« Cunningham », une expérience visuelle totale.

Ce portrait 3D du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2009) plonge dans le vif de la création. Preuve que la cinégénie de la danse n’occulte pas nécessairement la pensée qui l’anime.

Summerspace (1958)

Je ne considère pas que la danse renvoie à une humeur ou à un sentiment, pas plus, en un sens, qu’elle n’exprimerait la musique. La danse ne se rapporte à rien, elle est ce qu’elle est : une expérience visuelle totale.

— Merce Cunningham

L’espace est action

D’origine russe, Alla Kovgan a fait de la représentation de la danse à l’écran sa spécialité. Une pratique volontiers itinérante montre qu’il ne s’agit pas pour elle de créer des images secondaires mais que le film recèle une densité équivalente à ce qui se passe sur scène. Considérés sous l’angle de leur potentiel d’actions, les lieux font de l’espace la dimension où un tel transfert peut advenir. Une chaise, une ville ou un écran présument le fait de s’asseoir, de se lever, de tomber, d’apparaître… Suivant cette théorie d’un espace activé et signifiant, la réalisatrice parvient à ressusciter des pans entiers de l’art scénique de Cunningham en produisant des performances au travers desquelles le travail du chorégraphe transparaît comme en temps réel.

Le Wesbeth Center, building new-yorkais qui abritait le studio de la Compagnie fondée par le chorégraphe (MCC) devient le plateau d’une pièce centrée sur un mouvement de chute (Winterbranch, 1964).

Un tunnel en Allemagne, un parking à Cologne, une salle de bal dans un palais… exécutées par les danseurs historiques de la compagnie, ce sont en tout 14 extraits que choisit et remonte Alla Kovgan, accompagnée dans cette tâche par Jennifer Goggans (ancienne interprète de la MCC et coordinatrice à la Cunningham Trust) et Robert Swinston (actuellement directeur du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers).

L’œil chorégraphié

Une opinion courante veut que la danse contemporaine ne raconte pas d’histoires. Sans se montrer aussi catégorique, on constate que ce que la danse exprime par le mouvement ne rencontre pas nécessairement son équivalent dans la narration. Qu’un enchaînement d’actions soit traversé par une pensée n’implique pas que la pensée y soit attachée par un lien d’appartenance. Libre au spectateur d’y placer la sienne. Gestes cueillis au vol, costumes décrochés du vestiaire, sons organiques, événements imprévus : le matériau qui intéresse Merce Cunningham n’a jamais été aussi proche de l’ordinaire. On se déplace pour une rencontre, l’accident n’effraie pas. Les danseurs sont des individus qui se croisent sur un plateau. Temps et espace n’encadrent pas l’histoire qu’on se raconte, on ne se raconte pas d’histoires. Et le mouvement, cette reconfiguration anatomique qui va jusqu’à dématérialiser le corps, corps devenu signe, le mouvement ne réécrit pas le réel, il le désarticule.

Verdoyantes colonnades : Runes (1959)

Pour trouver son analogue en langage cinématographique, ce trouble de l’espace requiert que le lieu de captation, en tant que gisement sémantique, soit à même de conjurer les qualités de stabilité inhérentes à la photographie ou à la vidéo. Cette question de l’art vivant envisagé dans son éventuelle ouverture au monde virtuel fut un objet d’études pour Cunningham lui-même qui, aux abords des années 1980, s’appropria une caméra et se mit à filmer ses propres créations. À cette époque, il noua de précieuses collaborations dans les sphères de la haute technologie, recevant à cet endroit toute l’assistance numérique qu’il souhaitait pour mener un peu plus loin l’expérimentation sur un espace pensé dans ses mutations. En connaissance de cause, Alla Kovgan laisse de côté cette période, préférant concentrer son attention sur un segment temporel antérieur compris entre 1942 et 1972. Un relai satisfaisant l’attend dans l’usage de la 3D. Il faut dire qu’appliquée au champ de la danse, cette technologie connaît un antécédent célèbre dans le portrait que Wim Wenders consacra à Pina Bausch en 2011, Pina. Toutefois, cette luxueuse hagiographie ne pourrait différer davantage de l’actuel Cunningham. En dépit de son statut de pionnier, le désir de Wenders n’est pas de scruter avec la distance qui s’impose ce qui fit la singularité du Tanztheater de Wuppertal. Préférant adopter le point de vue du spectateur transi, hommage à l’amitié qui le lia à la chorégraphe, il renonce à mettre au jour les ambivalences qui fondent pourtant l’intérêt de tout héritage.

Le peu d’enthousiasme d’Alla Kovgan pour le genre commémoratif ne l’empêche pas de s’être constitué un important fonds d’archives, photos, lettres, enregistrements vidéos et sonores, coupures de presse… Ayant fait l’objet de longues recherches, la manière dont ce contenu se présente dans le film indique que le passé n’est pas là pour éteindre le feu de la danse mais bien plus pour l’alimenter.

« La 3D privilégie les longs plans ininterrompus qui révèlent une action dans l’espace. » Alla Kovgan

La fluidité du montage témoigne de la cohérence et du naturel de la 3D quand elle se trouve entre de bonnes mains. Ainsi, par un système d’incrustation consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, des images de différents types se superposent, procédé qui permet de faire glisser des photographies au-devant d’archives vidéo, de les empiler comme sur une table, d’en agrandir certains détails, comme, par exemple, ce zoom de toute beauté sur les pieds de Cunningham. Il en résulte un portrait dynamique de l’artiste au travail avec, en guise de commentaire, la voix du maître en personne. Détestant les interviews et ne goûtant guère le fait de parler en son nom propre, celui-ci avait en revanche pour habitude de s’enregistrer sur un dictaphone. On pourrait ne rien entendre à la danse et néanmoins goûter l’intelligence de ces notes recueillies dans la solitude du studio, celle d’une réflexion dont la portée, esthétique et philosophique, dépasse de loin le cadre défini par sa discipline.

Sur ses propres jambes

La danse doit reposer sur ses propres jambes plutôt que sur la musique.

— Merce Cunningham

Tout au long d’une carrière qui dura près de 70 ans, Cunningham signa près de 180 pièces. En se concentrant sur la période de 1942-1972, le film met la focale sur les débuts impécunieux et méritoires du danseur-chorégraphe fauché comme on peut l’être quand on se refuse à faire des compromis. C’est l’époque où la troupe en quête de reconnaissance sillonnait les routes américaines dans un minibus Volkswagen. Cette mise en avant des aspects économiques qui affectent le travail des artistes renvoie nécessairement au coût considérable que représente un documentaire 3D. Que cela soit dit, Cunningham n’aurait jamais pu voir le jour sans un système de financement international.

Figure incontournable dans l’histoire du XXème siècle, John Cage illumine le documentaire en proportion de la place qu’il occupa dans la vie de Cunningham. Présent dès les débuts, le compositeur signa un grand nombre des musiques de ses spectacles. Bien que proches collaborateurs, l’un et l’autre tenait à travailler dans la solitude. En effet, l’autonomie de la danse à l’égard des autres disciplines est une des caractéristiques les plus notables de l’écriture scénique de Cunningham. Le travail préparatoire, physique et spatial, se déroule au son du chronomètre. Cette méthode valut à l’artiste une tenace réputation d’insensibilité. En aucun cas la danse ne doit reposer sur un fond sonore ni rester tributaire d’une humeur ou d’un sens conditionnés par la vitesse ou le rythme d’exécution d’un morceau. La réciproque est également valable : musique et chorégraphie mûrissent séparément avant de se rencontrer dans un espace qui est celui de la scène. Bien sûr la rencontre peut se solder par un échec. Mais ce risque est le prix d’un ravissement, « moment où toutes choses, grandes et petites, coïncident. »

John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg (le peintre fut resident designer pour la Compagnie de 1953 à 1964)

Par-delà l’évidence d’un lien affectif et intellectuel rare, qualité de relation propre à mettre un peu vite sous silence à quelle discrétion Cunningham et Cage durent s’astreindre pour être toujours ensemble sans le paraître, l’introduction parallèle et commune de facteurs aléatoires dans le champ de la musique et de la danse demeure la trace la plus tangible et mémorable d’une collaboration aussi féconde que paradoxale entre deux esprits indépendants.

Il m’a semblé que dans notre société où tant d’idées scientifiques émergent, on ne doit plus penser en termes d’ordre de déroulement, d’actions qui s’enchaînent et se suivent. Considérons que l’espace est une dimension d’ouverture. C’est ainsi que je me suis représenté les choses lorsque j’ai commencé à créer des pièces. Ma méthode de composition utilise le hasard et l’aléatoire.

— Merce Cunningham

Une manière d’y arriver consiste pour le chorégraphe à établir un répertoire de mouvements, puis d’en déterminer l’ordre d’exécution sur un coup de dés. En éloignant le travail de composition du territoire de l’intentionnalité, il ne s’agit pas de se dépenser en un jeu absurde et vain. De telles expérimentations visent au contraire à s’approcher du vivant tel qu’il se donne préalablement à toute rationalité. La survenue d’un hasard peut être un moyen efficace de s’extraire des schémas narratifs conventionnels, quand bien même le hasard serait provoqué, attendu, sollicité, exploité. La danse se définit comme une mise en scène du déséquilibre. L’espace qui s’ouvre sous elle est en suspens, compris dans l’imminence de la chute. Au-dessus, c’est l’envol. Il est vrai que devant la splendeur visuelle que nous livre le film d’Alla Kovgan, on se représente mal les résistances du public de l’époque. L’absence d’histoire qu’aggrave le caractère indéterminé de l’œuvre empêche le spectateur d’accéder au courant d’oubli qui est le confort de l’art. D’un lien insaisissable entre des éléments étrangers découle un sentiment de joie ou d’extrême détresse, écart qui n’est pas sans rapport avec une conscience accrue – potentiellement douloureuse – de soi-même.

Mes danseurs et moi formons un groupe d’individus. C’est donc que nous sommes, sur scène comme dans la vie, des gens qui vont et viennent en tous sens. Mais nous n’interprétons rien. Nous sommes dans l’action. Toute interprétation appartient à celui qui regarde. — Merce Cunningham

Les citations sont extraites du film.

Illustrations ©Sophie Dullac Distribution

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États de corps : « Si c’était de l’amour » de Patric Chiha

Les corps qui intègrent la distorsion des images souffrent et se confondent.

Il existe bien des manières d’enregistrer un travail de création. Dans leur tentative d’approche, les points de vue les plus aventureux se passent de documenter ce mystère. De fait, pénétrer la scène jusqu’au souffle, jusqu’à la peau, jusqu’à la pensée que sous-tend chaque geste est moins le fait d’une caméra que celui d’un regard. Et d’ailleurs, qu’est-ce que le cinéma aurait à offrir au spectacle vivant ? Rien sans doute, du moins en retour, puisque le spectacle vivant donne beaucoup lui, au cinéma. Dès lors pour Patric Chiha, filmer « Crowd », pièce de son amie chorégraphe Gisèle Vienne, revient à faire œuvre de spectateur. C’est-à-dire : rêver.

Si c'était de l'amour1

Le cinéma a le pouvoir de desserrer tout ce que l’image fige. Ce qui rend la danse réfractaire à toute tentative de capture découle autant de son intensité persuasive que de ce que s’y dérobe toujours dans la fugacité d’un instant, le sens fortuit d’un geste ou l’inconséquence d’une rencontre. Ces dimensions de fuite qui en sont l’ouverture fondent l’argument de Crowd, pièce à la fois très située et très allégorique évoquant une fête improvisée, une rave comme il s’en produisait un peu partout dans les années 1990. En ce lieu comme en représentation, la danse concentre la totalité de l’être dans un corps, corps qui n’est pas moins individuel que collectif. Sous l’ardeur brutale des musiques électro et des flashes, la nuit dont procède l’événement lève un territoire où la violence se veut cathartique et où l’extase, enchaînée au sida, conduit à la mort.

Dans une chorégraphie de Gisèle Vienne, l’énergie tient à ce riche paradoxe que déploie un montage d’improvisations dans une dramaturgie élaborée sur la texture même du réel. C’était déjà ainsi que procédait Pina Bausch. Pas à pas, le spectacle se construit par prélèvements subtils de gestes. Les personnages sont écrits, ils existent en biographie, pour Crowd ce sont des textes imaginés par Denis Cooper et Gisèle Vienne. Aux danseurs ensuite de prêter chair et mouvement à ces lignes de vie, que la rave se chargera d’entrechoquer. Les corps se cherchent, des attitudes émergent, matériau dont se saisit un imaginaire plus enclin aux distorsions qu’à la poursuite du naturel. Il en résulte une création trouble, à la fois très maîtrisée et très aléatoire dans son principe.

D’où vient la danse

Le trouble, c’est ce qui conduit Patric Chiha dans son propre geste de cinéaste. Sa filmographie borderline en témoigne avec force. Désireux de le maintenir, voire de l’accentuer, il accorde, à ceux qui le projettent, ces corps de fiction que sont les danseurs, une chance de s’en emparer à leur tour, de le retourner sur (ou contre ?) eux-mêmes. Si c’était de l’amour devient alors à Crowd ce qu’une surface liquide est au paysage : une imprégnation ivre.

Complices dans leurs démarches respectives, le film et la pièce se jouent de la réciprocité des rapports entre l’art et la vie, la fiction et le réel, dès lors qu’ils s’inspirent mutuellement et s’augmentent de leur contiguïté. Cette idée d’une scénographie réceptive, qui, plutôt que de donner de la vraisemblance à une fiction, se propose d’accueillir ce qui, dans le réel, s’en émancipe, s’imagine et se fantasme, c’est, semble-t-il, Toute une nuit, un film de Chantal Akerman, qui l’aurait inspiré tant à Gisèle Vienne qu’à Patric Chiha. Le titre est explicite : Si c’était de l’amour ne s’arrête sur la forme théâtrale que pour sonder ce qui se trame à l’intérieur du temps que la représentation condense. Il s’agit de sentir de quelle émotion, de quel état de corps provient la danse, et avant elle la musique, et de laisser infuser cet ailleurs dont elles sont toutes deux dépositaires.

La tristesse, les frissons la peur, le rire la joie.

Malgré une structure limpide, le film présente des contours mouvants qui ne trahissent pas immédiatement leur jeu. En apparence, il s’agit d’une alternance assez classique d’extraits de spectacles (filmés tout au long de la tournée, dans diverses salles) que viennent interrompre des interventions de la chorégraphe. À ces travaux physiques menés à la rondeur du souffle et au rythme inflexible de la musique électro sont suspendus, comme du linge mis à sécher sur une corde, la parole des danseurs. C’est à cet endroit précisément que le trait se brouille. Serait-ce la trivialité de ce type de discours dont le caractère intime n’a rien qui ne déroge à la plus ordinaire des litanies amoureuses ? Le fait est qu’on ne sait jamais, du personnage ou de son interprète, qui parle. Il pourrait donc ne s’agir que d’un prologue à la danse, un aperçu de ce que le danseur imagine dans la peau de son rôle.

Ces apartés, même feints, même constitutifs du spectacle, font retomber la danse, l’effilochent, la dé-posent. De ce détour par les coulisses, les corps ressortent comme froissés. Par un effet de mise en abîme, l’approfondissement ou l’invention d’un tel espace intermédiaire mettent également en évidence ce qui s’opère au cœur de la forme dansée, au prix de quoi la prose affective se métamorphose en poème gestuel. A moins que, en inversant la proposition, l’émotion ne soit pas un état d’âme mais un état du corps. Selon William James – cité par le cinéaste avec un demi-sourire –, le geste est déterminant. Ce sont les larmes qui fondent la tristesse, les frissons la peur, le rire la joie. Les changements corporels suivent immédiatement la perception du fait excitant, et le sentiment que nous avons de ces changements à mesure qu’ils se produisent, c’est l’émotion. Quelle émotion, se demande-t-on alors, peut-il bien naître d’un geste empêché ?

Impossible baiser

Dans la pièce, un dispositif imaginaire s’impose aux corps pour les transformer en substrats involontaires d’effets cinématographiques. Les mouvements sont ralentis, saccadés, altérés, répondant à un mimétisme technologique cruel et désespérant. Il y a une vérité connue dans ce procédé, celle que les corps ayant intégré la distorsion des images souffrent et se ressemblent. Un baiser impossible, retenu à la dernière seconde, se confond dans sa manifestation contrariée à l’esquive d’une offense. Ce stratagème féroce n’est pas sans nous rappeler que Gisèle Vienne a débuté comme marionnettiste. Et si ce traitement – très spectaculaire, il faut le dire – donne raison au « sentiment physique » que postule William James, c’est que, dans le naturel dénaturé des danseurs, dans leurs gestes entravés, étirés, rompus, soumis à une grâce esseulée, nous mesurons sans peine à quelle famine émotionnelle se plient quotidiennement nos propres corps contraints.

Soin mémoriel : « Un amour rêvé » d’Arthur Gillet

C’est l’histoire des grands-parents d’Arthur Gillet. On peut la raconter comme un conte. Léontine rencontre Joseph, ils s’aiment. Nous sommes au Congo, fin des années 1950, elle est Noire, il est Blanc. Cependant, le mariage a bien lieu – une première pour l’État colonial, qui n’apprécie pas la mixité – et des enfants naissent. Plus tard, la famille s’exile en Belgique, une nouvelle vie commence. Puis, les années passant, Joseph meurt, suivi par Léontine. Héritant de leurs papiers, Arthur Gillet voit s’écrire une autre histoire, plus dure, âpre. Il se demande, faut-il dire ce que le conte ne dit pas ?

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Oh mon corps, fais de moi quelqu’un qui interroge. — Frantz Fanon

Plus que souvent, c’est sur un fond politique hostile que se nouent les grandes histoires d’amour, celles dont les livres détiennent le souvenir. En conclure que le désir s’attise de ce qui l’empêche revient cependant à méconnaître le caractère subversif que revêt inévitablement toute affection véritable. Contre les diverses formes que prend l’autorité, étatique, familiale, religieuse, la sphère intime recèle un principe de résistance insoupçonné. Ces histoires qui s’érigent contre l’ordre établi ne se conçoivent pas forcément dans une opposition identifiable et tonitruante, plutôt elles y inscrivent un contre-ordre amalgamant respect de la loi (ne pas se mettre en danger) et volonté souterraine de la tordre, de la plier (ne pas céder).

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Il était une fois, dans un pays lointain

À cet égard, l’intime a beau faire retentir un autre son de voix que celui de l’obéissance ou de la désobéissance des foules où il se perd, il n’en est pas moins trouble. Son ambivalence se porte tant sur la qualité des intérêts qui l’animent, que sur le sens des événements dont il est le siège. On connaît les défaillances de la mémoire, et tout ce qui aveugle quand l’émotion domine l’instant. Il est plus difficile d’admettre que défaillir puisse relever d’un choix conscient, préférence donnée à la légende, au rêve éveillé.

Je me souviens de l’heure de la sieste en été. Pour m’endormir, ma grand-mère me raconte des morceaux de ses souvenirs du Congo. Elle commence toujours par : Il était une fois, dans un pays lointain. Je m’endors sur une image irréelle, une image qui ne me quitte pas. — Arthur Gillet

En revenant sur les récits de Léontine, Arthur Gillet s’interroge, tout cela a-t-il été ? Les choses se sont-elles véritablement déroulées ainsi, sa grand-mère noire et son grand-père blanc tombés follement amoureux au Congo à une époque où les mariages mixtes étaient à ce point déconseillés qu’ils passaient pour être interdits ? Un heureux dénouement, comme l’atteste l’existence même d’Arthur Gillet, est-il seulement possible, en regard de ce que l’on sait de la vie des Congolais au temps des colonies ?

La mort de la conteuse est une sommation à quitter la rêverie. Le deuil semble vouloir s’imposer en travail d’enquête, les archives familiales comme une mission. Que faire de ces documents, de ces notes, de ces photographies ? Que valent ces témoins matériels face à l’insaissable d’un amour ? Faut-il mener des recherches afin de pouvoir brandir, une fois l’histoire élucidée, un tableau exact des événements et substituer tout un arsenal de preuves au fantasme souverain ?

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Des liens puissants peuvent se construire sur des mythologies, des demi-songes qui, pleinement ressentis, deviennent des vérités à part entière. La foi prêtée aux récits de sa grand-mère, Arthur Gillet ne va pas la reprendre. Ce serait se parjurer. Sa démarche sera plutôt compréhensive, tendre et, par là, suffisamment éclairante. Son retour sur le passé familial, il va l’envisager comme une façon d’expliquer ce qui a fondé la décision de Léontine de préférer le rêve. À l’idylle qui fut le décor sur lequel se découpèrent tous ses récits, l’enfant devenu adulte choisit à son tour d’adjoindre ses propres gestes rêveurs, n’ouvrant les lettres, n’examinant des photographies, ne lisant les documents qu’avec tristesse et défiance. L’épreuve du réel n’entame pas le souvenir, car ce sont encore les sensations qui en remontent, matériau originaire de la mémoire .

Je me demande s’il faut continuer à rêver, rêver ce mélange de souvenirs et de couleurs, ou s’il faut raconter les traces que l’Histoire a laissées sur la peau, incrustées dans la chair ? — Arthur Gillet

La peau de sa grand-mère, Arthur Gillet nous la donne à lire. La peau est le document absolu, complet, exact. Selon les termes du cinéaste, ce n’est rien de moins qu’une carte de voyage, un tissu digne, recelant davantage de vérité que n’importe quelle coupure d’un journal de l’époque.

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Une histoire inscrite entre deux pays liés l’un à l’autre sans trait d’union

Dans une société raciste, la peau ne se raconte pas, elle est préjugée par sa couleur. Celle de Léontine est d’un brun trop pâle qui est un blanc trop foncé. Elle suppose un océan aux rives duquel se succèdent trois générations de métissage, des jeunes Congolaises enlevées, vendues, réduites à la servitude et, une fois mères, privées de leur progéniture. Cloîtrée dans une mission, Marie-Antoinette, la mère de Léontine, passe son enfance dans l’ignorance de ses parents.

C’est à Marie-Antoinette que revient le destin de rompre le cycle des rapts et des abandons. Devenue femme, elle épouse un homme de son pays, un Congolais ambitieux et doué pour les affaires. Papa Thienza, comme on l’appelle, se retrouve bientôt à la tête d’un commerce florissant d’huile de palme et de café. Il contrôle toute la chaine de production, champs, usines, magasins. Sa présence auprès de Léontine, née en 1934, procure à l’enfant un sentiment de plénitude et d’appartenance tel que ses aïeules n’ont jamais pu connaître.

L’ironie du sort veut pourtant qu’à l’âge de 16 ans, la grand-mère d’Arthur Gillet s’éprenne d’un homme blanc. Mais Joseph n’a rien du missionnaire lâche fou de chair et de soumission. L’Afrique, pour le jeune homme originaire de Floreffe, est d’abord un appel, des amitiés, puis une rencontre. Pour preuve, ce blâme qu’il reçoit de sa hiérarchie alors qu’il parcourt les contrées subsahariennes pour le compte d’une entreprise belge de télécommunications : « Monsieur Philippot semble trop proche des indigènes. »

Un amour rêvé 1

Entre les mains d’Arthur Gillet, la correspondance de Léontine et de Joseph représente plus de 400 lettres. Missives amoureuses certes, mais aussi exhortation au courage et à la ténacité. La vie aide-t-elle jamais les amoureux ? Il s’agit pour le jeune couple de se faire reconnaître par l’État colonial. Pour ce qui est de décourager les mariages mixtes, celui-ci prend son rôle à cœur, arguant de la situation de rejet que les enfants métis ont à subir dans la société africaine. Joseph et Léontine tiennent bon. Ils obtiennent gain de cause.

Un peu plus tard, c’est au tour de Papa Thienza d’avoir à se faire du souci. Pendant des années, œuvrant au service de la CCB, la Compagnie du Congo Belge fondée par Léopold II, il passe pour un employé modèle, s’étant même, pour cela, vu décerner une carte de mérite, dignité récompensant les Congolais «civilisés », leur donnant le droit, par exemple, en cas de litige, de bénéficier d’un jugement équitable. De jugement équitable, il n’y en aura point bien entendu, lorsque, au terme d’un long conflit avec son ancien employeur, il aura perdu tous ses biens, écopant d’une condamnation à 5 ans de servitude civile. Il ne devra son salut qu’à la grâce du roi Baudouin.

Le Congo indépendant n’est pas un milieu plus hospitalier pour un couple mixte. Léontine et Joseph doivent bientôt s’exiler en Belgique. Ils emmènent avec eux leurs enfants, et parmi eux, la mère d’Arthur Gillet. Pour tous, l’exil s’accompagne d’un inextinguible regret pour l’Afrique.

Un amour rêvé 5

Soin mémoriel

De cette histoire-là, certains faits étaient connus d’Arthur Gillet, d’autres non. Il n’insiste pas. En recollant les divers éléments qui lui ont été transmis par Léontine, son seul horizon est son corps à elle. Les images manquantes ne s’offrent pas à une nécessité de comblement, mais à un sentiment plus profond que le manque révèle, qui est la dimension imaginaire que les êtres aimés occupent en nous. Étayé des dessins animés de l’artiste italienne Alice Milani Comparetti selon le procédé du monotype, le film explore cette région liminaire du souvenir où il se régénère dans d’autres corps, d’autres formes. Arthur Gillet ne tente pas d’amener des informations, du moins pas prioritairement, mû par la seule nécessité de ne pas faillir au soin mémoriel.

Soin qui se distingue du devoir. En effet, il s’agit moins d’amener de la lumière sur ce qui a été laissé dans l’ombre que d’appréhender cette zone d’ombre en regard de la pensée qui l’a engendrée. Et sauvegarder la pensée qui, dans ces choses, a mandé le silence, s’avère aussi impérieux que les révélations qui le lèveront. Préserver l’amour (et sa nombreuse descendance) par la légende, tel fut le vœu de Léontine, décision fondée sur le pari que, lorsque la vérité serait dite, l’amour aurait eu le temps de faire son œuvre.

Un amour rêvé / Arthur Gillet / Vo Fr / St Eng / 2018 / Trailer from Atelier Graphoui on Vimeo.

Liens

Le film en libre accès sur le site de l’Atelier Graphoui [lien]

Une interview d’Arthur Gillet sur le site Cinergie [lien]

 

« Sans frapper », un documentaire d’Alexe Poukine.

Sans frapper 18

À 19 ans, Ada se rend à trois reprises chez un homme qu’elle connaît. À trois reprises, il la viole. La plainte ne sera déposée que dix ans plus tard. De l’événement à sa reconnaissance, de la honte au témoignage, se dessine un cheminement qui engage la déconstruction du concept de viol.

« Au lieu de traquer ce qui n’allait pas chez moi, j’ai commencé à me demander ce qui n’allait pas dans ce que lui m’avait fait. » .

Ada

Ada est le nom d’une héroïne de roman, grande sœur de Lolita, réputée pour le trouble qu’elle inspire autant que pour celui de sa conduite. Indécidable car indécise, elle est de ces êtres dont on ne sait jamais quel démon les anime, à moins que ce ne soit un ange. Le savent-ils eux-mêmes ? Sans destinataire, adressé à tous et à personne, n’appelant pas de réponse spécifique, ce halo d’érotisme qu’ils dégagent, il convient de le percevoir à sa juste mesure, de comprendre ce qui, en eux, relève d’un régime sensoriel d’ouverture au monde pour le distinguer de ce qui, vers l’autre, fait signe, invite, désire.

S’il est un fait discutable mais avéré, c’est bien la scandaleuse éloquence du prénom quand il s’agit de qualifier une personne ou de raconter son histoire. Ce faussaire en étymologie de Nabokov ose même adjuger à Ada, prénom d’origine germanique, une source russe des plus douteuses : Ada, iz ada, issue de l’enfer.

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« Tout ce qui faisait ma personne, ma douceur, ma vulnérabilité, ma sensibilité, toutes ces choses-là je les détestais parce que j’étais persuadée que c’était pour ça que je m’étais fait avoir. »

En dehors de la fiction, Ada, de bien des manières, existe, et si son homonyme romanesque pouvait lui être d’une aide quelconque, ce serait, en son nom, de porter le message qu’aucune jeune fille ou femme n’est comptable des images et des idées vagues qui flottent autour d’elle, représentations auxquelles son âge, son apparence et ses gestes, par un funeste effet de conditionnement, la relient sans cesse, venant se coller à sa peau comme si, cette peau, ce n’était plus vraiment la sienne.

Le violeur idéal n’existe pas

Aussi importe-t-il moins d’apprendre qui est Ada Leiris que de comprendre pourquoi et comment Alexe Poukine s’est sentie tenue, en révélant le récit de la jeune femme et le viol qui en constitue le sinistre point focal, de ne pas filmer son visage. La raison tient au fait même de ce viol qui, en vérité, n’a pas l’air d’un viol, ne coïncide pas avec l’idée que l’on se fait du viol. Jamais il ne viendrait à l’esprit d’Ada – 19 ans à l’époque – de renier ce qui fut, dira-ton, sa faute, d’avoir été au-devant d’un homme pressenti comme dangereux. Ce n’était pas un inconnu, pas un ami non plus ; elle a accepté un rendez-vous, l’a embrassé. Après un premier assaut d’une indéfendable brutalité, elle est revenue vers lui, et ce à deux reprises, totalisant un nombre de trois rencontres dans une même semaine.

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« Je doutais de mes souvenirs, je me disais t’es une perverse, menteuse, manipulatrice, t’es quelqu’un de mauvais. »

En 2016, Isabelle Huppert suscitait le scandale dans le rôle d’une femme entretenant un rapport passionnel avec l’homme qui l’avait violée. Est-ce un hasard si ce film (Elle, Paul Verhoeven, 2016), jugé obscène par de nombreux critiques, opérait, non sans humour et avec une aigre intelligence, le diagnostic du déni qui fonde le concept du viol ? Certainement il y avait, venant des détracteurs les plus acharnés, ce réflexe de jeter la pierre à Michèle (Isabelle Huppert), coupable de ne pas ressembler à la victime idéale. La victime idéale, comme chacun le sait, s’écroule dans le sang et les larmes.

« Dans la construction du violeur il y a quelque chose de monstrueux, comme ça personne ne s’y reconnaît.  »

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En vrai, existe-t-elle seulement, cette victime idéale, corollaire du violeur idéal, ce monstre absolu posté en embuscade dans les lieux meurtriers ? Julien, le bourreau d’Ada, n’a certainement pas la tête de l’emploi, c’est un jeune homme sociable, fort apprécié. Pour sa peine, Ada peut toujours s’en aller rejoindre les statistiques, celles qui racontent que 80% des viols sont le fait d’un proche. Il n’en reste pas moins que de ne pas correspondre à la description du rôle qu’on se voit soudain forcé de tenir donne la nausée. Et dans cette honte spécifiquement sexuelle s’institue la sanction de la curiosité féminine, le revers du désir féminin. De responsable, la victime devient coupable.

La zone grise

Comme tout témoin d’un viol, le spectateur n’est pas exempt de préjugés, ce qui rend sa position forcément inconfortable. Trouble, inconfort sont les points de départ du travail documentaire d’Alexe Poukine. On parle ici d’une zone grise, d’un équivoque couvé par nos rapports affectifs, spectre flou d’angoisses et de désirs devant lequel toute entreprise de moralisation définitive transpire la mauvaise foi. Ce lieu où la belle devient la bête, et le bourreau victime.

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 « Je pense que j’avais besoin de comprendre le sexe de possession, j’appelle ça comme ça. Et donc j’ai expérimenté en étant moi-même actrice d’une sexualité de possession, je me mettais dans ces situations parce que j’avais besoin de comprendre ce que c’est que d’être dans cette impulsion sexuelle pour pouvoir lui pardonner par derrière (…). C’était nécessaire pour le vivre mais en le décidant. »

Geste politique : affronter le viol sur le terrain de cette zone grise. Convoquer le réel contre le concept, contre sa projection fantasmée, le regarder en face, assumer. Plus que de raconter, il s’agit de déconstruire. Ce programme de précision, Alexe Poukine l’accomplit avec tout le courage requis par la tâche.

Déconstruire

La caméra se pose devant une quinzaine de comédiennes et comédiens, femmes et hommes d’origines diverses, de tous âges, hétéros et homos, fumeurs ou pas, avec ou sans accent. Chacune et chacun est appelé à interpréter un bout du texte rédigé par Ada Leiris. Ensuite, place au commentaire : « Tu la comprends mieux ? » demande la réalisatrice à ses interprètes. Très vite on bascule dans la confidence, l’aveu. En effet qui, sur ce thème-là, ne tient pas en secret dans le vif de sa mémoire quelque trauma ? Qui dans sa vie n’a pas été l’hôte d’une agression sexuelle ? L’effet est prodigieux, le dispositif réussissant cette prouesse de livrer un récit sensible dans la distance nécessaire pour que le spectateur ne se trouve pas commis d’office à la place de la victime, ou à celle du juge, ou à celle du voyeur, ou, vertige, devant le spectre au complet. Paradoxalement, le caractère confus de ce relai sans cesse reconduit autour d’un angle mort – le visage d’Ada – induit une plus grande ouverture de la situation. S’y dévoile une méthode d’élucidation très supérieure aux promesses cathartiques fondées sur l’identification à un sujet unique.

Rapporté ainsi, cet événement limite qu’est le viol permet un retour sur soi en tant qu’agresseur ou victime potentielle voire probable d’une agression sexuelle. A cet effet miroir déjà suffisamment intense s’en ajoute un second, retour sur soi-même en tant que spectateur-témoin dépositaire de la parole. N’oublions pas que par l’indifférence et les jugements qu’elles s’attirent, toute cette attention néfaste à l’endroit de la plus grande vulnérabilité, les affaires de viol sont socialement un martyr à déposer. Parmi les multiples visages qui se succèdent à l’écran, quels sont ceux qui suscitent notre empathie ? Ceux qui nous semblent déplaisants – ou provocants, coupables ?

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 « Je voulais avoir quelque chose de beau à voir qui pourrait me distraire. A ce moment-là j’étais constamment dans le souvenir de ma vie d’avant. Je voulais essayer de trouver ce sentiment d’unité qui était si évident avant. »

Safe place

Le dispositif veut encore que les interprètes soient filmés chez eux, dans leur propre intérieur. Il est surprenant que, dans des conditions soumises à d’aussi incalculables variations, l’arrière-plan installe à l’écran une telle unité de lumière. Plus encore, des tonalités douces, invitantes, dressent une vision de la sérénité – tableau peut-être provisoire mais sensible – dans lequel la parole peut se déployer sans risque. On dirait volontiers qu’il s’agit d’un lieu sûr – safe place. Que ce soit en plan rapproché ou en plan moyen, visages et corps sont rejoints par la caméra avec une attention perceptible dans le moindre frémissement, un nuage de fumée, des étoffes dominées par le rouge, le bleu et le gris. Une façon de regarder qui rend toute sa grâce à un cerne, une peau marquée, des lèvres desséchées que l’on caresse nerveusement.

Cru mais sans complaisance, tâtonnant mais lucide, fragile mais puissant, le texte d’Ada se donne dans l’émotion difficile d’une révélation qui coûte. Là s’arrête la personne d’Ada, ici commence le devenir de son témoignage. Les interprètes ne font qu’amorcer une discussion qui doit continuer, c’est le début d’une longue chaine au terme de laquelle chacune et chacun est amené à sonder sa propre conscience. A quel moment de ma vie me suis-je trouvé dans la position du bourreau ? Dans celle de la victime ? Question à laquelle nul ne peut aisément répondre. Les sentiments aussi contraires que l’amour et le mépris peuvent également se traduire dans des pulsions adverses, domination et soumission. Cet événement qu’est la rencontre de deux corps est-il jamais moins qu’un risque absolu ?

 « C’est fondateur, ça te construit, ça te constitue. Ça fait 18 ans. Je ne sais même pas qui j’étais avant.  »

Nous ?

Le film se construit donc tout entier sur l’alternance d’éléments narratifs et de commentaires. Évidemment, cette forme sous-tend l’idée d’un maillage, d’une communauté de la parole. Dans ce qui se présente comme un chœur harmonieux, peut-on vraiment déceler autre chose que des solitudes qui, en s’additionnant, ne formeront jamais une unité consolatrice ? Cette lueur d’espoir qui discrètement filtre du documentaire ainsi que, ces temps-ci, d’une façon nettement moins discrète, des mouvements de libération de la parole (#metoo), a sans aucun doute une valeur politique. Le nous agit, mais il ne console pas. Il a même l’effet contraire. A-t-on seulement songé à ce que pouvait éprouver une personne dont le vécu le plus intime se voit soudain qualifier de « cas » et se voit, d’un seul coup, retirer tout ce qui fait la singularité de sa propre trajectoire, la jouissance de la blessure dirait la psychanalyse ? Il y a des identités de comportements qui terrassent, quand on en découvre le texte, il y a un savoir de la souffrance qui prive celle-ci de sa dernière grandeur, celle qui, par miracle, nous soutient devant l’abime. Quel soulagement cela peut-il représenter d’apprendre que d’autres souffrent du même mal et que c’est un mal générique, connu, enregistré, percé à jour de façon obscène jusque dans ses moindres détails ? Devant cette découverte en forme de catastrophe subsidiaire, se reconstruire devient l’effort additionnel qu’il faut fournir, jour après jour, heure après heure, pour tenter de recouvrer, non pas une prétendue santé psychique dont on a que faire, mais une intériorité désirante, un quant à soi érigé sur la capacité de parler en son nom propre, à la première personne du singulier.

 « La féminité à la con c’est d’être continuellement poreux au désir de l’autre plutôt que de formuler son propre désir.  »

SANS FRAPPER d’Alexe Poukine | Bande-annonce from CVB on Vimeo.


Les phrases mises en exergue sont toutes extraites du film.

La chasse au lion à l’arc, Jean Rouch, 1967

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Voir mourir un animal est une chose grave. Tuer l’est évidemment bien davantage, mais tenons-nous à la place du spectateur, cette place étant celle que Jean Rouch assigne à son public autant qu’à ses personnages. Car c’est bien du fait de leur spiritualité, et non pas par un lien de causalité directe avec la chasse, que les Gao, tireurs à l’arc du Niger, s’érigent en témoins de leurs actes. Notre société en fournit la preuve à chaque seconde : il est tout à fait possible de tuer sans voir, aveuglément, sans reconnaître la personne dans le cadavre. C’est qu’il y a, dans le regard d’un être à l’agonie, quelque chose qui cherche encore à fuir, et qui, en s’en allant, trouve refuge dans l’œil qui le regarde. On dit que l’âme de l’animal tué peut rendre un chasseur fou. Les Gao ne l’ignorent pas qui enveloppent leurs victimes de prières jusqu’au seuil de la mort. Et encore après, emplis de fierté, triomphant du sang et du souffle qu’ils ont ravis d’un coup de couteau, ils demandent pardon.

On ne peut être trop prudent. Ce n’est rien, en effet, que de sauver sa peau quand l’esprit voyage dans l’invisible, vulnérable, exposé à d’autres esprits furieux ou malveillants ; et ce n’est rien que de se protéger des assauts du fauve qui, ignorant son désavantage ou refusant de s’y soumettre, redouble de rage et s’élance vers ses assaillants comme pour aller au-devant de la mort et d’une certaine manière, se l’approprier ; non, ce n’est rien que de vaincre une volonté de chair et de muscles, encore faut-il savoir se prémunir contre ce qui restera d’elle après sa mort, et ce qu’en feront les génies de la brousse. « La chasse est une chose grave et méchante dont on connaît les risques. » De ses préparatifs (façonnage de l’arc et des flèches, lente élaboration du poison, mise en place des pièges, consultation des devins), à son exécution proprement dite, les rituels, les chants, les talismans veillent à ce que, sous un vernis de science et de savoir-faire – celui des hommes n’étant pas moins développé que celui de leurs proies –, l’acte de prendre la vie obéisse à des règles, à des lois, prenne, en un mot, l’apparence d’une nécessité.

 

Les Gao sont des tireurs à l’arc réputés, des chasseurs d’exception que Jean Rouch, suivant le cours de ses périples au Niger, a filmés sporadiquement de 1958 à 1965. Les situer dans leur environnement de désert, c’est aussitôt les perdre, le cinéaste-ethnologue emploie des mots vagues, des mots tels que « pays lointain », « pays de nulle part », renonçant à décrire plus précisément une région d’Afrique qui, de loin, ressemble en effet à une plaque de sécheresse à la végétation rancunière. Dans l’affaire de la chasse au lion, les Gao sédentaires s’associent aux Peuls, peuple nomade éleveur de vaches. La règle veut que dans la brousse, on ne tue pas en vain, ni le lion ni personne, il faut, pour en arriver à cet extrême, avoir la justice et la raison de son côté. Le lion, moins craint peut-être que respecté, n’est pas forcément l’ennemi des hommes. Par exemple, on admet que lorsqu’il prélève sa nourriture sur un troupeau, il préserve la santé de tous en soustrayant un individu malade. Seules des intrusions abusives lui valent une condamnation à mort, la plupart du temps, des coups de bâton et de pierre suffisent à le maintenir à distance. Il paraît même que son rugissement conduit les enfants au sommeil. Dans tous les cas, le meurtre d’un animal n’est pas plus une chose gratuite qu’aisée. La tentation est grande, dès lors, d’opposer la sagesse d’hier à la barbarie actuelle, mais ce serait, conjugué à l’indifférence qui conduit à une perte irréversible de ces usages, s’aveugler une seconde fois que de ne pas débusquer, sous la gangue d’une pratique très réglementée, la fièvre de l’excitation, la jouissance pleine et entière de la traque et de la mise à mort, l’attrait du sang. Les dieux de la brousse le savent qui punissent les hommes si sévèrement de leurs excès. « La chasse est une chose risquée. Qui tue un petit lion risque de perdre un enfant dans l’année. »

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Ceci, bien plus que l’image, c’est la voix de Jean Rouch, toujours hors champ, qui nous le raconte. La grande limpidité du texte ne doit pas être confondue avec l’évidence d’un point de vue unique qui serait celui de l’auteur. Du monologue, il ne garde que la forme apparente, ainsi qu’un certain lyrisme, le goût des mots dont certains proviennent intacts du vocabulaire africain. Cette qualité du commentaire qui en fait un objet littéraire plus qu’un outil de communication se manifeste encore dans son caractère polyphonique, la façon qu’il a d’absorber les voix et de les restituer en discours indirect, subjectivité et objectivité mises côte à côte ; ainsi la rigueur de l’observation ethnographique se nuance-t-elle de la poésie  propre à la langue africaine, que cette poésie soit liée à un contenu ésotérique ou, comme c’est plus souvent le cas, qu’elle repose sur une différence de grammaire, grammaire qui, même traduite, retient en elle quelque chose d’obscur de la sensibilité dont elle émane. Ainsi de l’expression parler en son cœur,  le chef des chasseurs « parle en son cœur » au petit lion, « parle en son cœur » à la civette, au serval, à la lionne, chaque mise à mort étant pour lui l’occasion de répéter cette formule dont la sincérité, à défaut d’épargner l’animal, ne semble pas feinte. Enfin, une profusion de voix enregistrées en son direct constitue une toile concrète de phonèmes et de syllabes venant déposer un peu de réel au fond d’un tableau qui, sur la foi du seul commentaire, pourrait en manquer.

Mais la richesse d’un tissu sonore où s’invitent également la musique et les grondements des animaux n’épuise même pas toute la complexité d’un dispositif relevant autant du documentaire que de la fiction. Il faut dire ici quelques mots sur Jean Rouch qui, ingénieur des routes en Afrique dans les années précédant la Seconde Guerre Mondiale, trouva dans l’ethnologie le moyen d’approfondir sa relation avec ce continent. Un point de départ si peu académique méritait un développement du même ordre. Études, observations et théorie iraient toujours de pair, chez ce grand admirateur de Flaherty (père de Nanouk l’esquimau)  avec les liens d’amitié et l’envie de cinéma. Récusant la figure du scientifique froid et détaché de ses sujets, il ouvrit la voie à une pratique fondée sur un esprit d’égalité et de partage, tenant à établir des liens de connivence avec ceux qui, devant lui mais à ses côtés, apparaîtraient à l’écran.

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Bien sûr, en s’affranchissant du réalisme documentaire, Jean Rouch ne fit que tirer le meilleur parti des avancées techniques qui, dans les années 1950, mirent à sa disposition des caméras plus petites et donc transportables (l’origine de la caméra à l’épaule), et le développement du son synchronisé. Sans rentrer dans les détails, on peut dire que ces nouveaux outils d’enregistrement auxquels, pour ce qui est de Rouch, un emploi au CRNS lui garantissait un accès illimité, furent à l’origine d’une vraie révolution dans l’art de filmer, résultant en un éventail d’approches plus fines, plus souples des sujets documentés. À cet égard, La Chasse au lion à l’arc représente un essai plus qu’il ne compte comme œuvre emblématique d’une « méthode », d’un dispositif que le réalisateur aurait reconduit de film en film. On y retrouve cependant de nombreux éléments significatifs d’un savoir-faire et d’une éthique de travail constants ancrés à ces des deux grands principes que sont la réciprocité et la collaboration. Mettant à profit les temps longs du tournage, Jean Rouch savait accueillir les imprévus et attendait de ceux qu’il faisait passer devant la caméra qu’ils lui répondent et participent à l’écriture. L’inscription de la voix des chasseurs dans le commentaire garde la trace d’un tel dialogue entre le cinéaste et ses personnages, dialogue qui culmine certainement dans l’approbation totale de leurs décisions et de leurs actes. Soustraite à tout jugement, et même à toute comparaison, la chasse prend alors un caractère précieux sous les dehors d’un conte raconté aux enfants. La conclusion prend naturellement la forme d’une prophétie : « Cette histoire les enfants, vous ne la vivrez sans doute jamais car, quand vous serez grands, personne ne chassera plus jamais le lion à l’arc. »

Alors, on ne peut  s’empêcher de songer qu’une violence certes réelle, mais raisonnable,  inscrite dans la violence universelle des lois de la nature ou prétendant s’y conformer, laisse désormais la place à une violence débridée, aveugle, libre de s’exercer là où elle veut et comme elle veut, sans se prévaloir d’une quelconque nécessité, pas même celle que l’on reconstruit après coup. Une violence dont le lion Cecil* est aujourd’hui le totem. Enfin le totem, c’est beaucoup dire, plutôt une figure médiatique parmi tant d’autres dont la portée, tant économique qu’écologique, déborde depuis longtemps le strict cadre de la géographie africaine et de la chasse aux animaux sauvages.

En attendant, on restera sur la séquence qui clôt le film et qui voit un chasseur rejouer la chasse devant un public d’enfants. Un renversement a eu lieu. Cette fois, pour le spectacle, l’homme endosse le rôle de l’animal vaincu. Et dans ses contorsions magnifiques, proches de la transe, dans le corps sublime qui se cambre, rampe et roule sur le sable, si rien ne rappelle véritablement l’être auquel il a ôté la vie, quelque chose néanmoins passe de l’absence à la présence et s’échange, entre espèces territorialement voisines, entre prédateurs, entre individus unis par les mêmes risques, par le même désir de vivre.

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La Chasse au lion à l’arc, Jean Rouch, 1967

* Pour ceux qui, malgré le bruit qu’elle a suscité, n’auraient pas eu vent de cette histoire, les faits se sont déroulés en juillet 2015, au Zimbabwe et mettent en présence un chasseur  américain et la star du Parc national Hwange, le lion prénommé Cecil. D’abord blessé à l’arc, celui-ci finit par succomber d’une balle décochée au fusil après une fuite longue de deux jours. On notera que dans cette affaire, le public ne fut pas tant indigné de ce qu’une pratique telle que la chasse soit considérée par certains comme un loisir légitime doublé d’un combat honorable que ne l’émurent la personnalité de la victime et son prestige dans le Parc, le fait que jouissant d’un statut d’exception, Cecil aurait dû être protégé, a fortiori des ambitions féroces d’un riche étranger, d’un homme blanc n’ayant aucune considération pour le peuple du Zimbabwe pas plus que pour les intérêts de la science dans la préservation des espèces (les intérêts de l’individu Cecil ne devant pas excéder, de ce strict point de vue, ceux d’un quelconque animal menacé d’extinction.)

L’homme qui, entre Lindon et Beckett, allume une cigarette

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Peut-être certains se souviennent-ils de Robert Pinget comme l’un de ces élégants qui, l’air désinvolte ou l’air de rien, figurent sur une fameuse photo des Éditions de Minuit associée au Nouveau Roman. Nous sommes en 1959, l’écrivain a quarante ans. Tête baissée, c’est l’homme qui entre Lindon et Beckett allume une cigarette. Habileté du photographe : le visage se dérobe, échappe à la capture.

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La pratique du portrait implique tout un jeu de poses et de stratagèmes. Les réfractaires, parant à l’éventualité d’un sordide déballage, privilégient  la non-biographie, forme qui enrichit considérablement l’art du portrait sans aucunement le nier. La tâche n’excède pas les compétences ordinaires d’un écrivain : se reprendre, se dédire, multiplier les faux-semblants plutôt que se taire et se cacher, semer du désordre, esquisser quelques lignes narratives supplémentaires.

Aux biographes tentés de revenir sur son passé, Robert Pinget a fourni autant de clés sans serrure que de portes sans clés. À son heure et dans le strict respect d’un système flattant ses intérêts de cinéaste curieuse et inventive, Ursula Meier n’a pas trouvé matière répondant mieux à ses intentions que celle que lui avait léguée l’homme de lettres. Au premier coup d’œil, rien d’extraordinaire, une liasse de papiers, un carnet d’adresses, une maison, du vent, une friche. Au second coup d’œil, un ensauvagement de traces propice au travail cinématographique. Autour de Pinget, notez le titre, c’est un programme.

Qu’est-ce qu’on y trouve ? Pour commencer, diverses personnalités, proches et moins proches de Pinget, sont appelées à témoigner. C’est une quinzaine d’hommes et de femmes, amis, confrères, biographes, artistes… Les anecdotes sont légion étayées de faits précis, couleur des yeux, allure générale, manies, dates, citations. Il existe une émission sur France Culture qui pratique une sorte de biographie polyphonique. Les auditeurs d’Une Vie une œuvre n’ignorent pas qu’on voit assez vite de qui on parle. (Orson Welles : « L’avantage de la radio sur le cinéma, c’est qu’à la radio l’écran est plus large. ») En valorisant les frottements, les interstices, les décollements, Ursula Meier empêche toute image de se cristalliser. Pinget, né en Suisse en 1919, est mort en France en 1997. Pour le reste, l’incertitude domine, les récits tâtonnent. Volontairement, consciemment, l’inconnaissance étant ici posée en principe.

« Solitude de l’innombrable Mortin » titre un journal de l’époque, assimilant l’auteur à l’un de ses personnages. Veillée funèbre dans un studio plongé dans le noir. Les témoins se succèdent. Comme du vivant de l’écrivain, ils ne se rencontrent pas. Ensemble mais à tour de rôle, ils définissent un espace mémoriel flou, atomisé. Solitaire, un peu misanthrope, ne rencontrant ses amis qu’un par un, en tête-à-tête, Pinget se présente comme un cadavre exquis. L’évocation résultant d’une sociabilité jalouse, divisionnaire, est, bien que sur la réserve, prolixe et, dans son souci de ne pas médire, résolument contradictoire, résolument frauduleuse : « il avait tissé une toile et c’était lui l’araignée, nous on était la toile, oui parce qu’il n’aimait pas être emmerdé, mais que les autres lui appartiennent. On était des pions dont il se servait ».

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Un autre espace, tout aussi sombre, éclot de la chair même de l’archive. Rapace, la caméra se vautre sur du vieux papier à lettres, rampe sur les feuillets dactylographiés, caresse brouillons manuscrits, photographies à demi-effacées. Dévore l’archive, la digère, et se substitue à elle. Une nouvelle image remonte à l’écran, à la fois synthétique et digressive, ne donnant qu’un vague aperçu de ce qui la constitue. Une intense musique électronique répercute sur la bande-son ce travail de réécriture.

Puis vient la couleur, ça se réchauffe. Le contraste, toujours brusque, indique une recherche de l’effet plus que du joli. Nous débarquons en Touraine, à la « chaumière ». Havre de « Monsieur Songe », campagne riante aux teintes sépia, aussi calme qu’inaccessible, Pinget ayant eu à cœur de se montrer peu aimable avec les journalistes. Ici encore, la caméra ne s’en tient pas à la pure présentation. On suit un chemin qui vire au gris puis reprend du jaune et du vert, les insectes attaquent la bande-son, le passé se liquéfie dans le présent de l’enquête.

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De telles manipulations d’images confondent leurs propriétés documentaires. Par de constantes distorsions, variations de vitesse, de filtres, d’intensité chromatique, Ursula Meier démontre que celles-ci ne recèlent pas plus de certitudes que les souvenirs transmis de vive voix.

De loin en loin l’ambiance élégiaque, un onirisme élaboré à partir d’objets ordinaires, outils, nourriture, feuillets d’écriture, carafes, fenêtres, portes ouvertes ainsi que l’enchâssement des cadres, l’avancée insinuante de la caméra et un certain usage de la musique de Bach apparaissent comme autant de procédés hérités du cinéma de Tarkovski.

Il est vrai que l’auteur de Solaris et du Miroir est un maître lorsqu’il s’agit de confier à la nostalgie les clés de la production des images. C’est un certain rapport à l’enfance, entre sensualisme et mysticisme, que décrit ce lexique malheureusement aujourd’hui fort convenu.  Les montagnes, le goût de l’altitude, le contact direct avec les éléments, la divine triade ciel-eau-terre signalent donc ici encore un paradis perdu, la Savoie pour Pinget. De cette région aimable comme de son adoration pour sa mère, jamais il ne fut quitte, tiraillé qu’il était entre la volupté de la régression et la hantise de l’enlisement – comprendre de l’identité.

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« Il me faisait toujours un peu peur, à cause des mots ». Secret, énigmatique, fascinant : l’écrivain dicte la forme du documentaire, son non-vouloir se laissant facilement parasiter.  Autour de Pinget, forcément le mystère  s’amplifie. En dernier lieu, les écrits sont appelés à témoigner. D’abord cette pièce, Autour de Mortin, que l’auteur a lui-même transposée au cinéma, laquelle pourrait fort bien avoir servi de modèle à Ursula Meier. Du film au documentaire, les thèmes et les ingrédients sont les mêmes, un mort, une enquête, des témoignages contradictoires. La morale s’énonce très simplement : tout ce qui se dit est vrai. Seulement ces vérités, mises ensemble, se fracassent les unes contre les autres, s’annulent. Une autre pièce, L’Inquisitoire, donne la parole à la schizophrénie. Un douloureux dialogue oppose un inquisiteur à un soi qui résiste : la même entité produit les questions et les réponses.

Après visionnement, homme et œuvre semblent plus inaccessibles que jamais, tombés dans un champ abstrait dont ils émergent en tant que principes fictionnels.  Tant pis si on ne lit pas Robert Pinget, le film ne donne pas spécialement envie de pallier cette lacune.La quête qui a motivé une telle mise au jour pourrait s’achever dans une mise au repos définitive. Heureusement il n’en est rien. D’avance promise à l’échec, l’échec ne clôture pas l’entreprise. Au contraire, l’échec est ce qui la fonde à se produire comme du cinéma à part entière.

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Ursula MEIER, Autour de Pinget, Belgique, 1999

 

 

 

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés

 

« Les failles éclataient, des documents cachetés lui étaient renvoyés, les feuilles lui coupaient la peau des doigts, des plaies précises et une petite douleur qu’on n’oublie pas. Il avait fini relégué dans un bureau au bout d’un couloir où personne ne passait jamais. Il récupérait les dossiers des autres, n’ouvrait rien, les transmettait à d’autres. Un cri se creusait sur son visage. »

Elsa Boyer, Heures creuses, P. O. L., 2013

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Certaines maladies mordent dans les deux sens, au-dedans comme au dehors. Échappant aux diagnostics établis, résistant aux analyses, sans réel début et surtout sans fin, on ne sait quel nom leur donner. Par défaut et comme pour s’en débarrasser, on dit alors qu’elles sont psychosomatiques. Tout imaginaires qu’elles soient, ces affections ont des répercussions sur la société dans son ensemble. Un coût économique avéré leur octroie une mince reconnaissance. Entre les personnes atteintes et les mutuelles, la médecine du travail assume la position malaisée du contrôleur et de l’interprète.

Cette ambivalence revêt un caractère positif. Le malade se voit enfin donner la chance de s’expliquer, non pas devant un médecin de famille, mais devant une oreille officielle, celle d’un représentant de l’état qu’intéresse la santé de la population. La médecine du travail marque ce point de bascule où la maladie devient un fait public. Marc-Antoine Roudil, cinéaste, et Sophie Bruneau, anthropologue, ont pris le parti, il y a quelques années déjà, d’enregistrer un petit nombre de consultations.

Devant une caméra fixée sur un pivot, trois femmes, un homme et un médecin se font face, la table qui les sépare découpe le cadre de façon symétrique, égalitaire, scrupule révélant en creux quelle politique de l’image est ici en acte. Seuls instruments en vue, un stylo et du papier. Pas de stéthoscope, de seringues, pas même un fauteuil pour s’étendre.

Ce que nous voyons, nous qui ne sommes tous directement concernés, ce ne sont pas des personnes. Le dispositif tant de la clinique que du documentaire ne se prête pas au raffinement psychologique, pas plus d’ailleurs qu’il n’encourage au voyeurisme. Là, devant nous, des figures. Visages de l’anxiété, de l’épuisement, de la honte, du désespoir. Postures, gestes, courbatures et crampes comme l’angoisse font saillies – révèlent l’empire d’une douleur installée. Les voix produisent le même effet, flux précipité ou ralenti, toujours anxieux, de propos plus proches de l’aveu que de l’assertion.

Ces visages, ces corps témoins, reconnaissons aussi qu’ils ne nous étonnent pas. Ce qu’ils représentent n’a rien de spectaculaire. Le film ne construit pas un dossier à charge et ne file pas non plus une enquête. L’anamnèse et les commentaires qu’elle suscite n’ont pas d’autre ambition que d’illustrer les termes d’une enquête antérieure, le livre de Christophe Dejours paru en 1998, Souffrance au travail.

Que le travail use les corps et les vies, cela, on le sait. Quelque chose aujourd’hui interpelle, mais quoi ? Le psychiatre auteur du livre signale des troubles spécifiquement liés à l’effritement du collectif. Pour aller tout droit aux conclusions de son essai, certaines techniques de management actuelles ont pour conséquence (pour but ?) de briser la solidarité, cette solidarité grâce à laquelle un individu mis en difficulté sur son lieu de travail, peut encore, à cet endroit même, se sentir soutenu. Aujourd’hui, une nouvelle solitude frappe les salariés. Des capacités accrues, disons illimitées, se traduisent en demandes analogues. Au terme de cette logique du dépassement, les individus mis en compétition sont en plus du reste rendus comptables des échecs de l’entreprise.

Chez certains, des douleurs apparaissent, de toutes sortes, d’intensité variables. Les uns souffriront du dos, les autres des bras et des poignets, ou encore de la tête, des yeux : à chaque métier son éventail d’effets néfastes, le corps se prête à tous les maux. Diverses raisons retardent la mise au repos, lente évolution de la douleur, spectre du remplaçant, peur de devenir ce maillon faible qu’on méprise et rejette. Souvenez-vous : vous êtes capables du meilleur. Ce culte de la bonne volonté s’assure de la complicité de tous. La relève est assurée. Le système, nous dit-on, fonctionne à tous les niveaux, du bas de l’échelle jusqu’en haut. Une ouvrière, un directeur d’agence, une technicienne de surface et une vendeuse : un tel échantillonnage donne au film un caractère non plus seulement illustratif mais démonstratif. Ce procédé a une légitimité théorique dans la mesure où il met en évidence certains mécanismes à l’œuvre dans les entreprises et dans la société. Au spectateur de se garder d’établir plus avant des équivalences entre les différents cas qui lui sont soumis.

Le titre – et le titre seulement – conduit l’abstraction jusqu’à son terme. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : cette formule – une citation de la fable Les Animaux malades de la peste généralise le propos comme il le met à distance. Sous la raillerie, c’est un mode de diffusion du pouvoir que La Fontaine analyse. Ainsi, sous la peste s’en déploie une seconde, plus terrible car elle n’est que contagion. La société des animaux est en crise : le lion décrète que le coupable doit se faire connaître. La « faute » dégringole de haut en bas et finit par être endossée par l’animal le plus humble. On songe à une pratique dont il est abondamment question dans le documentaire : l’évaluation à 360°. Sous couvert d’avancée démocratique, c’est bien la société de surveillance théorisée par Foucault qu’on voit poindre ici, avec des effets désastreux sur la confiance en soi et dans la communauté. Contre la peste, un seul remède : se serrer les coudes.

Tant de noirceur ne peut qu’appeler à la révolte. Que faire alors lorsque la honte l’emporte sur la rage et que l’énergie vient à manquer ? Un second volet intitulé Viatique introduit un peu de pédagogie dans ce qui risquerait sinon de reconduire à une opposition binaire entre dominants et dominés. Bien que minoritaires, il existe des points de fuite, des trouées dans le système, des alternatives. Certaines peuvent même prendre forme en son sein, pacifiquement et sans drame. L’exemple est sous nos yeux : c’est celui du corps soignant. Constitué de médecins, de psychologues, d’assistants sociaux, de juristes, bref, de divers métiers appelés à dialoguer et à prendre des décisions ensemble, il présente tout autant un recours pour les personnes en voie de marginalisation qu’un référent, un modèle dynamique. Dans le cas précis du système hospitalier – mais on peut sans peine étendre ce modèle aux entreprises privées et publiques -, l’efficacité du travail dépend directement de la cohésion des équipes.

Marc-Antoine ROUDIL, Sophie BRUNEAU, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient touchés, Belgique, 2005.

Au gré du temps


Il ne faut pas plus d’une heure pour assister à la naissance et à la mort de trois œuvres de Bob Verschueren. En vrai, il faudrait un peu plus longtemps, quelques jours, une semaine peut-être, guère davantage. Car il s’agit d’un art de l’éphémère prenant chair et souffle dans un temps et un lieu déterminés. Au gré du temps, ainsi s’intitule un documentaire de Dominique Loreau qui suit l’artiste dans son travail : déblaiement d’un terrain vague, installation de roseaux sur une plage, pommes crues étalées sur le sol d’un préau.

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L’artiste se profile tour à tour en jardinier, en maçon, en éducateur, en saltimbanque… L’homme qui endosse ces rôles est une présence anonyme que ses interventions effacent, un pantin, une anomalie du paysage. Quoique ses initiatives ne dénotent pas de l’ordinaire et soient fort bien exécutées, elles heurtent l’évidence du seul fait qu’elles ne rencontrent aucun but, aucune nécessité. Les lieux investis de cette façon, comme réticents, comme malgré eux, paraissent faux tout à coup. Introvertis, subtilement dérangeants. On ne peut guère que vouloir les fuir, comme s’ils étaient le décor d’un drame injoué, et se demander ce que l’on regarde exactement, ce qui ne va pas. Que faire d’une scène dont on ne détient pas la clé ? A quoi bon s’obstiner ? Un montage alterné renforce l’ impression que ce qui vient s’ajouter à l’ordinaire, au réel si l’on veut, ne fait qu’en accroître les défauts, comme un jeu de secousses ne ferait qu’aggraver la fissuration. La caméra semble héler le spectateur, le tirer par le bas du manteau vers les bords du cadre et l’inviter à en sortir…

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Un regard vierge, une oreille flottante, tous deux propices à l’étonnement, et renvoyant à une forme idéale de l’attention, on les retrouve tout au long du film, portés par une succession de badauds, hommes, femmes, enfants, animaux, passant là par hasard et saisis dans le vif de leur curiosité. Ainsi l’absence de commentaire oral se complète-t-elle nécessairement, lorsqu’elle suscite une interrogation, d’une profusion de commentaires optiques et sonores. Car le surgissement de l’inexplicable dans la vision ne peut se satisfaire de la première réponse venue, fût-ce d’une personne avertie. A charge du film, non pas d’expliquer, mais de s’en faire l’écho. Les tableaux se succèdent sans commentaires. Et peut-être vaut-il mieux ne rien savoir, n’avoir aucune idée des intentions, du chemin à suivre, du panorama, du sens de ce qu’on nous montre, pour que le temps accomplisse sa mue.

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Bob Verschueren et Dominique Loreau, le plasticien de l’éphémère et la cinéaste, ont en commun de ne pas concevoir, à proprement parler, d’objets. Ils se bornent donc à méditer sur le temps. Pourriture, envol, traces, vent, écoulement : autant de figures qui se déclinent dans les choses et dans les images, sensuellement et dans l’esprit.
Mobilisant ce qui se trouve sur le terrain, débris en tous genres, pierres, ferraille, végétations diverses, carcasses, les installations de Bob Verschueren connaissent la dégradation accélérée de leurs fragiles composants. Si grande est leur vulnérabilité qu’on finirait par ne plus les considérer que sous l’angle de la finitude, n’était leur lente élaboration qui, en vérité, permet de redéfinir leur existence.
Le cinéma s’écoule et conserve, consume et retient, tandis que le montage assume le rapport essentiel que la durée noue avec l’éphémère. Les longs plans séquences qui, d’un lieu à l’autre et par fragmentation des œuvres, composent le film, portent au mieux leur message. Un siècle peut se loger dans une seule minute, l’heure habite la seconde : l’éternité migre à l’intérieur de l’éphémère comme si chaque œuvre, dans le laps de temps qui lui était imparti, en détenait une part.
Leur inscription dans l’ordinaire et leur vie brève naturalisent ces rêveries. Mais l’inverse est aussi vrai. Amalgamées à la vie du paysage, elles « réenchantent » le réel, pour employer un terme à la mode, constituent de possibles hétérotopies. Celles-ci nous semblent hélas d’une tristesse inhabitable.

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Au gré du temps, Dominique Loreau, Belgique, 2006

Genpin

« Quelle mélancolique beauté était celle des femmes, lorsqu’elles étaient enceintes, debout, et que, dans leur grand corps, sur lequel leurs deux mains fines involontairement se posaient, il y avait deux fruits : un enfant et une mort. Le sourire intense, presque nourricier, sur leur visage rasséréné ne venait-il pas du sentiment qu’elles avaient parfois de sentir croître en elles à la fois l’un et l’autre ? » R. M. Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (traduction : Claude David)

« La nature est cette communauté où nous introduit le corps. » Novalis

La meilleure façon de mettre un enfant au monde ne serait-elle pas, tout compte fait, de laisser faire la nature ? Simple question que la surmédicalisation de la vie humaine (avec ses moments charnières, ses points d’intensité : sortie de l’enfance, entrée dans l’amour, vieillissement, maladie, mort – grossesse) détourne assurément de l’évidence. De tous temps des communautés se sont érigées contre les institutions et contre les services publics, sur le sentiment que ce qui relève de l’intime et de l’expérience individuelle requiert une forme spécifique – choisie – de mise en partage, par-dessus tout en situation de détresse, face à ces maux physiques et psychiques que ni la science ni le personnel soignant ne peuvent, non pas, évidemment, résoudre, mais ne serait-ce qu’entendre.

Ainsi, il existe au Japon, dans une forêt en bordure de ville, un centre d’accompagnement pour femmes enceintes visant à réduire au maximum la part d’intervention médicale dans la grossesse. Son fondateur, un gynécologue aujourd’hui octogénaire, défend un usage raisonné des techniques modernes : un suivi attentif et appareillé mais pas d’anesthésie et, pour ainsi dire, pas de geste chirurgical. Sa posologie relève de la bonne hygiène, stricte et sommaire : sortir au grand air, s’activer, communiquer. En théorie, cette médecine ne s’écarte de la norme hospitalière que par sa rusticité : un tatami posé à même le plancher en plein cœur d’une oasis végétale.

L’endurance et la force morale requises des adeptes n’en sont pas moins révélatrices d’un malaise. La future mère doit se montrer stoïque, arborer fièrement la douleur, la perte, l’abandon, la solitude. Un enfant mort sera porté à terme et délivré par la voie naturelle. Dès lors, si chaque patiente présente un cas unique, il n’est pas certain que ce qui passe pour une « expérience existentielle » ne nous apparaisse pas d’abord comme une épreuve. Couplée à la mort, la maternité réinstalle la femme au centre d’une métaphysique qui, sous couvert de confiance et de mérite, promeut le renoncement, le sacrifice, la soumission. En tant qu’humble médiateur, le médecin fait tout de même autorité. Le portrait en majesté des parturientes contient donc en creux celui de cet homme qui, les mains couvertes d’ecchymoses, a su triompher de l’asepsie médicale. Sous son toit, des femmes fragilisées, en détresse, disent retrouver ce dont elles se sentent ailleurs dépossédées, à commencer par l’usage de leur propre corps.

Lorsqu’un discrédit atteint la pensée scientifique, le manque d’alternatives sérieuses et désintéressées a pour effet, non seulement de convoquer toutes sortes de croyances censément plus sages car plus anciennes, mais encore de diminuer l’autonomie des individus. La collectivité organise l’impuissance. Fausses couches, décès, souffrances physiques et morales, côtoient les événements heureux : il n’y a pas de ratés mais un équilibre souverain de gains et de pertes. Ainsi le médecin a-t-il tout lieu d’affirmer que les problèmes ne sont pas d’origine biologique, mais bien d’origine culturelle. Encore faut-il parvenir à cet état de conscience, de détachement, à la faveur duquel les notions d’échec, de faute, avec leur envers, plus insidieux, d’irresponsabilité, se résorbent les uns par rapport aux autres.

Autant les injonctions du médecin prennent, dans sa bouche, une forme brutale (se secouer pour éviter d’être trouillarde, boulimique et mollassonne »), autant Naomi Kawase, derrière la caméra, tente-t-elle à sa manière de les atténuer. Les faits en paraissent élégants, plus subtils, à ceci près que ce qu’ils perdent en dureté renforce leur ambivalence.

Car que sait-on réellement de ce que l’on voit ? Qui est ce vieux médecin ? Un sage, un gourou ? Son art et son anticonformisme ne laissent pas d’éveiller quelques questions chez le spectateur. Quelle sorte de communauté est-ce là ? Havre de paix ou havre de transgression ? Ces doutes, Naomi Kawase ne les confirme ni ne le récuse. Sa caméra n’affirme qu’une seule chose : qu’elle n’est pas là pour juger mais pour communier. Son regard ne s’enquiert pas, il va, vient, circule, se laisse porter. C’est là son rapport spécifique à l’objet filmé, qu’il soit de fiction ou comme ici, bien réel.

Y a-t-il, dans un tel acquiescement, style ou absence de style ? L’acte documentaire ne s’en trouve pas aboli mais significativement déplacé. De dérives en décadrages, la caméra invite à rallier ses enquêtes tactiles, auditives, à prendre place dans la communauté de la sensation. La topographie errante (où commence la ville, où commence la forêt ?), le dédain des choses matérielles (combien cela coûte-t-il, quel regard porte la communauté des médecins sur ces pratiques, depuis quand, jusqu’où cela peut-il aller, etc) donnent dans un à peu-près qui, vibrant, sensuel, lourd de sens, réclame l’adhésion.

Une profonde ambiguïté traverse en effet Genpin. Car de même que le docteur travaille à la lisière de la ville et des techniques modernes, de même, en s’attachant à ne pas porter sur lui de jugement Naomi Kawase en vient-elle à relayer sa vision des choses, à moins que ce ne soit l’inverse. Peu importe au fond, il suffit de dire que la nature comme telle nommée n’est jamais neutre.

Outre l’accouchement proprement dit, filmé de façon frontale, sans fausse pudeur et sous divers angles, survient à plusieurs reprises une image pour le moins troublante. Les futures accouchées, hache en mains, fendent du bois. Sublime et inadmissible, le plan, pourrait avoir germé dans le cerveau de Lars Von Trier. Genpin, sous son étiquette documentaire, n’est pas d’un abord moins risqué que, disons, Antichrist ou de Nymphomaniac. Sa poésie prudente l’expose tout autant au risque du fantasme que les brutales embardées du réalisateur danois. Ici et là, le corps féminin, saisi entre jouissance et souffrance, peau et organes, don et absorption, béance et enveloppement, fascine. Sujets d’une quête mystique, les corps pleins, alourdis de métamorphoses, de vie et de mort, gisent dans les tréfonds de l’image laissant la surface au souffle et à la lumière. L’arrière-monde n’est plus spirituel mais organique. Mais là où Lars Von Trier s’ingénie à lever des apocalypses qui, rétroactivement, doivent donner raison à sa mélancolie, Naomi Kawase, elle, fait le pari de la réconciliation. Qu’elle soit originaire ou utopique, souterraine ou céleste, l’harmonie est la visée de son cinéma, l’au-delà de l’image. Pari séduisant et intrépide sur lequel Genpin veille en personne  : « L’esprit de la vallée ne meurt jamais. C’est Genpin, la femme mystérieuse*. »

Naomi KAWASE, Genpin, Japon 2010

*citation de Lao Tseu, en exergue du film.

Une image bien regardée

« Benjamin* appelle cela un analphabétisme de l’image : si ce que vous regardez n’appelle en vous que clichés linguistiques, alors vous êtes devant un cliché visuel, et non devant une expérience photographique. Si vous vous trouvez, au contraire, devant une telle expérience, la lisibilité des images n’ira justement plus de soi, car privée de ses clichés, de ses habitudes : elle supposera d’abord le suspens, la mutité provisoire devant un objet visuel qui vous laisse interloqués, dépossédés de votre capacité à lui donner sens, voire même à le décrire ; elle imposera, ensuite, la construction de ce silence en un travail du langage capable d’opérer une critique de ses propres clichés.  Une image bien regardée serait donc une image ayant su interloquer, puis renouveler notre langage, donc notre pensée. »

Georges Didi-Huberman,  Phalènes. Essais sur l’apparition 2.

*Walter Benjamin cité plus haut : « Les injonctions que recèle l’authenticité de la photographie[,] on ne réussira pas toujours à les élucider par la pratique du reportage dont les clichés visuels n’ont d’autre effet que de susciter par association des clichés linguistiques chez celui qui les regarde. » Extrait de Petite histoire de la photographie.

Captures d’écran : Ma Nuit chez Maud, Éric Rohmer