L’invention de la cuisine

Paul Lacoste, « L’invention de la cuisine », avec Michel Bras, Pierre Gagnaire, Olivier Roellinger

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Si l’invention fait table rase du fastidieux et de l’ennui, la cuisine donne accès, entre autre, à la durée. L’invention de la cuisine ne célèbre pas l’exception, elle recherche l’essence de la cuisine. Documentariste et cuisinier amateur, Paul Lacoste connaît cette générosité de l’apprêt, l’attente non pas éprouvante mais éprouvée, qui est accueil amoureux des aliments non pas seulement dans ce qu’ils ont à offrir, saveurs, textures, couleurs, mais aussi dans ce qu’ils sont, fragilité, défauts, blessures. La cuisine est un amnios où nourriture et rêverie s’échangent. Ainsi la cuisine abonde, non pas à la manière du glouton1 tenu dans le ventre même du verbe manger, elle regorge, s’exprime ; elle se modèle, non pas comme anomalie de la matière, perversion du raffinement, appauvrissement ; non la cuisine s’invente, à la fois intelligence et sensualité. La substance reçoit contour, chaleur et lumière ; la pensée s’y dépose et la féconde. La cuisine ne s’épanouit pas dans la pesanteur qui assombrit et qui éteint, mais dans la fluidité, dans la grâce qui exalte.

Ceci étant dit, la série de portraits que propose Paul Lacoste est exemplaire mais nullement exclusive. Exemplaire car les cuisiniers choisis par Paul Lacoste ont en commun ce rapport alchimiste avec le monde comme nourriture, comme désir ; non exclusive car les chefs étoilés qu’il filme ne font qu’incarner une certaine idée de la cuisine, idée dont ils témoignent sans prétendre en être les gardiens.

La justesse de Paul Lacoste est de ne pas chercher son sujet là où il se présente avec la plus grande évidence, c’est-à-dire sous son jour le plus trompeur. Il effleure le beau, le bon, ne s’y arrête pas, sachant que l’on ne considère souvent de la cuisine qu’une fraction de ce qu’elle est, le moment de la transformation, ou  celui de l’apparition, ou encore de dégustation. C’est évidemment réducteur. Son devenir éphémère l’appelle à persister en elle-même (invention), à persister dans l’intime, (mémoire). L’art de la table peut certes consister en des nourritures d’exception joliment présentées, son essence reste irréductible à la consommation et à l’immédiat. Raison pour laquelle Paul Lacoste tente d’en saisir la genèse, à l’extérieur, au grand air, par exemple sur les plaines de l’Aubrac avec Michel Bras. Nul hasard en cela : c’est en séjournant chez ce chef singulier que lui est venue l’idée de son premier portrait. Michel Bras et Paul Lacoste ont en commun ce rapport au monde qui est sensibilité et disponibilité. Preuve que rien ne distingue fondamentalement les disciplines que leurs moyens d’expression, Paul Lacoste, dans le cadre des cours de réalisation qu’il donne à l’ESAL de Toulouse, incite ses étudiants à suivre une formation culinaire.

Ensuite, Michel Bras a mené Paul Lacoste jusqu’à Pierre Gagnaire et Olivier Roellinger. A partir de là, L’invention de la cuisine est vraiment devenue une série, sans tomber dans la répétition ou dans le stérétoype : le réalisateur choisit lui-même ses sujets et s’attache toujours davantage aux personnes qu’aux prouesses. Avec Michel Bras, on arpente silencieusement l’Aubrac, on étudie les nuances de la lumière, la forme des nuages, on marche à sa suite en quête d’herbes sauvages. A cette moisson de tracés et d’impressions font écho les essais pratiques. On voit que les plats s’élaborent lentement, par tentatives, ratés, ajustements. Ainsi le gargouillou de légumes, véritable épure végétale, résulte tant d’un cheminement intérieur que de manipulations diverses sur l’assiette. A ce stade-là, l’accent est mis sur le travail en équipe, la convergence des idées. Cette synergie culmine dans ce que Paul Lacoste conçoit comme le point d’orgue de ses documentaires : le coup de feu. Il filme là de formidables chorégraphies centrées autour du chef, dont la place, jamais la même, est toujours signifiante : au passe pour Michel Bras, au four pour Pierre Gagnaire et près des sauces pour Olivier Roellinger. C’est ici que la cuisine flamboie, qu’elle se donne jusqu’à l’épuisement. Ce n’est certes pas dans cette consomption quasi folle qu’elle se trouve,  mais c’est là, dans la façon dont elle s’y prépare et s’en remet – lentement – le lieu de sa régénérescence perpétuelle.

Cette lenteur est d’ailleurs le fait de tous les cuisiniers que Paul Lacoste nous donne à découvrir. Et c’est étrange de voir un chef aussi nerveux, aussi bouillonnant que Pierre Gagnaire, qui bégaie plus qu’il ne parle, sans cesse sur le qui-vive l’oreille collée au téléphone et en route vers l’un ou l’autre de ses nombreux restaurants, de le voir soudain en apesanteur devant un plat, suspendu, soudain concentré alors que le temps, lui, se dilate, ne se compte plus ni en minutes, ni en jours mais en mois. Si Michel Bras est un contemplatif, Pierre Gagnaire pratique, selon ses propres termes, le constructivisme culinaire. Ses référents sont les abstractions géométriques, droites, angles, solides. Cet art métropolitain contraste aussi avec la sensibilité marine et voyageuse d’Olivier Roellinger, ayant plus que quiconque avec la cuisine une relation ontologique. Née d’un désastre personnel (une agression extrêmement violente suivie de deux ans de convalescence), la cuisine fut la guérison, la vie rendue, renouvelée, l’ailleurs. La mer, les épices : Olivier Roellinger construit ses plats en parfumeur mais ses jus insolites drainent le lointain autant que la mélancolie.

Ces trois premiers portraits sont déjà vieux d’une dizaine d’années, beaucoup de choses ont changé : Olivier Roellinger a renoncé à ses étoiles, Pierre Gagnaire n’est presque plus au fourneau mais il étend son territoire jusqu’à la musique2, et Michel Bras a ouvert un second restaurant au Japon, à Hokkaido… Quant à Paul Lacoste, après Michel Guérard, Gérald Passédat, Pascal Barbot et Michel Troigros, pour son dernier documentaire il s’intéresse (enfin) à un chef étranger et (enfin) à une femme : Nadia Santini.

Il n’est ni exagéré ni futile de prendre soin de la cuisine, de s’y essayer autant que d’en jouir, d’apprendre à apprécier ses durées, d’étendre son répertoire, de s’exprimer à travers elle… En considérant qu’elle satisfait davantage que les besoins alimentaires, ces beaux documentaires ont les meilleures raisons d’être, ne serait-ce qu’en guise de résistance contre l’alimentation industrielle, qui ne nourrit ni les corps ni les esprits, qui affame au propre et au figuré : perte du goût qui est oubli du regard, de l’odorat, de l’écoute, du toucher, perte du symbole, du rapport, de la transmission. L’invention, c’est la vocation de la cuisine : saisir et révéler. Son registre est illimité, le monde se donne à elle – le chaud, l’humide, le lointain, la joie, les nuages, la ville, le rêve et même la mort – elle s’offre au monde, chair abondante d’un langage voluptueux.

Notes :

1. manger < manducare < manducus : glouton de la comédie romaine affublé de grosses mâchoires (source : Petit Robert 2008)

2. Pierre Gagnaire est, avec le jazzman Chilly Gonzales, co-auteur de Bande originale.

Paul Lacoste, « L’invention de la cuisine », avec Michel Bras, Pierre Gagnaire, Olivier Roellinger, (France, 2001).

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Les larmes gourmandes de la pâtissière

Une pâte bien lisse, soigneusement foncée dans un moule profond. Vient s’y déposer en couches voluptueuses une crème épaisse, qui offre un coussin moelleux à d’abondantes poignées de fruits. Il suffit alors de mettre le plat au four et de laisser la chaleur dorer la croûte et caraméliser les sucres.

Le résultat : les meilleures tartes de la région – mais en anglais on dit pie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose -, des douceurs uniques, portant des noms aussi intrigants que I-don’t-want-a-baby-pie, fall-in-love-pie, no-money-no-hope-pie… La pâtisserie comme journal intime, expression originale des états d’âme de Jenna, jeune serveuse au fin fond de nulle part, désastreusement mariée, figée dans la tristesse et l’inertie de sa condition. Waitress – c’est le titre du film – enrobe un sujet grave, une grossesse non-souhaitée, dans des rubans de crème douce-amère, des nuages de couleurs acidulées, des décors légèrement kitsch posés comme un coin de sourire au bord d’une histoire qui ne veut surtout pas se prendre trop au sérieux. Tiens ! ça me rappelle, sur le même thème mais dans un contexte différent, un autre film vu récemment, Juno… Deux films attachants, tendres et cruels, délicatement amers comme un gâteau au thé vert. Deux actrices merveilleuses, pas spécialement connues, au jeu fragile mais déterminé, tout en nuances et intériorisation. Peut-être Jenna me touche-t-elle davantage, un peu tombée du cadre, années 50, féminine et trop douce, toute à sa passion créatrice.

Keri Russel

Déjà sombre, Waitress porte le deuil de sa réalisatrice, Adrienne Shelly, actrice d’un temps pour Hal Hartley, ici adorable serveuse Dawn, décédée peu après le tournage…

Quelques petites remarques judicieuses et disparates :

– les nombreuses scènes dédiées à la confection des pies dégagent une sensualité extrême. Malgré tout, les pâtisseries sont, comment dire, américaines… trop riches, trop colorées… mais, d’une certaine façon, le cinéma les rend voluptueuses.

– je vous déconseille de pétrir la pâte brisée comme on voit Jenna le faire. Un massacre pâtissier, rien de moins, qui compromet autant la texture que la tenue de la pâte.

– Le tableau du métier est (heureusement) idéalisé. En réalité, cela implique une telle démultiplication des ingrédients, manipulés par dizaines de kilos, que le travail en devient non seulement physique, mais aussi très répétitif. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le récit d’une jeune femme qui, après de brillantes études, décide de suivre sa vocation et de s’inscrire à un atelier de pâtisserie.

– Jenna est une pâtissière non consommatrice : on ne la voit jamais manger ce qu’elle prépare. Son bonheur, c’est apparemment de régaler les autres. A l’inverse, il y a ce personnage incarné par Norah Jones dans My Blueberry Nights, dernier film de Wong Kar Wai, qui dévore des pies amoureusement préparés pour elle (donnant lieu, à mon avis, aux seules scènes intéressantes du film…)

Waitress, d’Adrienne Shelly, avec Keri Russel

Juno, de Jason Reitman, avec Ellen Page (VJ0124)

L’art est parfois un bon prétexte

Prison dorée ? Ligotage au tablier ? Plus aujourd’hui. La cuisine est désormais le creuset d’une créativité généreuse. Triomphalement réinvestie par une nouvelle génération de femmes enthousiastes, elle détourne et dépasse la bonne vieille fonction ménagère.

Grâce aux blogueuses pionnières de ce retournement ironique, la cuisine mérite plus que jamais le qualificatif d’art majeur. Ne sollicite-t-elle pas les cinq sens ? Le goût, d’évidence, le toucher, l’odorat et la vue… Expression d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une sensualité. Un art qui, chez elles, embrasse également d’autres formes d’art : la photographie et l’écriture. Une façon d’accompagner les recettes de textes tout aussi savoureux, feuilletons où elles se mettent en scène, avec suffisamment de recul humoristique, de pudeur et de talent littéraire pour échapper au déballage réalitioniste.

Evidemment, si la cuisine représente pour vous une corvée nécessaire, une monotonie de plats toujours recommencés, consommés en vitesse sur un coin de table ou, horreur ! devant la télévision, le sujet vous paraîtra futile. Par contre, si, comme moi, vous adorez les idées originales, les associations audacieuses de saveurs, le travail des textures, les voyages épicés, les chroniques de restaurants – si vous êtes curieux de découvrir de nouveaux ingrédients – si un plat avant d’enchanter la bouche, ravit les yeux et inspire les commentaires, alors vous en avez pour des heures et des heures de régal. Vos livres de cuisine vous paraîtront bientôt morts et poussiéreux, rébarbatifs comme des plats préparés, préemballés, prémachés. Chez elles la cuisine devient un work in progress, un art vivant, dans un contexte personnalisé. Bien plus qu’au résultat, on assiste au processus de création, de l’idée à sa réalisation, sans omettre les accidents, les surprises, les échecs, les réactions de l’entourage.

Les affinités entrent en jeu. Je vais bien sûr vous donner quelques références, mais mes préférences ne sont peut-être pas les vôtres. Il y en a pour tous les goûts ! Des jeunes et moins jeunes, des hommes aussi, parfois, (désolée, ce post examine la cuisine sous un point de vue de la blogosphère féminine, que je juge important de souligner, mais il est évident que la cuisine en tant qu’art dépasse de loin cet angle particulier), des bouillonnantes et des calmes, des fonceuses ou des précieuses, des didactiques et des chaotiques, des cartésiennes ou des illuminées, des sucrées, des salées…

Quelques liens :

Beau à la louche

B comme bon

A flavor capture

La tartine gourmande

Sooishi

1001 recettes (pour le masculin)