La Rue des Douradores et son ombre

Du noir au blanc : la rue des Douradores s’éclaircit. Ici le décor précède le texte et ne manque pas  de susciter l’erreur. Comme celle qui consiste à abîmer les yeux du lecteur en lui infligeant un contraste proprement anti-ophtalmique.

Toutes mes excuses à ces yeux-là.

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Adèle et l’écriture

Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.

Roland Barthes, <Fragments d’un discours amoureux

En pensant à L’histoire d’Adèle H., de François Truffaut, avec Isabelle Adjani dans un de ses plus beaux rôles.


Vues subjectives d’instantanés fugitifs (1)

Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices.

Ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre, il se demanda longtemps s’il l’avait vraiment vu, ou s’il avait créé ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait venir…

Chris Marker, La Jetée (1962)

Page blanche

Exercice d’admiration ou tribune de colère, la critique déclenche un phénomène étonnant : l’exacerbation. Dès que je commence à penser un film, ma première impression vole en éclats. Il ne s’agit pas de nier, de censurer ma subjectivité, disons plutôt de l’ouvrir, pour regarder ce qu’il y a à l’intérieur. Ma première impression, c’est une bulle transparente. Lorsqu’elle éclate, il m’arrive de la trouver vide ; un filet d’air et puis rien du tout. Une bulle de silence. Avoir aimé ou non le film n’a rien à y voir, c’est juste que c’est tout. Un moment de cinéma isolé, qui ne déborde pas sur ma vie, ne change pas ma vision du monde, peut-être même pas mon humeur ; quelque part un petit trait de souvenir.

Mais c’est assez rare. Le plus souvent, en s’ouvrant, la bulle éparpille mille cristaux – ou mille éclats de verre. Rassembler les fragments, les examiner d’un peu plus près, sceptique, circonspecte : après tout, ils ne sont encore qu’émanations de film. Et c’est ainsi que j’en reviens justement à lui. Pas à pas, un retour déstructuré, lacunaire, titubant. A présent je veux voir le film tel qu’il ne se montre pas. Sans le son, entendre ce qu’il dit ; sans l’image, regarder ce qu’il représente ; en désordre, déceler sa hiérarchie. C’est presque une métamorphose (une vision du monde ?) Le processus peut se révéler éprouvant. Récemment, le hasard des éditions m’a confrontée à plusieurs films et documents de guerre. S’agréger à de tels sujets déteint forcément. Par l’écriture, je creuse autant que je peux, je circule à l’intérieur du film. Bien sûr, j’ai de nombreux points d’appui, des références, des discussions. Il n’empêche, ces traversées modifient mon rapport au cinéma. De nouveaux sentiments se développent, différents de ceux que soulèvent le visionnement, beaucoup plus forts. L’exacerbation, disais-je.

Ensuite, mon texte n’a jamais d’autre légitimité que celle qui m’engage personnellement dans tout ce que j’écris. C’est pourquoi la discussion devient nécessaire, qui est aussi la raison d’être de la Rue des Douradores, partager, donner mon avis pour en recevoir. Surtout ne restez pas silencieux ! N’hésitez pas à me contredire, m’envoyer vos remarques, vos commentaires. Il faut que tout cela devienne vivant, palpable, bruyant. La Rue des Douradores aime la circulation des idées!

Photo : Affiche du film de Cronenberg, The naked lunch

Comment réduire sa consommation (et son espérance de vie) ?

Il fallait y penser ! Et que quiconque doute encore de l’immense faculté d’adaptation de l’homo sapiens lise ceci.

Les hypermilers

La marche ? Le vélo ? Rien de très excitant ! Pour un jeune homme moderne et branché, soucieux malgré tout – non pas d’environnement, n’exagérons pas – de ses économies, il existe un nouveau jeu, un défit permanent. Ici, le niveau d’adrénaline injecté dans le métro-voiture-boulot-dodo est directement proportionnel à celui d’une jauge à essence. Pour les hypermilers (on pourrait traduire, en français, hyperkilométrés, mais c’est moins joli), le plaisir consiste à rouler en consommant un minimum d’essence. La méthode ? Respecter les limitations de vitesse. Oui, bof. Pour les ex-amateurs de grosses cylindrées, quelle motivation ! Plus loin, ça devient intéressant. Le pulse and glide consiste à donner un coup d’accélérateur pour éteindre le moteur aussitôt, et se laisser voluptueusement glisser sur la route. Conseil : ne pas freiner (de toute façon, sans moteur ça marche moins bien), ne pas ralentir, éviter les stops, les obstacles, les feux rouges, sinuer sur la route d’un mouvement onduleux, continu. Ensuite, c’est l’évidence : garder son moteur bien au chaud (une petite couverture et un grand garage), démarrer en haut d’une pente (évidemment, il suffit de bien choisir ses amis, son lieu de travail : en haut, toujours plus haut !), etc etc. Pour une belle photo, se reporter à l’article du magazine Wired. La blogosphère sert ensuite de plateforme aux exploits, puisqu’il n’existe pas de jeu sans un mâle esprit de compétition, sain comme l’air frais !

Photo : James Dean et Nathalie Wood dans Rebel without a cause, Nicholas Ray (1955)

Toucher pour exister, un peu plus…

Le phénomène des docu-fiction atteint également le domaine de l’édition, avec son goût prononcé pour les témoignages saignants, les scandales, les révélations croustillantes, aussi proches de la littérature qu’un article de Voici ou de Paris-Match. Conséquence comique de cet engouement, la multiplication des fausses autobiographies. Quelques exemples au hasard. En 2004, c’est le scandale J. T. Leroy, auteur mystérieux d’un livre trash racontant une enfance à faire pâlir Dickens, auprès d’une mère junkie et prostituée. Après avoir suscité l’enthousiasme et inspiré au cinéma Le livre de Jérémie ( Asia Argento), la vérité éclate : l’écrivain écorché vif est en fait une femme toute tranquille dans la vie de laquelle le seul événement marquant serait l’opprobre publique, conséquence de son mensonge. Récemment, un autre film, également adapté d’une fausse histoire vraie, Survivre avec les loups, a démontré que le succès du récit était proportionnel à son invraisemblance, avalisé, bien sûr, par le sceau de la réalité. Dernièrement, le site rue89 publiait une supercherie supplémentaire qui, après avoir tiré les larmes du public, déchaîne à présent une haine équivalente. Et c’est cela, finalement, qui frappe le plus, cette violence réactive, ce besoin de brûler ce qu’on a adoré. Se débarrasserait-on aussi vite de Proust si on apprenait qu’il ne s’était pas longtemps couché de bonne heure ? De Van Gogh, s’il ne s’était pas authentiquement coupé l’oreille avant de peindre son fameux auto-portrait (à l’oreille coupée) ? La question mérite d’être posée, parce qu’elle renseigne sur les motivations réelles des éditeurs / producteurs, qui publient ces récits avant tout pour flatter le voyeurisme du public.

Photo : Le faussaire : Richard Gere incarne un écrivain tenté de tordre la réalité pour vendre son livre. En exergue : Pourquoi laisser la vérité gâcher une bonne histoire ?

Toucher pour exister

« … des images de carnage belles comme des images de fiction, l’émotion du réel en plus. » Extrait du Monde.fr, Jean-Luc Douin, 11/04/08.

Cette citation, à propos du documentaire The War, résume très précisément la confusion croissante entre documentaire et fiction, et la mode actuelle de la substitution. Redacted, dernier film de Brian De Palma, est une fiction élaborée à partir de documents amateurs postés sur internet. The road to Guantanamo de Michael Winterbottom se fonde également sur le même principe, un cinéma du réel, tourné caméra sur épaule, saturé d’images d’archives, basé sur des faits réels. D’un autre côté, pour capter l’attention, les documentaires sont à l’affut de sujets romanesques, de vies flamboyantes, mouvementées, aventureuses, de tragédies, d’épopées. Entre les deux, l’émergence d’un genre nouveau, qui reprend le meilleur de l’un et de l’autre : le docufiction, dont le plus marquant reste à ce jour, en Belgique, Bye bye Belgium.

Pour être parfaitement cynique, on pourrait se réjouir que le documentaire assume enfin ouvertement sa partialité, son désir secret de susciter l’émotion, quand sa mission informative se révèle ennuyeuse, impopulaire. Et se féliciter que des valeurs aussi obsolètes que la rigueur, la modération et l’honnêteté plombent de moins en moins la société du spectacle.