Il arrive que mon travail de rédactrice pour la médiathèque contrevienne à certaines de mes habitudes. Oh ! intérieurement rien de grave, quelque disposition sans gravité, un comportement de routine, établi au fil des années, à mi-chemin entre préférence et inertie. Par exemple, ceci : voir un film pour lequel je n’ai, a priori, aucune affinité. Appréhension rarement confirmée : les déceptions effectives sont naturellement plus rares et moins marquantes que leur contraire, le ravissement de l’inattendu, la joie d’être détrompée. Je pense toutefois que cette légère violence à l’encontre de ce que je crois aimer, comme dans tout autre domaine de l’existence qu’il m’incombe de découvrir, je l’aurais éprouvée sans le concours de la médiathèque. Après tout, sur quoi peut-on se fonder pour évaluer l’intérêt potentiel d’une œuvre ? Sur la critique, la rumeur, les noms, les images ? Sur soi-même ? Un désir, une humeur : jamais rien de solide.
Me contrarie davantage l’obligation de revoir un film – surtout apprécié. Par superstition autant que par déférence, j’ai toujours évité de soumettre à la reprise mes éblouissements. Quitte à rester sur ma faim. Quant aux expériences moins mémorables, fades ou distrayantes, la réitération risque de les éteindre tout à fait, de les associer désormais à l’ennui plutôt qu’à un « bon moment ». Pour cette raison, je ne possède pas de dvd, même si, d’évidence, j’ai tout ce qu’il me faut à la médiathèque (de nombreux collègues ont une impressionnante collection privée de média). La mémoire me suffit. Ce que j’aime, je le « possède » intérieurement. Là le film passe et repasse, en désordre, modifié, subjectif. Bien sûr, pour le travail, je pourrais écrire sur ce fonds intime, oser l’imprécision, risquer l’ellipse, le refoulement… D’autant qu’entre la diffusion au cinéma et l’édition du dvd, il n’y a qu’un écart d’à peine quelques mois. Justement, c’est un problème supplémentaire. Sur ce blog, profitant du surcroît d’inspiration qu’offre l’enthousiasme ou le trouble, je m’empresse de rédiger mes premières impressions … Ce commentaire primal, rapide et éphémère, modifie mon jugement, ou le pérennise, je ne sais pas. L’écriture fige, c’est certain, ancre le sentiment, empêche son évolution naturelle. Ce phénomène, qui relève de l’auto-persuasion, va au-delà de la simple complaisance, puisqu’une fois le texte écrit (publié) je n’y retourne plus. J’oublie. De sorte que, six mois plus tard, lorsqu’on me propose une reprise, je me sens obligée, par souci d’honnêteté, de revoir le film. Et cela me sidère. Non le film en tant que tel, mais la façon dont je le « redécouvre » – c’est-à-dire exactement comme la première fois. Je ne vois pas le film, je le (re)vis. Il me semble qu’une brèche s’ouvre dans le temps qui me ramène six mois en arrière. C’est extrêmement ennuyeux : je me rends compte que je ne regarde plus le film sur l’écran, mais en moi-même, sur un écran interne qui s’interpose. Sans doute la première expérience est-elle encore trop fraîche pour que je puisse m’en abstraire, susciter un regard neuf, critique, mais surtout, je le sais, l’écrit l’a pétrifiée dans mon esprit, et m’empêche comme un sortilège d’éprouver des sensations neuves.