veut), détaché des questions matérielles, le cinéma de Mouret ne se fait pas pour autant l’écho d’un jugement social tel qu’il s’illustre avec une cruauté sournoise dans les Liaisons dangereuses. D’une éventuelle affinité avec un Choderlos de Laclos ne subsiste dès lors que l’attrait pour une langue toute puissante, un verbe capable de faire et de se faire jouir, quand bien même il rencontrerait là sa limite – et sa triste fin. L’amour dirait-on, chez les uns comme les autres, s’arrête au bord des lèvres. Passé le seuil du baiser, le désir manque soudain d’imagination. Personne n’ira jusqu’à se l’avouer, mais c’est là chez Mouret le début de l’ennui, quand la relation bascule dans le charnel. Le désir de l’autre se tend de fils narratifs disséminés dans un être qui n’en a pas toujours conscience, et lorsque ceux-ci deviennent inactifs, qu’ils radotent ou déçoivent, le désir se trouve un nouvel objet. Vieille histoire.

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La sobriété des décors, intérieurs comme extérieurs, déterminés par des tons crème sur lesquels la couleur ne se pose jamais au hasard (une ceinture d’un rouge indiscret pour Louise / Émilie Dequenne) et le jeu en demi-teinte des acteurs (magnifique Camélia Jordana, dans un contre-emploi qui lui va bien) soulignent cette recherche d’un classicisme où tout peut se dire avec mesure et délicatesse. Sans doute le drame n’a-t-il pas lieu d’être lorsqu’on pense que rien jamais ne changera. Le réalisateur préfère s’attarder sur les raisons et les contradictions de chacun, épousant tour à tour les revirements de ses protagonistes comme si à chaque fois c’était pour de bon. Certes, l’Amour ne résiste pas aux «choses » (qu’on dit, qu’on fait), mais pourquoi faudrait-il leur en sacrifier la délicieuse illusion ? Dans ce film, la voie du libertinage demeure invisible, et s’il elle devait apparaître, elle ferait probablement horreur à ceux qui, pour l’emprunter, ne devraient toutefois pas trop modifier leur manière d’être. Ce cynisme-là n’est pas du ressort des protagonistes de Mouret. C’est donc au prix d’une grande peine, qui est de se décevoir sans cesse, qu’ils restent fidèles à leurs chemins de désir. « En amour, nous dit-on, il n’y a pas de règle ». Et cette sagesse est bien la seule que délivre un film pourtant moins enclin à l’insouciance qu’à la mélancolie.


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États de corps : « Si c’était de l’amour » de Patric Chiha

Les corps qui intègrent la distorsion des images souffrent et se confondent.

Il existe bien des manières d’enregistrer un travail de création. Dans leur tentative d’approche, les points de vue les plus aventureux se passent de documenter ce mystère. De fait, pénétrer la scène jusqu’au souffle, jusqu’à la peau, jusqu’à la pensée que sous-tend chaque geste est moins le fait d’une caméra que celui d’un regard. Et d’ailleurs, qu’est-ce que le cinéma aurait à offrir au spectacle vivant ? Rien sans doute, du moins en retour, puisque le spectacle vivant donne beaucoup lui, au cinéma. Dès lors pour Patric Chiha, filmer « Crowd », pièce de son amie chorégraphe Gisèle Vienne, revient à faire œuvre de spectateur. C’est-à-dire : rêver.

Si c'était de l'amour1

Le cinéma a le pouvoir de desserrer tout ce que l’image fige. Ce qui rend la danse réfractaire à toute tentative de capture découle autant de son intensité persuasive que de ce que s’y dérobe toujours dans la fugacité d’un instant, le sens fortuit d’un geste ou l’inconséquence d’une rencontre. Ces dimensions de fuite qui en sont l’ouverture fondent l’argument de Crowd, pièce à la fois très située et très allégorique évoquant une fête improvisée, une rave comme il s’en produisait un peu partout dans les années 1990. En ce lieu comme en représentation, la danse concentre la totalité de l’être dans un corps, corps qui n’est pas moins individuel que collectif. Sous l’ardeur brutale des musiques électro et des flashes, la nuit dont procède l’événement lève un territoire où la violence se veut cathartique et où l’extase, enchaînée au sida, conduit à la mort.

Dans une chorégraphie de Gisèle Vienne, l’énergie tient à ce riche paradoxe que déploie un montage d’improvisations dans une dramaturgie élaborée sur la texture même du réel. C’était déjà ainsi que procédait Pina Bausch. Pas à pas, le spectacle se construit par prélèvements subtils de gestes. Les personnages sont écrits, ils existent en biographie, pour Crowd ce sont des textes imaginés par Denis Cooper et Gisèle Vienne. Aux danseurs ensuite de prêter chair et mouvement à ces lignes de vie, que la rave se chargera d’entrechoquer. Les corps se cherchent, des attitudes émergent, matériau dont se saisit un imaginaire plus enclin aux distorsions qu’à la poursuite du naturel. Il en résulte une création trouble, à la fois très maîtrisée et très aléatoire dans son principe.

D’où vient la danse

Le trouble, c’est ce qui conduit Patric Chiha dans son propre geste de cinéaste. Sa filmographie borderline en témoigne avec force. Désireux de le maintenir, voire de l’accentuer, il accorde, à ceux qui le projettent, ces corps de fiction que sont les danseurs, une chance de s’en emparer à leur tour, de le retourner sur (ou contre ?) eux-mêmes. Si c’était de l’amour devient alors à Crowd ce qu’une surface liquide est au paysage : une imprégnation ivre.

Complices dans leurs démarches respectives, le film et la pièce se jouent de la réciprocité des rapports entre l’art et la vie, la fiction et le réel, dès lors qu’ils s’inspirent mutuellement et s’augmentent de leur contiguïté. Cette idée d’une scénographie réceptive, qui, plutôt que de donner de la vraisemblance à une fiction, se propose d’accueillir ce qui, dans le réel, s’en émancipe, s’imagine et se fantasme, c’est, semble-t-il, Toute une nuit, un film de Chantal Akerman, qui l’aurait inspiré tant à Gisèle Vienne qu’à Patric Chiha. Le titre est explicite : Si c’était de l’amour ne s’arrête sur la forme théâtrale que pour sonder ce qui se trame à l’intérieur du temps que la représentation condense. Il s’agit de sentir de quelle émotion, de quel état de corps provient la danse, et avant elle la musique, et de laisser infuser cet ailleurs dont elles sont toutes deux dépositaires.

La tristesse, les frissons la peur, le rire la joie.

Malgré une structure limpide, le film présente des contours mouvants qui ne trahissent pas immédiatement leur jeu. En apparence, il s’agit d’une alternance assez classique d’extraits de spectacles (filmés tout au long de la tournée, dans diverses salles) que viennent interrompre des interventions de la chorégraphe. À ces travaux physiques menés à la rondeur du souffle et au rythme inflexible de la musique électro sont suspendus, comme du linge mis à sécher sur une corde, la parole des danseurs. C’est à cet endroit précisément que le trait se brouille. Serait-ce la trivialité de ce type de discours dont le caractère intime n’a rien qui ne déroge à la plus ordinaire des litanies amoureuses ? Le fait est qu’on ne sait jamais, du personnage ou de son interprète, qui parle. Il pourrait donc ne s’agir que d’un prologue à la danse, un aperçu de ce que le danseur imagine dans la peau de son rôle.

Ces apartés, même feints, même constitutifs du spectacle, font retomber la danse, l’effilochent, la dé-posent. De ce détour par les coulisses, les corps ressortent comme froissés. Par un effet de mise en abîme, l’approfondissement ou l’invention d’un tel espace intermédiaire mettent également en évidence ce qui s’opère au cœur de la forme dansée, au prix de quoi la prose affective se métamorphose en poème gestuel. A moins que, en inversant la proposition, l’émotion ne soit pas un état d’âme mais un état du corps. Selon William James – cité par le cinéaste avec un demi-sourire –, le geste est déterminant. Ce sont les larmes qui fondent la tristesse, les frissons la peur, le rire la joie. Les changements corporels suivent immédiatement la perception du fait excitant, et le sentiment que nous avons de ces changements à mesure qu’ils se produisent, c’est l’émotion. Quelle émotion, se demande-t-on alors, peut-il bien naître d’un geste empêché ?

Impossible baiser

Dans la pièce, un dispositif imaginaire s’impose aux corps pour les transformer en substrats involontaires d’effets cinématographiques. Les mouvements sont ralentis, saccadés, altérés, répondant à un mimétisme technologique cruel et désespérant. Il y a une vérité connue dans ce procédé, celle que les corps ayant intégré la distorsion des images souffrent et se ressemblent. Un baiser impossible, retenu à la dernière seconde, se confond dans sa manifestation contrariée à l’esquive d’une offense. Ce stratagème féroce n’est pas sans nous rappeler que Gisèle Vienne a débuté comme marionnettiste. Et si ce traitement – très spectaculaire, il faut le dire – donne raison au « sentiment physique » que postule William James, c’est que, dans le naturel dénaturé des danseurs, dans leurs gestes entravés, étirés, rompus, soumis à une grâce esseulée, nous mesurons sans peine à quelle famine émotionnelle se plient quotidiennement nos propres corps contraints.