Arrêt sur images

« Lorsque la conscience fait l’objet d’une exploitation industrielle systématique, l’amour de soi est détruit. »

« Une image n’atteint le spectateur que dans la mesure où il la projette, c’est-à-dire où il l’attend. Et pourtant, pour qu’il s’en trouve affecté, l’image qu’il attend doit le surprendre, c’est-à-dire être pour lui inattendue… »

Bernard Stiegler, De la misère symbolique.

Irais-je jusqu’à prétendre que la télévision ne devient intéressante qu’à partir du moment où on la voit sans la regarder ? N’étant plus abonnée au câble depuis des années, je ne peux me prévaloir d’un rapport direct avec ce média, sans pour autant lui être totalement étrangère. Il subsiste un attachement qui remonte à l’enfance et à l’adolescence, mais cette relation lointaine et, à l’époque déjà limitée, n’a pas valeur de culture télévisuelle. Par contre, pour nuancer, mon temps de cerveau disponible a fâcheusement tendance à s’évider devant un écran d’ordinateur… Justement, l’un mis dans l’autre résulte en une certaine addiction, comparable, j’imagine, à celle qu’induit un usage intensif de la télévision, pour un site – c’est un comble – consacré à la critique des médias. Il s’agit d’Arrêt sur images, autrefois diffusé à la télévision, sur la Cinq, et transféré sur le net après suppression en 2007.

Fondé par Daniel Schneidermann, Arrêt sur images propose une relecture régulière des discours qui « font » l’actualité (des médias français essentiellement) : photos, reportages, documentaires, articles, interviews, etc. Ces analyses prennent la forme d’articles quotidiens et d’émissions hebdomadaires, dont la principale, Arrêt sur images, est dirigée par Daniel Schneidermann en personne. L’avantage d’une diffusion internet est qu’elle n’est pas tributaire d’un horaire, les archives restant bien sûr toujours disponibles.

Il s’agit donc d’un débat centré sur un sujet d’actualité. Subtilité : on ne discute pas de l’information en tant que telle, mais de la façon dont elle est rapportée par les médias. Quelques exemples récents : twitter  comme première source d’information des journalistes lors des émeutes qui ont succédé  à l’élection d’Ahmadinejad en Iran ; les critiques adressées à Yann Arthus-Bertrand quant au financement de son documentaire Home par le groupe Pinault Printemps Redoute ; le trucage des photos de presse suite au prix Paris Match récompensant un faux reportage vrai canular d’étudiants. Je garde en mémoire la venue d’Alain Finkielkraut, invité à défendre son rejet radical d’internet. A noter la qualité des commentaires sur le forum qui, après ce mémorable affrontement, ont généré un passionnant décorticage du discours même de Finkielfraut. En effet, le philosophe s’ingénie à se référer, dans sa critique d’internet, à la « raréfaction du discours » telle que l’a théorisée Foucault. Un internaute s’applique à démontrer l’abus que représente cet argument en ce qu’il contredit fondamentalement la démarche intellectuelle de son auteur.  La dynamique du forum reflète celle du débat.

Il y aurait énormément à dire sur ces émissions, toujours très riches, brillamment menées par Daniel Schneidermann, qui, cordial et décontracté, malicieux, caustique, grave, drôle, apparaît comme ce qu’un homme de « télévision » peut offrir de mieux en matière d’élégance intellectuelle. Surtout, c’est là un travail sur les contenus, les discours, les images – indispensable aujourd’hui pour décrypter le monde tel qu’on nous le présente, affiner le regard que l’on porte ensuite sur l’information. A une moindre échelle, la version écrite du site propose des compte-rendus critiques d’articles de presse qui comparent, analysent, ironisent (par exemple l’interview de Frédéric Mitterand parue dans Match : un régal de connivence entre média et politique). Je serais presque tentée de dire qu’Arrêt sur image fait seulement du vrai travail de journaliste. A côté de l’émission principale s’en trouvent deux autres, de mon point de vue moins intéressantes. La ligne jaune : présenté par Guy Birenbaum, le programme sonde « la ligne jaune (mince) entre le dicible et l’indicible, entre le solide et l’invérifié, entre le lieu commun et le tabou.». La qualité ici dépend du thème, des invités…  Enfin une émission littéraire, Dans le texte, sur laquelle je ne me prononce pas. Invités exceptionnels (je pense à Pierre Michon) mais présentatrice insupportable (avis personnel).

Arrêt sur images est certes un site payant (3 euros/mois ou 30 euros/an, 12 euros pour les étudiants et les précaires) : c’est très bien. En parlant de médias subordonnés au pouvoir (sous toutes ses formes), les sites payants comme celui-ci, ou encore Médiapart (Edwy Plenel), sont la garantie d’une information indépendante. Pas d’annonceurs à satisfaire, pas d’autocensure pour devancer l’ire des politiques. Et un contenu réellement à la hauteur.

Le site d’Arrêt sur images.

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Psy en série, entre néant et désir.

A de multiples niveaux, psychologie et cinéma sont en constante interférence. Disparate et suffisamment galvaudée,  cette flagrante affinité  se manifeste, entre autres,  dans la construction des personnages, le jeu des acteurs, les abécédaires  freudiens  sulfureux et infantiles, et surtout,  dans l’état comateux qui est celui du spectateur captif de la fiction, envoûté et vulnérable devant l’écran. N’étant pas moi-même une adepte du divan – en tout cas pas à cet effet – je n’ai pas d’attirance particulière pour l’étalage de tripes – expression empruntée au regretté Witkiewicz, lequel s’adonnait  toutefois à l’analyse avec autant de  hargne que de perversité. Par ailleurs, il fut un temps (en réalité pas si éloigné) où je regardais avec une triste assiduité des  séries comme Carnivale, les Sopranos, Six feet under, etc. Leur travail sur la durée me réconfortait, j’appréciais la compagnie de personnages inventés, leur familiarité factice, le mûrissement et le pourrissement d’êtres sans conséquence… Ces agréables substituts de société se sont achevés les uns après les autres et ceux qui leur ont succédés ne m’attiraient plus. Ensuite, j’ai pu me persuader qu’il y avait peut-être une vie après les séries, d’autres amis à se faire – dans les romans par exemple. Récemment j’y suis distraitement revenue, sans désir particulier mais avec une vague curiosité.  Il se trouve que la série In Treatment offre  un intrigant défi : bâtir une fiction  sur le seul face-à-face du psy et de son patient. Le format est donc le suivant : quatre patients au total, répartis sur quatre jours, la cinquième séance étant dévolue au thérapeute – l‘analyste analysé. Au début ça fonctionne bien. On découvre ce petit monde de la souffrance non-assumée, des cas d’école clairs et lisibles – la nymphomane, le militaire, l’ado et le couple en conflit. Comme de juste, le psy n’est pas le moins névrosé… Des fictions réduites au discours, sans diversion, sans découpage, voilà ce qui me captive: le langage comme support unique de l’image et de l’intrigue.  Malheureusement, dès la seconde semaine, la banalité des personnages et leurs émotions stéréotypées entraînent tout ce beau travail  dans une trivialité de roman-photo. Le psy déçoit très vite, en ce qu’il s’avère incapable de tenir ses patients à distance, et comme souvent dans les séries américaines, la plastique des acteurs leur ôte tout caractère. Tout cela tombe assez bas, finalement. On reste à la surface, pire, dans le conventionnel. L’espace mental que la thérapie pourrait déployer de mille façons, en profondeur ou en imagination, ressasse les clichés comme d’autres leurs angoisses. Pourtant, s’il est un élément qui surnage encore de ce magma psycho-affectif, c’est l’érotisme, que le verbe contient et enrobe de volupté, comme nulle image désormais ne peut plus le faire. Narrations explicites, sublimées par les mots, par la voix, hors-champ infernal pour le thérapeute,  qui se tortille comiquement sur son fauteuil pendant que sa splendide patiente lui expose en détails, avec une gourmandise manifeste, le récit de ses aventures et de son intimité sexuelle, non sans chercher à l’allumer, paupières mi-closes, savourant l’émoi visible de l’homme qui lui fait face. Preuve que l’érotisme est surtout une affaire d’imagination… C’est le triomphe du verbe créateur, brûlant aiguillon du désir, source des plus vives représentations mentales. Exceptionnelles, ces séquences ne suffisent pas à sauver la mascarade, et la platitude des situations est d’un ennui désolant.

In Treatment (En analyse), avec Gabriel Byrne – saison 1 – HBO

L’Amérique en 24 épisodes

Cet été, France Culture propose une série sur les séries. L’Amérique en 24 épisodes diffuse quotidiennement une histoire de la fiction télévisée, et c’est, chaque jour de la semaine, trente minutes de chroniques, nostalgie, analyses et extraits sonores, dans une ambiance décontractée voire déconcertante (pour ceux que le simple nom de ‘France Culture’ fait bâiller, l’émission est vraiment très vivante, ni scolaire ni intello…). Naissance de mythologies nouvelles.

Entre cinéma et télévision, la série semble occuper une position ingrate, méprisée ou méconnue, cible facile parce que populaire. Mais pourquoi tenter de la juger par rapport au cinéma, sans la dissocier de la télévision ? C’est un genre à part. D’ailleurs, elle s’enracine davantage dans la tradition du roman (cf les « feuilletonistes » Dumas, Sue, et même Balzac…) que dans tout autre forme d’art audiovisuel, parce qu’elle est avant tout une merveilleuse façon de raconter des histoires. Longuement, rêveusement, en détails, en disgressions, en tiroirs – le nombre d’épisodes multiplie ses moyens. Elle suscite d’autant plus de discussions, débats, commentaires, extrapolations, que sa durée et sa fragmentation lui confèrent un aspect participatif unique.

L’Amérique en 24 épisodes s’écoute à la radio. Il y a beaucoup à entendre, à apprendre, autant sur l’histoire que sur l’esthétique de ce genre particulier. Des invités, spécialistes et passionnés, des archives sonores, des musiques, des citations : tels sont les ingrédients d’un feuilleton aussi captivant qu’instructif. On redécouvre avec bonheur les séries cultes comme La Quatrième Dimension ou Alfred Hitchcock présente, d’autres moins connues, qui, cependant, sont à l’origine des plus grands succès actuels. Mis en évidence, les liens étroits qui relient le scénario à l’actualité d’une époque font réfléchir au contenu des séries actuelles, au portrait qu’elles livrent de nous.

Les émissions sont disponibles à l’écoute sur le site de France Culture, depuis une semaine.

Quant aux séries, on peut bien sûr les visionner en dvd.

Ma sélection personnelle :

Les Soprano, David Chase

Six Feet Under, Allan Ball

Rome, John Milius, William Macdonald, Bruno Heller

The Wire, David Simon

Carnivale, Daniel Knauf

Twin Peaks, David Lynch

X-Files, Chris Carter